OBJECTIF SOINS n° 0288 du 31/08/2022

 

LE SENS DES MOTS

Daniel Maroudy  


*Infirmier anesthésiste,
**Cadre supérieur de santé

Il est des expressions dont l’emploi à tout bout de champ tend à en diluer ou à en remanier le sens et la portée. C’est le sort auquel est exposée l’idée de « prendre soin ». Qui n’a entendu, lu ou prononcé ces derniers temps, l’exhortation à « prendre soin » de soi, de la planète, de ses proches, des espèces rares, des réfugiés, de son poisson rouge… ? C’est toutefois à l’expérience et au sens soignant des soins et du prendre soin, bousculés et fragilisés aujourd’hui, que se limitera notre propos. Les soins que l’on prodigue ont pour qualité le soin que l’on prend à les réaliser.

De nombreux auteurs ont brillamment traité l’idée et le fait des soins comme de prendre soin, en médecine, dans la relation soigné/soignant et l’art de soigner. Aujourd’hui, les turbulences que traverse la communauté soignante ébranlent dans la tristesse, la déception et la colère les convictions, les engagements, les valeurs… et jusqu’à la philosophie du soin dont chaque soignant est censé se nourrir, mettre en action et se porter garant. Ce contexte de questionnement, de doute et de remise en question, autant que les glissements sémantiques constatés, nous convient humblement mais avec fermeté à réarmer la signification du soin et à réaffirmer le sens premier, irrévocable et honorable du prendre soin.

Origine et essai de définition

Oser aborder les sens des mots soin et prendre soin expose à aviver, sans gain, un débat loin d’être clos. C’est avec précaution et humilité que nous tenterons d’avancer, en nous appuyant sur ce qui réunit, à notre sens et à ce jour, le plus grand nombre.

Dès l’Antiquité, le mot soin se relie à une disposition de l’esprit, à une éthique de la relation, à un souci d’humanité… mais aussi à des pratiques sociales et médicales de l’époque. Introduit depuis peu dans les domaines de la médecine moderne, sa définition, son fondement, ses enjeux, etc. sont devenus des lieux de débats et de recherches, dont la philosophie notamment s’est emparée. Elle contribue à notre réflexion.

Le soin dans sa complexité renvoie à de nombreuses préoccupations. Elles sont singulières, se font écho, sont inséparables ou en complémentarité. La philosophie, la religion, la médecine suggèrent de le considérer comme un concept dual : technique et relationnel. Il fait l’alliance entre l’objectif et le subjectif, a le souci concomitant du corps et de l’âme, vise la maladie et l’expérience sensible du malade. Le soin s’adresse à des besoins différents, de nature distincte mais avec des liens fondamentaux.

L’étymologie du terme, décrite comme approximative par certains, est « double et globale », selon C Lefèvre(1). De la racine sun allouée au langage franc et saxon, le mot est passé par le latin médiéval sunnia traduit par « nécessité, besoin » puis devenu soign avec le latin tardif (sonium) signifiant « souci, chagrin ». Le verbe soigner qui en a résulté est traduit par « s’occuper de, se soucier de, fournir quelque chose à quelqu’un », mais évolue avec le temps.

Le dictionnaire de l’Académie française (5e édition, 1798) note la polysémie du terme. « Application d’esprit à faire quelque chose. » C’est aussi « la charge, la fonction, le devoir de prendre soin de quelque chose, d’y veiller. » Le soin renvoie aussi à la politesse et à des galanteries : « les attentions qu’on a pour quelqu’un, des services qu’on lui rend, des peines qu’on lui épargne. » Enfin, le mot signifie « inquiétude, peine d’esprit, souci. »

Le Littré en 1880 retient les mêmes définitions et ajoute « la sollicitude ».

Si l’Académie française esquisse en 1835 (6e édition) la possibilité d’un lien entre soin et maladie, c’est seulement dans la 8e édition de son dictionnaire (1935) que les soins sont qualifiés d’actes thérapeutiques. « Soin se dit particulièrement… du Traitement qu’on fait à un malade, des remèdes qu’on lui donne, des attentions qu’on a pour le soulager. Cette maladie réclame des soins nombreux et compliqués ».

Le dictionnaire de l’Académie de médecine affine et actualise la définition. « En médecine, ensemble des mesures et actes visant à faire bénéficier une personne des moyens de diagnostic et de traitement lui permettant d’améliorer et de maintenir sa santé physique et mentale ».

Soin : une double approche

Le soin est parfois un concept passe-partout, creux, pompeux et désincarné. Si l’on revient à la « vérité » originelle du mot, mais aussi aux nombreux travaux sur l’étude de son sens et de sa finalité, le soin est d’abord un fait humain fondamental. Le souci d’autrui auquel renvoie le soin n’est pas seulement une nécessité sociale, il est fondamentalement et de façon intemporelle une condition relative à la vie. Sans soin, la vie ne tient pas. Il est le « premier art au service de la vie », affirme M-F Collière. Si le soin, pour certains, est de relation, il est d’abord d’essence vitale, ce par quoi l’interdépendance qui nous relie les uns aux autres, nous convoque à un devoir de soins mutuels.

Une dualité technique et relationnelle

Que la médecine fasse du soin sa prérogative et parfois une caractéristique identitaire est assez logique : « Elle tire son origine vitale et sa finalité morale de la nécessité du soin », constate F. Worms(2). Pour autant, elle ne détient pas le monopole du soin et ne saurait y prétendre. La médecine n’est pas tout le soin… L’auteur développe les deux modalités du concept de soin en montrant leur nature, leur unité et leur différence.  Il confère au soin une dimension technique, un sens et une responsabilité à la fois morale et vitale. Dans sa préoccupation biologique, le soin vise à préserver la vie, mais porte aussi à instituer une dimension relationnelle, sociale et éthique tout aussi nécessaire. À l’aune de sa réflexion, Worms définit le soin comme « toute pratique tendant à soulager un être vivant de ses besoins matériels ou de ses souffrances vitales, et cela, par égard pour cet être même ».

Le caractère double du concept de soin est mis en perspective dans d’autres lieux et par d’autres auteurs. Citons notamment Le Larousse dans sa définition du mot. Selon que l’usage soit au singulier ou au pluriel, le sens diffère.

Dans le premier cas, c’est « l’attention que l’on porte à faire ou à présenter avec minutie, quelque chose ; c’est le souci de bien faire, c’est la peine scrupuleuse que l’on de donne, c’est aussi le devoir de veiller à quelque chose, de s’en occuper… » Le contraire serait « l’incurie, la négligence, le laisser-aller… ».

Dans le second cas, ce sont des actes à « finalité thérapeutique, qui visent la santé de quelqu’un, de son corps ; […] des actes d’hygiène, de cosmétique qui visent à conserver ou améliorer l’état de la peau ».

Ainsi, le soin procède d’une démarche réflexive et sensible, d’une volonté de bien faire et dont la visée est la subjectivité de l’être singulier face à la maladie ou à une blessure de la vie. Les soins sont des procédures, des actes, des traitements… destinés à guérir, à soulager, à réparer.

Soins et soin

La distinction est opérée par W Hesbeen(3) : « Le soin n’est pas à confondre avec les soins ». Pour l’auteur, les soins sont des actes, des procédures, des protocoles diagnostiques, thérapeutiques, fondés sur des connaissances et des raisonnements scientifiques et qu’il faut appliquer de façon standardisée. Le soin est l’expression d’un engagement, d’une volonté et d’une conscience réunis, pour considérer le patient selon son individualité, son vécu, ses attentes, ses aptitudes face à sa maladie, aux traitements et actes subis. Ce sont deux formes de soin à observer, sans hiérarchisation, confusion ou désunion. L’amalgame de sens ou la réduction de l’interrelation entre « faire des soins » et « prendre soin » expose à l’oubli du malade et met en question la notion de qualité et de bientraitance. Dans sa démarche pédagogique et militante, Hesbeen rappelle la condition et la nécessité de la plénitude du soin : « mettre du soin dans les soins. »

La philosophie de Canguilhem

Dans son épistémologie des sciences de la vie et de la médecine, les apports de G. Canguilhem(4) constituent une révolution pour la pensée et la pratique médicale. Ils sont d’une grande fécondité pour la pensée soignante et nourrissent la philosophie du soin.

Canguilhem définit le soin comme la centralité du processus médical portée par le souci de l’efficacité scientifique et une éthique de la relation humaine. Le soin en médecine postule deux catégories distinctes et complémentaires : la science et la sagesse. L’approche clinique et biologique, le traitement de la maladie, sont indissociables de la subjectivité du malade, du respect de sa dignité, de ses valeurs, de sa liberté et de l’instauration de sa normativité. La normativité, ce sont les références et priorités (normes) actualisées, que se crée le malade face à sa maladie, à sa vulnérabilité. Ce sont des données sensibles et décisives à intégrer à sa prise en charge clinique et thérapeutique. Les omettre ou les négliger produit de la maltraitance.

Philosophe et médecin, préoccupé par la finalité de la médecine et de l’action médicale, Canguilhem déplore « la mise entre parenthèses du malade » et développe une philosophie et une pédagogie en direction des médecins. Il interpelle par là-même tous les soignants. Leur niveau d’engagement, leur responsabilité, leur conscience, leur formation, leur pluridisciplinarité et leur subjectivité, selon lui, conditionnent le sens et la finalité du soin. Leur capacité à se décentrer, à se mettre à la place du malade, à faire preuve d’empathie, de considération, de générosité est déterminant pour le soin dans sa globalité.

Dans le sillage et à hauteur de cette philosophie Canguilhéenne, Lefève définit le soin comme : « l’ensemble des pratiques et des relations qui sont attentives aux besoins d’une personne vulnérable et qui ne la réduisent pas à sa pathologie mais la considèrent dans son individualité et sa globalité ».

Prendre soin

Honorable et problématique expression que celle de « prendre soin » ! Dans le foisonnement de définitions proposées par la littérature, on ne peut échapper aux interminables débats sémantiques en lien avec les termes anglo-saxons care, caring, take care, care for someone… et cure. Traductions, distinctions et rapprochements sont plus ou moins nécessaires tant la langue française nous apparaît suffisamment riche pour déployer explicitement ce que veut dire prendre soin et comment il opère dans nos pratiques et notre culture soignante. L’écueil, c’est moins le manque de mots de notre vocabulaire que la faiblesse structurelle de nos recherches sur le sujet. Les tentatives d’assimiler le « prendre soin » au « care » (soin, sollicitude…) demeurent chimériques.

Le et le prendre soin

Soyons précis : le care concentre en effet une multitude d’aspects et est ainsi sans correspondance en français. Si on peut superposer une part de sa définition à celle du prendre soin, le care pris aussi comme revendication féministe n’y est pas soluble, tout du moins pas aujourd’hui. On ressent la complexité et l’instabilité des tentatives de traduction en français du care, du fait de l’amplitude de ses attributs.

Les travaux de Jean Watson(5) tendent à réserver le care à une fonction et une science infirmières, distinctes de l’activité médicale. Ce que nous récusons : prendre soin est une démarche pluridisciplinaire qui concilie les deux logiques de soin, médico-scientifique et d’accompagnement ; et nous n’en faisons pas une prérogative exclusive des infirmières.

Dans sa revue de littérature sur le soin, Noël-Hureaux(6) montre le caractère extensif et hétérogène de la définition du care incluant « le soin et l’affection, le professionnel et le profane » et en définitive l’inextricable difficulté à l’assimiler au prendre soin. Nous y renonçons.

En distinguant le soin (au singulier) des soins (au pluriel), nous signifions et retenons le prendre soin comme l’expression du souci du malade, pour un processus d’accompagnement intime et singulier appuyé sur une cognition et une intersubjectivité.

Prendre soin assigne à l’éthique du soin

Choisir de soigner ses semblables est un engagement altruiste. Mais la volonté caritative ne suffit pas à cet accomplissement. L’acquisition d’un savoir, d’une expérience et d’une conscience s’imposent. Les principes, les clés, le raisonnement, le cheminement, la manière d’agir et d’être pour prendre soin trouvent leur ancrage et leur inspiration dans l’éthique du soin dont il faut faire l’apprentissage. L’éthique du soin forme et conditionne au respect de la dignité de la personne malade (son autonomie, ses normes, ses préférences, son consentement…), à la bienfaisance (faire et accompagner dans ce qu’elle juge bon pour elle…), à ne jamais nuire (ne pas contraindre, leurrer, mentir, négliger…), à être juste ou équitable (pas de discrimination ni d’abus de pouvoir, recherche de l’équilibre et de l’égalité).

Ce corpus de principes n’est pas exclusif, mais c’est un préalable réflexif et cognitif au fait de prendre soin.

Répondre aux besoins existentiels du malade

Le malade est souvent réduit à sa dimension biologique et négligé en tant qu’être pensant, moral, culturel, affectif, spirituel… Ce sont pourtant des registres expressifs de ses besoins fondamentaux que la maladie et ses maux altèrent. Son rapport à l’environnement est déstabilisé, son sens de l’existence en difficulté, l’ordre de ses valeurs en questionnement, sa vision de l’avenir en suspens. En souffrance, affaibli, il est en quête d’information, de sécurité, d’écoute, d’aide à la décision, de considérations affectives… Le médecin, le soignant, doivent entendre et comprendre ces besoins et ces appels. Ce sont des lieux et des motifs de soin qui doivent faire corps avec le projet thérapeutique.

Une démarche sensible et cognitive

Avoir soin de son malade est inséparable d’une implication sensible, psychologique et cognitive du soignant. La sollicitude, l’âme du soin, mieux qu’une bienveillante attention, postule la mobilisation d’affects pour un soin attentionné. Prendre soin nécessite de l’empathie, la capacité d’appréhender ce que vit le malade, d’entrer dans son vécu perceptif, sans se substituer à lui, avec la bonne distance pour pouvoir l’aider. Prendre soin, c’est accompagner la rencontre ou le geste technique d’habileté, de douceur, de temporalité, d’un dialogue informatif, apaisant, sécurisant, singularisé. C’est aussi considérer le malade à la même hauteur que soi, à égalité, avec une écoute et une compréhension subtiles, sans jugement ni sentiments ambigus ou mêlés. Enfin, la sincérité et la congruence dans l’interrelation soignant/soigné sont essentiels pour assurer la confiance et l’adhésion aux soins.

Conclusion

Prendre soin est un processus humaniste, réflexif et dynamique guidé par une éthique, une dimension cognitive et un vécu perceptif. Le malade est la centralité de ce processus dont la visée, jusqu’au dernier soupir, est son bien-être vital et existentiel. Un soignant qui ne peut plus prendre soin de son malade, affronte un cruel dilemme de conscience dont le dénouement peut être le renoncement à soigner. L’actualité nous fait tristement écho de cela.

Le soin est un acte dual, de science et de conscience. Les deux dimensions du soin doivent être distinguées pour valoriser leur spécificité, mais sans les délier pour préserver leur synergie et leur finalité commune.

Une préoccupation juridique 

Les écrits et les discours relatifs au fait de prendre soin notent très rarement l’implication de la loi. Le droit français, en effet, n’intervient pas a priori dans l’art de soigner. Les sentiments, les émotions, l’habileté, l’intersubjectivité… sont affaire de sensibilité, de volonté, d’état d’âme, de morale, d’éthique et de colloque singulier que chaque soignant gère en conscience avec la confiance du patient. Toutefois, la loi détermine les principaux domaines du prendre soin. Ils sont en particulier énoncés dans celle du 4 mars 2002 (dite « loi Kouchner »), mais pas seulement. Prendre soin renvoie au respect de la dignité du malade et de son consentement, de son droit à participer aux décisions le concernant. Son information, son intimité, sa pudeur, sa tranquillité, ses opinions et ses croyances (ou non-croyances) doivent être respectées. Le code de déontologie des médecins et des infirmiers(es) les assigne à l’excellence humaine dans leur exercice professionnel, autrement dit à prendre soin de leur malade tel que nous l’envisageons ici. Il s’agit d’une obligation et d’une responsabilité placées sous l’égide de la loi.

Bibliographie

(1) Lefève C. La philosophie du soin. La Matière et l’esprit, n°4 : Médecine et philosophie, avril 2006. pp. 25-34.

(2) Worms F. Les deux concepts du soin, vie, médecine, relations morales. Revue Esprit, Editions Esprit, 2006. pp. 141-156.

(3) Hesbeen W. Les soignants. L’écriture, la recherche, la formation. Éd Seli Arslan, 2012. p. 172.

(4) Lefève C. De la philosophie de la médecine de Georges Canguilhem à la philosophie du soin médical. Revue de métaphysique et de morale, 2014 ; vol. 82, n° 2, pp. 197-221.

(5) Watson J. Le caring. Philosophie et science des soins infirmiers. Éd Seli Arslan ; 1998. p. 320.

(6) Noël-Hureaux E. Le care : un concept professionnel aux limites humaines ? Rech Soins Infirm. 2015/9 ; 122. pp. 7-17.