Écouter les soignants pour mieux comprendre leur souffrance - Objectif Soins & Management n° 0287 du 07/07/2022 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0287 du 07/07/2022

 

Enquête

ACTUALITÉS

Claire Pourprix

  

L’Espace de réflexion éthique d’Île-de-France a publié une enquête sur les « Vécus et analyses de professionnels du soin et de l’accompagnement » lors de la première vague de la Covid-19. Ce « document repère » est le numéro 3 de la série « Pendant la pandémie et après », un ensemble de travaux menés dans le cadre de l’Observatoire Covid-19, éthique et société, créé dès le 11 mars 2020 sous l’impulsion de son directeur, Emmanuel Hirsch.

« J’ai peur, je suis fatiguée », témoigne une agent d’entretien. « On a l’impression qu’on a été un peu abusé », raconte une aide-soignante. « J’ai compris pourquoi je me levais tous les jours », confie une assistante sociale. « La souffrance des soignants, c’est quelque chose qu’on a complètement oubliée », déplore une sage-femme... 38 professionnels du soin et de l’accompagnement ont participé à l’enquête de l’Espace de réflexion éthique d’Île-de-France*, au travers d’entretiens menés entre mars et octobre 2020. Son objectif ? Contribuer à une « réflexion sur les activités de soin et d’accompagnement dans le but de réfléchir aux conditions de leur amélioration », en essayant d’en savoir plus sur ce qu’on nomme « la souffrance des soignants ». Avec comme intuition que ce « leitmotiv de la "souffrance des soignants" pouvait paradoxalement faire écran à la compréhension et à la reconnaissance des vécus, des convictions, des réflexions des professionnels sur le terrain ». En corollaire, l’étude visait aussi à échanger avec les professionnels sur la manière dont ils conçoivent leur fonction sociale et jugent les représentations que s’en font les institutions et la société civile.

Difficultés exacerbées par la crise et inédites

Le document, entrecoupé de prises de paroles de spécialistes, rapporte et analyse les témoignages des professionnels, retranscrits par grandes thématiques. Il s’intéresse aux difficultés exacerbées par la crise, à commencer par le manque de moyens matériels et de personnel : faute d’équipements de protection, nombre de professionnels ont été contaminés et n’ont pas pu protéger les patients. Face à des injonctions contradictoires, le sentiment de mal faire son travail a pu se renforcer, et nombre de soignants ont dû faire face à des dilemmes éthiques : choisir entre protéger leur entourage et/ou leurs patients ou personnes accompagnées, parfois avoir à « trier » les patients faute de ressources suffisantes pour tous. L’enquête rapporte aussi des situations très contrastées en ce qui concerne la solidarité dans les services, le soutien et le dialogue, avec parfois un « retour au collectif » ou au contraire un regain de tension, notamment entre soignants et administratifs, soignants et médecins, envers l’encadrement, les personnes en arrêt maladie ou encore entre professionnels s’occupant de « patients Covid » et les autres. Il évoque aussi les failles de la formation et de l’encadrement, dans un contexte de réorganisation des services en urgence ; les professionnels sont nombreux à regretter le peu de place laissé à leur créativité, la formation étant souvent focalisée sur les compétences techniques, au détriment des dimensions éthiques et relationnelles.

Le chapitre dédié aux « difficultés inédites » évoque notamment la confrontation à la mort, brutale et en grand nombre. La restriction des visites a également été un véritable casse-tête, et leur interdiction a été vécue par beaucoup de soignants comme contraire à leurs valeurs fondamentales.

Reconnaissance et marques de reconnaissance

Les enjeux de reconnaissance, sous-jacents aux difficultés récurrentes ou inédites, sont au cœur de la souffrance. Parmi les griefs cités figure le sentiment d’être interchangeables, relégués à des fonctions d’exécution d’ordres, même si ceux-ci ne leur semblent pas cohérents ou justifiés. « Une infirmière que j’avais dans mon unité m’a dit : "Madame, ma cadre m’a demandé d’aller en réani­mation mais j’en ai jamais fait. Elle me dit que c’est pas compliqué, qu’on a une formation…" Et je lui dis : "Mais vous êtes en droit de refuser !" Elle était mais traumatisée ! », raconte une cadre de santé.
Ce manque de reconnaissance peut aussi exister à l’encontre des personnes en arrêt maladie, parfois suspectées de désertion. Dans ce métier de soignant, il existe un « impératif de se montrer résistant, adaptable à toute épreuve (…). Or, la difficulté à exprimer et reconnaître sa propre vulnérabilité peut constituer le signal d’une difficulté à reconnaître et recevoir celle des autres. À l’extrême, le professionnel malade de son travail pourra chercher à se protéger en adoptant une attitude de détachement et de froideur émotionnelle. Ce qui constitue un des critères du syndrome d’épuisement professionnel ou burn-out », analysent les auteurs. Le manque de reconnaissance est sans doute aussi lié à une méconnaissance du métier de soignant, voire même à l’absence de considération des spécificités des métiers au sein des établissements, particulièrement ressentie par les personnels administratifs.

L’enquête interroge aussi la manière dont les soignants réagissent aux marques de reconnaissance ainsi qu’au mouvement d’héroïsation symbolisé par les applaudissements lors du premier confinement. « Il convient d’insister sur les fortes émotions qu’a suscitées cette question chez les personnes interrogées. C’est souvent à ce moment de l’entretien que la colère, la tristesse, la fierté ou la gêne devenaient les plus perceptibles », soulignent les auteurs. Les professionnels affichent des opinions très divisées : certains l’ont appréciée, comme une "récompense méritée", d’autres pointent l’insincérité et l’opportunisme de cette héroïsation, son caractère sélectif et inégal, voire même disproportionné et inapproprié. Une psychologue d’un hôpital public analyse ce phénomène : Les héros ne demandent rien, n’ont pas peur, n’ont pas mal, n’ont pas le droit de souffrir. "Soigne-moi et tais-toi". Je trouve ça très dan­gereux. Du coup, les soignants ont toutes les peines du monde à s’autoriser à dire "Je souffre". »

D’après les auteurs du rapport, la question de l’héroïsation fait « apparaître un désaccord et une hésitation parmi les professionnels interrogés sur ce que sont les métiers du soin : certains assument que ces métiers exigent de celles et ceux qui les exercent qu’ils aillent au-delà de leurs obligations professionnelles, en puisant dans leur temps personnel, leurs affects, éventuellement leurs ressources corporelles ; d’autres tiennent à rappeler que leur métier n’est qu’un métier (…). »

Autant d’éléments qui nourrissent la réflexion sur la « souffrance éthique », un concept qui renvoie à la détresse d’une personne qui « dans l’exercice de son métier, accomplit, suivant des règles ou des objectifs qu’elle se sent obligée de suivre, des actes qu’elle réprouve moralement ».