Management des soins
DOSSIER
*Formatrice spécialisée en risques psychosociaux, prévention de l’épuisement professionnel, harcèlement moral et sexuel, addictions au travail
**L’auteure déclare ne pas avoir de lien d’intérêt
La thématique des risques psychosociaux prend de plus en plus d’ampleur dans les métiers du soin, notamment chez les cadres de santé. L’auteur propose d’aborder ce sujet sous l’angle de la prévention en proposant des plans d’action mis en place de façon collégiale, prenant en compte la dimension humaine et les innovations de la nouvelle loi « santé au travail » déployée depuis fin mars 2022 dans toutes les entreprises.
Les risques psychosociaux (RPS) sont en augmentation constante depuis plusieurs années et la crise du Covid-19 a renforcé cet état de fait dans les métiers du soin(1). Aujourd’hui, la prévention des risques professionnels, ainsi que la prise en compte de l’aspect humain au sein de toute entreprise, n’est plus une option mais une obligation réglementaire(2) (encadré 1). Il est donc important de comprendre les situations anxiogènes qui mènent aux RPS et au burnout, particulièrement dans les milieux de soins, d’en identifier les causes et les conséquences, d’explorer les modalités d’actions de prévention et de rechercher des pistes d’évolution concrètes.
Selon l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), les conditions de travail sont considérées comme les premiers facteurs de risques psychosociaux (figure 1). Près de la moitié des actifs français « doivent se dépêcher » dans le cadre de leur travail. Ils sont 30 % à avoir subi au moins un comportement hostile pendant les douze derniers mois, et 27 % à « devoir cacher leurs émotions »(3).
Si, pour les salariés de la fonction publique hospitalière (FHP), les causes de RPS sont identiques à celles des salariés d’autres secteurs, d’après les résultats de l’enquête de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares)(4), ils « demeurent les plus exposés à ces situations parmi l’ensemble des salariés » : contraintes de rythme, rythme imposé par un contrôle informatisé, nécessité de ne pas quitter son travail des yeux, etc.
En 2019, 43 % des professionnels de santé de la FHP sont confrontés à au moins trois contraintes de rythme, chiffre en légère augmentation depuis 2016 par rapport à 2013 (41 %). Dans ces métiers, la proportion d’agents devant s’interrompre pour effectuer une tâche non prévue (77 %) ou devant se dépêcher (63 %) est stable entre 2017 et 2019, mais nettement supérieure à celle d’autres professions (respectivement entre 63 % et 68 % et entre 36 % et 48 %)(4).
On note pour les professionnels de santé une explosion des RPS en 2020 et 2021, en lien avec la crise sanitaire pour laquelle ils ont été très impliqués(5).
L’INRS décrit trois principales sources de RPS : les violences externes (insultes, menaces, incivilités,…) et internes (harcèlement, conflits), le stress lié au déséquilibre entre les contraintes du travail et les ressources de la personne (figure 2).
Les facteurs de risques et les causes des RPS sont multifactoriels. Il s’agit d’une combinaison d’un grand nombre de variables individuelles, collectives, organisationnelles : intensité et temps de travail, exigences émotionnelles, manque d’autonomie, rapports sociaux au travail dégradés, conflits de valeurs, insécurité de la situation au travail. Les RPS sont les conséquences des conditions de travail, leur intensification étant considérée comme un des premiers facteurs de risque.
Il peut résulter de ces risques une multitude de pathologies, dont les maladies cardiovasculaires, les troubles musculosquelettiques, des signes d’anxiété, de dépression, d’épuisement professionnel, pouvant mener jusqu’au risque de suicide(3).
Les métiers du soin sont particulièrement touchés par les RPS du fait de l’engagement et de l’implication qu’ils demandent et de la souffrance vécue au quotidien.
Toutefois, ce sujet est parfois tabou à l’hôpital et une certaine confusion règne entre les causes, les symptômes, les dangers, les risques, les dimensions individuelles et collectives, les origines personnelles et professionnelles.
Les RPS dans les milieux du soin représentent des risques aigus entraînant des conséquences parfois irréversibles pour les soignants comme pour les patients. La période de pandémie que nous venons de vivre a accentué ces risques, en raison d’une souffrance accrue, des distanciations physiques nécessaires et du télétravail : 88 % des soignants pensent que la pandémie de la Covid-19 a exacerbé le sentiment d’épuisement et de surcharge(5).
Les cadres de santé constituent un groupe professionnel fragilisé dans le contexte actuel et particulièrement exposé aux RPS. Ils le sont en particulier du fait de la très forte augmentation de la productivité exigée, de l’intensification du travail, du sentiment de la qualité empêchée et des conflits de valeurs qui en découlent, des changements de structure et d’organisation du travail, de la flexibilité des horaires, de l’évolution constante des compétences attendues. L’ensemble de ces facteurs est à prendre en considération dans l’analyse des risques.
En effet, la flexibilité des horaires, les heures supplémentaires, le travail de nuit, la nécessité de travailler au-delà de la durée légale, l’obligation de faire face à des événements impromptus, le travail administratif de plus en plus envahissant, ont un impact sur la santé tant physique que psychologique des individus. Ils rendent difficile le respect de l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle. Écouter les messages du corps en lien avec la fatigue constitue donc une piste importante à identifier, pour laquelle les mesures de prévention sont à développer(6).
Concernant les compétences, elles sont constamment en développement, compte tenu de l’évolution des métiers du soin, de l’actualité, des progrès de la technologie, de la diversité des tâches, au-delà parfois du cœur de métier des cadres de santé. Au regard de ces exigences, les formations ne viennent pas toujours en temps et en heure. Dans ces conditions, nombre de cadres ont à cœur d’aller au-delà de leurs capacités, ne voulant pas « perdre la face ». Mais parfois là aussi, le corps réagit et adresse des messages d’alerte auxquels il faut apprendre à être attentif.
Un autre aspect à prendre en compte est l’addiction au travail ou workaholism, très fréquent chez les cadres de santé. Il s'agit d'une dépendance au travail qui s’apparente à d’autres comportements addictifs ou obsessionnels(7). Une étude de la Dares en 2016/2017(4) montre qu’un salarié sur trois déclare avoir des objectifs chiffrés à atteindre, notamment les hommes cadres, ce qui peut accroître le sentiment de pression.
Par ailleurs, les cadres de santé qui côtoient la souffrance sont attentifs au malheur d’autrui, ont une conscience sociale plus développée et sont donc plus sujets au développement d’un syndrome d’épuisement professionnel, aussi appelé burnout (encadré 2).
Les exigences émotionnelles touchent fortement les cadres de santé, constituant les premiers facteurs de risques pour cette population. Il n’est pas rare que ces professionnels aient à cacher leurs émotions. En effet, la relation avec le public demande une maîtrise émotionnelle importante. La répétition de cette exigence constitue un facteur de risque spécifique et peut les mener vers la dépression.
L’épuisement compassionnel et l’épuisement professionnel ou burnout sont parfois une même entité. Pour le chercheur Philippe Zawieja(8), « Le burnout est un processus d’installation lente alors que l’épuisement compassionnel serait d’installation plus rapide ». Pour l’auteure Carla Joinson(9) qui utilise ce terme dès 1992, l’épuisement compassionnel concerne plus particulièrement les personnels de soin, même si sa description reste proche de celle d’Herbert J. Freudenberger pour le burnout (encadré 2).
Charles R. Figley(10) s’est intéressé aux soignants et au développement du syndrome d’épuisement professionnel, dont il a déterminé onze variables (figure 3) : l’exposition à des victimes traumatiques, la capacité d’empathie, l’implication empathique, la réponse empathique, le sentiment d’efficacité et d’accomplissement, la distanciation ou désengagement, le stress compassionnel, la trop longue exposition (au trauma), les souvenirs traumatiques, les perturbations de vie(11). Il faut noter qu’une des grandes difficultés des personnels de soins est la confrontation à la souffrance, sans disposer d’outils efficaces pour la combattre.
Pour toutes ces raisons, il est nécessaire de se préoccuper de la prévention des risques professionnels, en particulier ceux concernant les cadres de santé, population en première ligne.
Pour que les pratiques managériales puissent agir sur les RPS, il est nécessaire de prendre en compte les causes profondes, de les analyser et les observer afin de pouvoir développer un véritable plan d’action avec la collaboration de tous. Il est donc essentiel de développer une approche collective : cadres de santé, personnel, comité social et économique, direction sont tous acteurs de la prévention, afin de mettre en place des actions pérennes, l’ensemble étant co-dirigé avec l’aide d’un regard extérieur. Se centrer sur les risques et sur l’individu permettra d’observer, d’analyser et d’agir de façon collégiale. Il s’agit à la fois de traiter la problématique de façon complète et d’envisager le développement de mesures de prévention primaire.
Un diagnostic de la situation, ainsi que des mesures présentant une dimension collective et une prise en considération individuelle, sont recommandés.
Après l’analyse des risques, la mise en place de mesures de prévention passe par une démarche collective, structurelle, et où chaque acteur de l’entreprise aura son rôle à jouer pour atteindre des résultats rapides. Ces actions demandent une analyse concrète des risques et le repérage de signes précurseurs avec des indicateurs tels que l’absentéisme, le taux de turn-over, le taux d’accidents de travail et de maladies professionnelles. Instituer des enquêtes, faire appel à des cabinets extérieurs, initier des groupes de travail font partie des axes à mettre en place.
Pour évaluer le risque de burnout, le test le plus pertinent est le Maslach Burnout Inventory (MBI)(12) qui décrit trois dimensions : l’épuisement professionnel, la déshumanisation et la diminution de l’accomplissement personnel au travail.
Les mesures préconisées pour lutter contre ces risques comprennent : la formation de la ligne managériale et des cadres sur la prévention des RPS, ainsi que l’élaboration d’un plan d’action avec des équipes pluridisciplinaires. Par ailleurs, une formation pour apprendre à gérer correctement l’empathie paraît souhaitable pour les professions d’aide ou de soin(13). Enfin, il faut noter qu’un accompagnement adapté lors d’un épuisement compassionnel peut permettre d’éviter un changement de poste, ce qui est plus rarement possible lors d’un burnout(13).
L’actualité nous a montré que certaines pratiques managériales agressives peuvent mener au harcèlement moral, notamment lorsque celui-ci est « institutionnalisé »(14). Il est donc nécessaire et urgent de revoir certaines de ces pratiques et de réaliser un travail de fond concernant les organisations de travail, afin de les adapter aux attentes actuelles des salariés. Ceci est possible en développant un management « bienveillant », de proximité, basé sur l’échange et la confiance, favorisant un climat de travail serein.
Concernant l’amélioration des conditions de travail et l’évolution des organisations, une réflexion menée de façon collégiale est pertinente, et porte ses fruits dans les entreprises qui ont pris cette orientation(15). Elle favorise également le questionnement sur les pratiques professionnelles.
L’équilibre vie professionnelle/vie privée est un aspect essentiel et pourtant, il est très souvent négligé.
En cas d’addiction au travail, la vie privée, les loisirs et la vie sociale n’ont plus aucune place. Lorsque le travail prend une place trop importante dans la vie d’un individu et que toutes les autres activités sont bannies, il est urgent de se faire accompagner pour retrouver le plaisir et l’envie de retrouver un équilibre de vie. Celui-ci peut être favorisé en étant à l’écoute de ses besoins et de son propre rythme, en tentant de placer le curseur de façon satisfaisante entre « ni trop », « ni trop peu », dans tous les domaines de la vie.
Les métiers du soin privilégient l’écoute d’autrui et ne favorisent pas la prise en compte de soi-même. Il est important d’être vigilant quant à sa propre santé, de prendre soin de soi afin de ne pas s’user professionnellement, ce qui entraîne des répercussions sur la vie privée.
Une des solutions est de prendre soin de soi en priorité, en prenant le temps de s’écouter suffisamment. Pour y parvenir, certaines entreprises, dont des établissements hospitaliers, expérimentent des méthodes afin que les salariés prennent un temps pour eux par des massages, des ateliers de méditation, des groupes d’échanges…, de l’écoute assurée par des psychologues, des plateformes dédiées, etc.
Ces actions donnent des résultats très positifs lorsqu’elles sont bien structurées et régulières. La régularité et la persévérance dans la mise en œuvre des actions préventives est une notion à prendre en compte pour obtenir des résultats.
Il paraît urgent de rendre opérationnel le Document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), de l’exploiter et de le déployer auprès des cadres de santé pour la compréhension des mesures de prévention, qui passe aussi par la formation des équipes (encadré 1).
En 2021, une entreprise sur deux (50 %) a été confrontée à un arrêt maladie dans le cadre des RPS, contre un tiers ces six dernières années(1). Il est temps de mener une réflexion approfondie, de mieux comprendre la situation des établissements hospitaliers et ceux des cadres de santé afin de réaliser un état des lieux et de rechercher des solutions concrètes et adaptées. Il est primordial de mettre en lumière la prévention des RPS et toutes les mesures concrètes qui en découlent afin de préserver en particulier les cadres de santé, pierre angulaire de ce type de démarche dans les institutions de soin.
Mettre en place une véritable culture de la prévention des RPS est un enjeu sociétal : cette démarche est à intégrer dans les relations sociales, elle doit faire l’objet d’un pilotage stratégique et d’une analyse des causes profondes de ces risques.
- Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail. Burnout : un guide pour prévenir le syndrome d’épuisement professionnel. 2015. http://www.anact.fr
- Keller F. Pratiquer la CNV au travail : la communication non violente, passeport pour réconcilier bien être et performance. InterEditions, 2018.
- Kikka. Je ne te pensais pas si fragile. Eyrolles, 2020.
La loi « santé au travail »*, initiée par Carole Grandjean et Charlotte Parmentier-Lecocq, votée le 2 août 2021 et mise en place le 31 mars 2022, se développe en 4 axes :
- renforcer la prévention au sein des entreprises et décloisonner la santé publique et la santé au travail ;
- définir l’offre de services à fournir par les services de prévention et de santé au travail aux entreprises et aux salariés, notamment en matière de prévention et d’accompagnement ;
- mieux accompagner certains publics, notamment vulnérables ou en situation de handicap, et lutter contre la désinsertion professionnelle ;
- réorganiser la gouvernance de la prévention et de la santé au travail.
Elle met en avant le Document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), obligatoire depuis 2001, cependant peu utilisé. Celui-ci doit être conservé pendant 40 ans afin que tout salarié puisse prendre connaissance de ses risques après tout accident de travail ou maladie professionnelle. Ce document réglementaire devrait être rendu opérationnel : il est crucial de le faire vivre afin que chacun puisse s’approprier ses propres risques et en prendre la responsabilité par des mesures de prévention.
Sachant que la formation est une mesure de prévention essentielle, le « passeport de prévention » décrit dans cette loi est un document de traçabilité utile, qui répertorie toutes les formations suivies par un individu, en lien avec la santé et la sécurité au travail.
Le dossier médical partagé permettra de suivre les personnels et la visite de mi-carrière sera une opportunité pour déterminer si le poste de travail est encore adapté, et pour mesurer l’usure professionnelle.
*https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043884445
Le terme burnout a fait son apparition en 1974 dans l’article du psychiatre américain Herbert J. Freudenberger* : « Lorsque l’on a plus d’énergie et que l’on oublie ce que l’on veut vraiment, la vie perd son sens et l’incendie débute ». Selon lui « pour éviter un burnout, il faut redevenir intime avec soi-même »**. L’auteur incite l’individu à se questionner sur l’image qu’il projette.
Le burnout est la conséquence de la non-prise en compte des risques, notamment : stress, violences internes, conflits, harcèlement moral, dégradation des conditions de travail, workaholism. Pour l’auteur : « Il est […] nécessaire dans ces professions de ne pas se considérer comme [un être] surhumain à qui le repos est inutile ». Il précise : « Rappelons que nous sommes toujours plus important en qualité d’humain peu importe les responsabilités que comporte notre travail ».
*Freudenberger HJ. Staff Burn-Out. Journal of Social Issues. 1974;30(1):159-65.
**Freudenberger HJ. L’épuisement professionnel : La brûlure interne. Gaétan Morin Éditeur, 1987.