La souffrance des soignants secoue l’éthique - Objectif Soins & Management n° 0287 du 07/07/2022 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0287 du 07/07/2022

 

Sur le terrain

DOSSIER

Propos recueillis par Anne Lise Favier

  

Le Pr Jean-Pierre Quenot est chef du service de médecine intensive-réanimation au CHU de Dijon et co-directeur de l’Espace de réflexion éthique de Bourgogne-Franche-Comté (EREBFC). Il décrypte pour nous la souffrance des soignants et les enjeux éthiques qui lui sont liés.

Pouvez-vous nous expliquer comment on définit la souffrance des soignants ?

La notion de souffrance est très variable selon le service dans lequel le soignant travaille. On la définit par le SEPS, c’est-à-dire le syndrome d’épuisement des professionnels de santé, qui concerne aussi bien les salariés de la fonction publique que ceux exerçant une activité libérale. Ce SEPS, un burnout spécifique du secteur de la santé, se définit selon trois caractéristiques principales : l’épuisement émotionnel, la perte de sens et de l’accomplissement de soi au travail ainsi que la déshumanisation dans la relation à l’autre : cela conduit parfois les soignants à se considérer comme maltraitants avec les patients et complètement démotivés face à la tâche qui leur incombe.

Quels sont les causes de ce burnout soignant ?

Elles sont multiples, mais on identifie globalement plusieurs facteurs de risque qui peuvent l’expliquer. Le premier d’entre eux dépend du soignant lui-même, de sa capacité à mobiliser ses ressources internes, de sa vie personnelle et de la manière dont il envisage son métier. Le second tient au travail lui-même : le stress inhérent à la prise en soin de patients qui présentent parfois des pathologies lourdes pouvant conduire au décès, avec quelquefois une identification à sa propre vie personnelle lorsqu’il s’agit notamment d’enfants malades. Le troisième concerne la charge de travail et l’organisation du service. S’ajoutent parfois à cela des problèmes relationnels au sein de l’équipe soignante et/ou avec l’encadrement et le management institutionnel. Tous ces facteurs de risques sont modifiables et doivent faire l’objet d’une véritable réflexion concernant l’amélioration de la qualité de vie au travail.

Est-ce un phénomène nouveau au niveau national ?

Pas vraiment. Cela remonte, je pense, à une vingtaine d’années ou presque, à l’époque où la T2A (tarification à l’activité) a mis en compétition les pôles, les structures de soins conduisant à une souffrance de l’ensemble des acteurs des établissements de santé. La crise sanitaire a été révélatrice d’une situation déjà latente : on parle effectivement beaucoup plus maintenant de la souffrance parmi les professionnels de santé, mais c’est un phénomène qui était déjà connu. C’est un peu comme le mouvement « Me too », qui a délié les langues : tout le monde savait, mais maintenant, on veut que ça se sache. D’autant qu’avec la crise sanitaire, les soignants ont été applaudis tous les soirs et, à revers, ils n’ont pas été reconnus. Le Ségur de la Santé n’a rien apporté, il a même mis de l’huile sur le feu, en revalorisant les infirmières, mais pas les aides-soignantes et avec des niveaux de rémunérations indécents au vu de la qualité du service rendu pour les patients.

Et puis, il reste toujours ce manque de considération, cette absence de communication : on décide puis on discute, c’est fait à l’envers. Le « lean management », dont l’objectif est l’optimisation des moyens, ne fonctionne pas dans le monde de la santé, car les soignants s’occupent de patients et non d’automobiles ! Globalement, le management a été catastrophique, parfois malveillant, en considérant que les soignants étaient multitâches, malléables d’un horaire à l’autre et d’un service à l’autre. Mais ça ne marche pas comme cela.

Qu’entraîne cette souffrance ?

Une désertion de l’hôpital, avec 15 000 soignants qui ont rendu leur blouse ; un absentéisme record, qui n’est plus remplacé et qui conduit à une fermeture de lits puis de services. Les soignants ne font plus leur travail dans de bonnes conditions et sont insatisfaits de leur prise en soin.

Existe-t-il des solutions pour faire marche arrière ?

Oui, et elles tiennent aux équipes d’une manière générale : se comporter au travail comme on se comporte dans sa vie personnelle, en acceptant les différences, les avis divergents, en axant un maximum les décisions sur la communication et en tenant compte des problèmes de terrain. Il faut un leader qui induise une culture d’établissement avec bienveillance, qui soit disponible, attentif et respectueux de son équipe. Il faut redonner du pouvoir aux soignants, sans que ce ne soit uniquement sanctuarisé au niveau de la direction des soins.

Tout cela passera par une reconnaissance de l’ensemble des acteurs du soin mais également de toutes celles et ceux qui permettent que le parcours des patients se déroule le mieux possible.

Une spécificité française ?

Le syndrome d’épuisement des professionnels de santé (SEPS) n’est pas une problématique propre à la France. Parmi les cinq facteurs de risque de souffrance, quatre dépendent effectivement de la culture et de la législation du pays, mais bien d’autres États sont également concernés par ce SEPS. On se souvient tous de cette infirmière italienne, épuisée, dormant sur son clavier d’ordinateur et de ces deux soignantes italiennes qui s’étaient suicidées au plus fort de la crise Covid.

D’après une note conjointe de l’Organisation mondiale de la santé et celle du travail*, dans les pays développés, entre 17 % et 32 % des agents de santé souffrent d’épuisement professionnel. Au niveau mondial, ce sont 63 % des agents de santé qui déclarent avoir subi une forme quelconque de violence sur leur lieu de travail. Les professions médicales sont plus exposées au risque de suicide dans toutes les régions du monde. Enfin, pendant la pandémie 23 % des agents de santé en première ligne à l’échelle mondiale ont souffert de dépression et d’anxiété, et 39 % d’insomnie.

Une étude de la Mayo Clinic menée sur dix ans a, quant à elle, cherché des solutions pour réduire le risque de SEPS. Elle a publié en 2017 neuf recommandations parmi lesquelles figurent la maîtrise du pouvoir du management, la culture de l’esprit de communauté au travail et la promotion de la flexibilité et de l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée.

*Prendre soin des soignants. Programmes nationaux de santé au travail pour les agents de santé, 2021. https://apps.who.int/iris/handle/10665/340699

Comprendre les enjeux éthiques

L’Espace de réflexion éthique de Bourgogne-Franche-Comté (EREBFC), dans sa mission Documentation portée par Marie-Elisabeth Maugan, chargée de mission, a publié une fiche portant sur les enjeux éthiques liés à la souffrance des soignants. Si la souffrance au travail – et plus particulièrement celle des soignants ou des professionnels autour du soin – est désormais bien étudiée, peu de recherches ont été menées sur les enjeux éthiques qui en découlent. L’EREBFC s’est ainsi interrogé selon trois axes :

- Quels enjeux éthiques pour le soignant souffrant en tant que tel ? Comment expliquer qu’un soignant prenne soin de la souffrance des autres mais ne sache pas repérer la sienne ? N’est-il pas antinomique de prendre en charge la souffrance des autres quand on souffre soi-même ?

- Quels enjeux éthiques pour le patient pris en charge par un professionnel du soin en souffrance ? Quelle qualité des soins pour les patients face à des soignants souffrants et un personnel réduit ?

- Quels enjeux éthiques pour notre société où cohabitent soignants souffrants et patients ? Quels coûts financiers en découlent ? Quelles propositions structurelles et intellectuelles peuvent aider à améliorer la qualité de vie au travail des soignants et la prise en charge des patients ?

Cette fiche Doc’éthique « La souffrance des soignants, quels enjeux éthiques ? » est disponible sur le site internet de l’EREBFC* avec en bonus : un ensemble de propositions de lectures sur la souffrance des soignants, une synthèse en français des 9 propositions de la Mayo Clinic pour les structures de soin, une synthèse de cette Doc’éthique, lisible en 5 minutes, facile à imprimer et à déposer en salle de pause ou salle d’attente pour alimenter les discussions en équipe**.

*http://www.erebfc.fr/blog/la-souffrance-des-soignants-quels-enjeux-ethiques/

**http://www.erebfc.fr/documentation/ressource/, thématique 8 « Le soignant face au patient », sous-thématique « Le soignant en souffrance ».

NB : L’EREBFC propose sur sa chaîne Youtube le replay d’un webinaire sur la souffrance des soignants qui a eu lieu le 24 mai dernier. Deux autres programmations sont d’ores et déjà prévues à l’automne et en 2023, ainsi qu’un colloque l’année prochaine, sur la même thématique.