La professionnalisation du cadre de santé formateur - Objectif Soins & Management n° 0287 du 07/07/2022 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0287 du 07/07/2022

 

ÉCRITS PROFESSIONNELS

Roxane Planzi    Yannick Moszyk  

Cadre de santé formateur, IFSI Paul Guiraud, Villejuif
**Cadre supérieur de santé, Villejuif
***Les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d'intérêt.

Récemment nommée à un poste de faisant-fonction de cadre formateur, une jeune infirmière témoigne de sa prise de fonction. Entre craintes et enthousiasme, elle apprend peu à peu à tenir ce rôle et développe de nouvelles compétences au contact de ses pairs et des étudiants. Une professionnalisation « de terrain » qu’elle souhaite à présent compléter par une formation de cadre formateur.

Jeune infirmière, j’ai été projetée après trois ans d’exercice vers le poste de faisant-fonction cadre de santé formateur au sein d’un institut de formation en soins infirmiers. L’association d’une profonde passion pour l’enseignement et l’envie d’évoluer dans mes compétences ont porté ce projet. J’avais pour autant des inquiétudes marquées relatives à la durée de mon expérience professionnelle et l’arrivée à un poste de faisant-fonction. L’absence de formation de cadre de santé provoquait chez moi une crainte quant à un manque de savoirs et à ma légitimité auprès de mes collègues et des futurs étudiants que j’allais accompagner dans leur formation. Cependant, j’ai développé tout au long de ces premiers mois de nouvelles compétences et j’ai commencé à construire, à ma manière, ma posture de cadre formateur. C’est ce processus de professionnalisation que je souhaite à présent interroger et analyser pour comprendre ce qui a pu se transformer dans cette nouvelle identité professionnelle.

Régresser pour mieux changer

Lors de mes premières semaines d’exercice, je m’interrogeais sur les façons de se professionnaliser sans prendre conscience personnellement des changements posturaux qui s’opéraient en moi. Le professeur en sociologie de l’éducation Raymond Bourdoncle évoque trois étapes contributives de cette mutation : « la sensibilisation des étudiants, la professionnalisation des stagiaires et la formation continue »(1). Même si j’étais déjà professionnelle, j’ai ressenti ces éléments comme concourant à mon évolution. Régressant à un niveau d’apprenant, j’ai appris à exploiter différemment des capacités que j’avais en tant qu’infirmière et à en faire naître de nouvelles. Cette étape a été essentielle pour m’approprier une nouvelle identité qui n’était pas encore celle d’une véritable cadre formatrice. J’étais plutôt, comme le rappelle R. Bourdoncle, une sorte de stagiaire qui puisait ses ressources à la fois dans son expérience passée et dans l’observation des uns et des autres, jusqu’à me sentir enfin professionnelle novice.

Ce statut précaire m’a permis de mieux comprendre ce qui pouvait être généré par mes nouvelles pratiques et leur rôle dans le processus de professionnalisation que je commençais à vivre. D’après R. Bourdoncle, ce dernier serait d’abord initié par une période de formation où le professionnel étudie dans un lieu donné afin d’acquérir des savoirs et être sensibilisé à la réalité de sa profession. Ainsi, dans la situation d’une personne prenant un poste en tant que « faisant-fonction », cette étape de formation est absente et nous pouvons envisager que cela représente une difficulté pour le professionnel en devenir. Dans mon cas, ne pas avoir suivi de formation dans une école de cadres de santé induisait un complexe. Néanmoins, cette phase « préprofessionnelle » m’apparaît aujourd’hui comme une base du processus de professionnalisation.

Aujourd’hui, la position de faisant-fonction n’est pas rare, et ne concerne pas uniquement le métier de cadre de santé. Différents professionnels exercent ainsi une fonction pour laquelle ils n’ont pas reçu de formation initiale. Il est alors intéressant de s’interroger sur les autres processus qui permettent la professionnalisation. En reprenant l’expérience de ma transformation identitaire, je peux à présent les décrire.

À la découverte du terrain

L’expérience de terrain est un processus de professionnalisation qui peut s’assimiler à « l’expérience directe [que la personne stagiaire] fait et à laquelle elle doit s’adapter »(1). Il s’agit d’un double processus d’acquisition : « celui de savoirs, savoir-faire, savoir-être professionnels en situation, et celui d’une identité qui se construit progressivement par identification au rôle professionnel »(1). C’est un peu ce que j’ai vécu quand, lors de réunions, je me suis présentée par mes nouvelles fonctions. Endosser ce titre m’a conféré un nouveau positionnement lié à mon identité et à mon rôle professionnel. Puis, en me plongeant directement au sein de la réalité de cadre de santé formateur, j’ai pu vivre cette fonction et me l’approprier autrement que par la formation initiale. L’absence de cette dernière n’a en conséquence pas été un frein à cette construction.

De plus, le tutorat mis en place à mon arrivée a aidé à une prise de fonction en douceur. Cela m’a permis de me concentrer sur l’animation de cours et la maîtrise des logiciels couramment utilisés. J’ai ainsi commencé à acquérir les multiples savoirs et savoir-faire nécessaires à ma nouvelle profession. Par les discussions avec mes collègues plus expérimentés, j’ai pu saisir leurs procédés d’animation, leurs méthodes pédagogiques et leur positionnement vis-à-vis des étudiants. L’étape difficile a été de passer de la position d’observateur à celle d’acteur. Bien plus qu’à l’animation, j’ai dû alors m’intéresser à la conception de contenus pédagogiques. Rafraîchir mes connaissances et envisager mes propres méthodes d’animation a renforcé ma professionnalisation.

Dans ce cadre, plusieurs éléments me préoccupaient : ma posture professionnelle et mon positionnement qui étaient fragiles. J’étais une jeune infirmière tant par mon expérience que par mon âge, sans formation de management, qui allait se positionner comme enseignante. Ce contexte mettait à mal intérieurement ma propre légitimité. Cette pression que j’ai ressentie était également liée à ma volonté que mes premiers cours soient « parfaits ». Je me refusais toute erreur car je souhaitais faire mes preuves – d’une part auprès de ma direction et de mes collègues qui avaient placé leur confiance en moi, d’autre part auprès des étudiants. À mes yeux, le premier contact avec eux était primordial. Je me devais de montrer à la fois ma maîtrise du sujet et une aisance dans l’animation afin d’intéresser les étudiants. En réalité, je cherchais intuitivement à construire mon identité professionnelle et à la rendre perceptible par les professionnels et les étudiants autour de moi, dans l’objectif d’être acceptée et reconnue dans mes nouvelles fonctions.

Évoluer au contact des autres

Ce consentement des autres me renvoyait au concept de socialisation professionnelle qui, selon le sociologue Robert King Merton, s’apparente à un processus « par lequel les gens acquièrent sélectivement les valeurs et attitudes, les intérêts capacités et savoirs […] qui [ont] cours dans les groupes dont ils sont ou cherchent à devenir membres »(1). D’une manière similaire, c’est en approfondissant les contacts et les relations professionnelles avec mes collègues que j’ai pris conscience des valeurs, postures et compétences que je devais acquérir ; un peu comme si je tentais de m’approprier les us et coutumes d’une nouvelle culture en échangeant avec les membres de sa communauté. Rejoindre cette organisation et côtoyer des professionnels qui disposaient de la fonction que je souhaitais atteindre m’ont placée dans un espace favorable à l’acquisition de savoirs et savoir-faire – un espace de transformation.

D’une certaine façon, il s’agissait d’une sorte de formation qui avait pris forme à mon arrivée et se poursuivait, me permettant d’apprendre à m’ajuster durablement à mon début de carrière professionnelle. Ce changement s’opère encore actuellement. Par exemple, alors que j’avais initialement besoin d’heures de préparation pour ne serait-ce qu’animer un cours, j’ai gagné en rapidité et en efficacité dans l’exercice de mes fonctions du fait, d’une part, que j’avais un peu plus confiance en moi, et d’autre part car je maîtrisais mieux mon environnement, mes techniques pédagogiques et mes outils de travail.

J’ai parallèlement dû apprendre à lâcher prise sur ma volonté d’anticiper en permanence, car elle n’était pas toujours viable au vu de la réalité du terrain. Cela a été notamment le cas lors du remplacement imprévu d’un collègue. Cette situation fut dans un premier temps très angoissante, mais dans le processus de professionnalisation que j’ai vécu, elle a renforcé mon adaptabilité et ma souplesse face à des situations imprévues. Aujourd’hui, lorsque je tente de prendre du recul sur ces derniers mois, j’ai bien conscience des évolutions qui ont survenu dans ma manière d’assurer mes fonctions entre le premier jour et ces dernières semaines.

Une relation pédagogique fondée sur l’accompagnement

L’acquisition de nouvelles compétences et d’une nouvelle culture de travail prend encore de l’ampleur dans mes fonctions. Je gagne continuellement en aisance dans mes activités malgré le rythme qui s’accélère en parallèle. À mes yeux, le tournant a eu lieu lorsque j’ai pris la coordination d’une promotion d’élèves aides-soignants. Ce que je pouvais percevoir du rôle de cadre formateur a alors pris de nouvelles dimensions. Moins concentrée sur mes méthodes et postures, j’ai pu m’intéresser à la relation pédagogique pour comprendre qu’il existait des liens entre les étudiants que je formais et moi-même. Chacun de notre côté, nous expérimentions des découvertes, des régressions et de nouvelles acquisitions ; toutefois, mon positionnement impliquait une certaine responsabilité vis-à-vis d’eux : celle de les mener vers une nouvelle profession, alors même que j’allais moi-même vers d’autres attendus professionnels. Je mesure à présent que la fonction de cadre de santé a pour essence de porter des personnes et de les accompagner dans leur développement professionnel.

Le devenir professionnel

Le développement professionnel semble synonyme de celui de professionnalisation. Il se définit comme « le processus d’évolution de la personne au cours de sa carrière »(1). Ce continuum peut prendre la forme de dispositifs qui vont porter la professionnalisation d’un individu.

« Plusieurs travaux […] s’intéressent plus particulièrement à la façon dont l’organisation […], la présence d’un tiers […] ou encore l’investissement dans une activité peuvent faciliter l’apprentissage et le développement professionnel. »(2) C’est notamment le cas de la désignation d’un « référent » ou « tuteur » du nouveau professionnel arrivant. Celui-ci accompagne le professionnel en devenir dans l’identification et la maîtrise de ses fonctions et l’aide ainsi au processus de professionnalisation. À nouveau, j’ai expérimenté ce développement, d’une part en étant tutorée et d’autre part en devenant référente à mon tour d’un groupe d’étudiants. Je retrouve cet aspect de double positionnement tous les jours dans mon travail : je suis par moments apprenante, par moments cadre formateur, je jongle entre ma propre formation et celle de mes étudiants.

Conclusion

Au cours de ces derniers mois, j’ai éprouvé un processus de formation et de socialisation professionnelle qui ont concouru à ma propre professionnalisation. Pour Guy Le Boterf, expert en compétences, « La professionnalisation est au carrefour du sujet (son histoire et sa socialisation), des situations professionnelles qu’il a rencontrées et des situations et parcours de formation qu’il a suivis. »(2) Autrement dit, ce sont nos apprentissages théoriques, nos contacts avec autrui et notre expérience de situations professionnelles qui fondent ce processus.

Elle est liée également à un processus d’identification et d’acceptation par ses pairs. « Au quotidien, la professionnalisation se construit ainsi par et dans l’élaboration identitaire qui dépend d’une reconnaissance par les autres des compétences et des savoirs produits. »(2) C’est ce que j’ai pu traverser ces derniers temps ; cependant, après ces quelques mois en tant que faisant-fonction, je réalise que bien que j’aie su m’épanouir à ce poste et que je m’y sente légitime, je ne suis pas tout à fait cadre de santé formateur. Cette constatation, je la ressens intérieurement, elle n’est pas la conséquence d’une image que me renverraient mes collègues, bien au contraire. Elle est la résultante d’une réflexion et d’une prise de conscience sur ma propre professionnalisation, et de l’évaluation que je fais de mes propres atouts et manques.

En écrivant cet article, je réalise que l’une des prochaines étapes que je souhaite entreprendre dans le cadre de mon développement professionnel sera la formation complémentaire de cadre de santé. Expérimenter ce rôle en tant que faisant-fonction est une richesse qui m’a permis, d’une part, de confirmer mon projet professionnel et d’autre part, de percevoir un métier dont il est difficile, de l’extérieur, de déterminer les contours. Le rôle de cadre de santé formateur ne se limite pas à la création et à l’animation de cours, il est bien plus complexe et substantiel que cela. Il en est d’autant plus important, pour s’en saisir, d’allier les différents processus de professionnalisation en se formant et en l’expérimentant.

  • Notes
  • (1) Bourdoncle, Raymond. Autour des mots « Professionnalisation, formes et dispositifs ». Recherche et formation. 2000, n°35, pp. 117-132.
  • (2) Wittorski, Richard. Note de synthèse « La Professionnalisation ». Savoirs. 2008, n°17, pp. 11-36.

Yannick Moszyk

Roxane Planzi