Recherche et formation
DOSSIER
Docteur en pharmacieet en éthique médicale,maître de conférencesà l’Institut catholiquede Paris, Directeurde l’Institut VaugirardHumanités et management
En renvoyant la notion d’engagement à la seule volonté du sujet, ce qui revient implicitement à lui donner un contenu moral, nous prenons le risque de ne pas suffisamment questionner le poids des conditions. L’implicite de lier l’engagement à une théorie de la motivation centrée sur l’effort, le goût, la passion, le sens, est de renvoyer la responsabilité du côté du sujet. Le manque d’implication et/ou d’engagement du sujet serait sa défaillance qui mettrait plus ou moins en péril l’avenir des collectifs auxquels il appartient.
À chercher les ressorts de l’engagement du côté de motivation du sujet, on corrèle l’attitude à une constitution ontologique. Être engagé, impliqué, c’est plus « être » face au monde, face à l’autre et face à soi. À l’inverse, ne pas l’être serait un manque, une défaillance, une fuite, voire une lâcheté teintée d’égoïsme et d’indifférence.
Le rêve de toute société humaine serait que chacun puisse être engagé et impliqué. Ainsi l’intérêt commun et de chacun face aux enjeux, aux aléas, aux risques, serait porté par le souci, le désir et la capacité de chacun à mettre toute l’énergie et l’intelligence nécessaire (et plus encore) dans ce qu’il fait ou a à faire. Cette idéalisation du caractère positif et « salvateur » de l’engagement pour résoudre les problèmes, absolutisée par les grandes figures « héroïsées » de l’histoire, masque les paradoxes de l’engagement. Réclamer de l’engagement c’est aussi vouloir des individus qui réalisent pleinement les tâches avec zèle sans trop se poser de questions, répétant l’ordre social pour que ce qui est prévu, imaginé, puisse de concrétiser. En d’autres mots, des sujets motivés, engagés, impliqués peuvent aussi être les acteurs zélés d’une déshumanisation. Ce n’est donc pas tant l’engagement en tant que tel qui est déterminant que le contenu de celui-ci et la « méthode » pour le construire. Mieux vaut, en contexte de régime totalitaire, des sujets moins engagés à répondre immédiatement aux attentes d’un pouvoir écrasant. Bref, l’engagement est moins l’enjeu premier que celui de la capacité à construire un « objet » de l’engagement. Car, chacun le sait, nous pouvons, avec les meilleures intentions du monde, être motivé pour le pire. Et face au pire ou à la banale « déshumanisation » ordinaire de notre société, nous préférerions tous un peu moins d’engagement et d’implication de la part de certains. Le « mantra » d’un manque d’engagement aujourd’hui, visant souvent les jeunes générations prenant forme dans l’abstention aux élections, mais aussi dans le rapport au travail, est de ce point de vue un piège. Y a-t-il véritablement moins d’engagement, ou bien un « autrement engagé » ? N’y a-t-il pas d’autres contenus et objets de l’engagement ? Un prudent diagnostic sur la réalité de l’engagement aujourd’hui est nécessaire. En regardant ce qui engage certains, aujourd’hui, avec force (la crise climatique et de la biodiversité, la solidarité de proximité, la qualité des conditions de travail dans l’équilibre vie professionnelle/vie privée, le combat pour les droits des minorités…), nous voyons que sur ces sujets-là, l’engagement supposé des générations passées n’était pas des plus motivés et exemplaires. Il ne s’agit donc pas de donner des leçons comparatives du niveau d’engagement mais de questionner sur quoi nous avons nécessité à nous engager aujourd’hui.
L’engagement est d’abord une affaire politique et anthropologique et non psychologique, ce qui ne veut pas dire que la psychologie n’ait pas sa part. Mais l’engagement est un « tourné » vers un quelque chose à venir, pour un avenir individuel et collectif avec un contenu. La question est donc bien celle de la « constitution d’un mobile », pour reprendre la formulation de la philosophe Simone Weil(1), et des conditions d’éducation pour qu’un mobile à l’action soit suscité. Ainsi, l’engagement ne relève pas de l’injonction, du déclaratif, du cri du cœur, mais de l’effort permanent qu’une société est capable de faire pour construire et « susciter des mobiles », et créer les conditions pour réduire l’écart entre ce qui est dit et fait. C’est parce que les conditions concrètes incarnent les mobiles (la preuve par les actes) que l’engagement et l’implication prennent corps. « Engagez-vous, engagez-vous qu’ils disaient ! », dit le soldat romain dans Astérix alors que la promesse faite se trouve déçue par les nombreuses baffes quotidiennes qu’il reçoit par les irréductibles Gaulois. Le problème étant moins la baffe reçue que sa quotidienneté, sa récurrence, sa normalité. Il s’agit moins d’un problème de motivation que de conditions sociales de l’existence.
La philosophe Simone Weil affirme que : « L’éducation consiste à susciter des mobiles. Indiquer ce qui est avantageux, ce qui est obligatoire, ce qui est bien, incombe à l’enseignement. L’éducation s’occupe des mobiles pour l’exécution effective. Car jamais aucune action n’est exécutée en l’absence de mobiles capables de fournir pour elle la somme indispensable d’énergie. Vouloir conduire des créatures humaines – autrui ou soi-même – vers le bien en indiquant seulement la direction, sans avoir veillé à assurer la présence des mobiles correspondants, c’est comme si on voulait, en appuyant sur l’accélérateur, faire avancer une auto vide d’essence »(2). Trop souvent, nous imaginons qu’il suffirait d’indiquer le sens (la direction) pour générer l’engagement et l’implication dans les tâches. C’est ce qui étonne toujours un peu lorsque le sens semble ne plus suffire. L’évidence du sens (le soin et ses valeurs) n’est plus l’unique moteur pour tenir les postures d’engagement et il ne suffit pas de l’invoquer pour susciter l’engagement et la vocation. Sans doute cela révèle-t-il le malentendu sur le sens qui n’est pas d’abord donné et reçu mais construit pas à pas par le travail, l’échange, la réflexion, la culture dans un quotidien d’expériences. Le sens est moins un contenu formel que l’expérience humaine concrète des hommes et des femmes qui vont éprouver ensemble et s’accorder sur les conditions humaines, sociales et politiques de leur pratique et de leur vie. C’est en ce sens que l’on peut parler avec S. Weil d’éducation au sens de fabriquer sans cesse « un sol » qui construit un enracinement autour de déterminant clé de l’action. S. Weil écrit : « Toute inspiration réelle passe par les muscles et sort en actions ». Il faudrait aussitôt souligner que l’inverse est vrai plus encore. L’action, la pratique réelle, le quotidien de ce qui est vécu, tout ce qui passe par les « muscles » et réclame de mobiliser l’énergie pour « y aller » inspirent et créent de la valeur qui, à rebours, engage. « L’action est un outil plus puissant de modelage des âmes » ; « Un mobile n’est vraiment réel dans l’âme que lorsqu’il a provoqué une action exécutée par le corps »(3). La problématique de l’engagement est un jeu de rétroaction permanente entre les faits (relation sociale, organisation, stratégie, matérialité de la réalité…) et le symbolique (représentation de ce qui vaut et compte, nécessité…). C’est un long et lent processus qui, lorsque les « mobiles » sont dégradés, ne se résout ni par l’invocation, ni par des mesures « palliatives » et « ponctuelles » aux dégradations des conditions. Aussi nécessaire que cela soit pour réparer la dégradation, l’engagement n’est pas un simple manque de motivation à l’action (approche de notre point de vue trop subjective et psychologique), mais un manque de « mobile », c’est-à dire d’inspiration pour reprendre le terme de Weil. Inspiration veut dire pour elle « une tension des facultés de l’âme qui rend possible le degré d’attention indispensable à la composition sur plans multiples »(4) Cette capacité à composer des plans multiples (c’est-à-dire l’irréductible hétérogénéité de nos raisons, de nos motivations, de nos vécus, de nos contraintes) est l’art de la politique. Un art qui permet de sortir de l’étroitesse de nos visions et de notre vécu, de nos épuisements, de nos déceptions, bref, de tout ce qui nous pousserait à la lassitude, l’effacement, le renoncement et nous pousserait à l’indifférence et au non-engagement.
Cette composition des plans multiples que Weil appelle « la méthode d’action politique » est un levier qu’il faut « enfoncer pour toujours au lieu de l’âme où les pensées prennent leurs racines ; et qu’elle soit présente à toutes les décisions »(5). Il y a donc une double condition de l’engagement.
La première (pas au sens chronologique) est la construction patiente et exigeante d’une pensée qui favorise une passion pour les humains et reconnaît la complexité de notre réalité. Cette pensée qui impose de « composer les plans », en assumant les contradictions, les ambivalences, fabrique une culture qui nous « anime » et transcende (au sens dépasse) nos motivations égoïstes. Il s’agit de construire des mobiles qui durent et nous dépassent. C’est ainsi que se construit une pensée critique qui permet de choisir ses combats et de savoir où mettre son énergie.
La deuxième est de revenir sur les conditions concrètes, banales et ordinaires de l’action en interrogeant particulièrement l’effet d’impact sur l’engagement lorsque les ressorts anthropologiques élémentaires sont malmenés. Les petits aménagements managériaux de surface pour mobiliser sont toujours insuffisants et dérisoires car ils ne touchent pas aux attentes profondes de l’élémentaire socialité humaine. Ils produisent le plus souvent l’effet inverse de celui attendu, démobilisant devant la rupture de confiance dans la prise au sérieux des enjeux. Ce dont il est question pour favoriser l’engagement, c’est ce qui structure notre condition humaine face aux multiples tensions générées par les injonctions, les relations aux autres, les organisations, les crises, mais aussi les émotions. S. Weil, au début de son livre, en énumère un certain nombre sous le titre « Les besoins de l’âme ». La liste pourrait être discutée et revisitée, peu importe : elle trace néanmoins une voie. Ordre, liberté, obéissance, responsabilité, égalité, hiérarchie, honneur, liberté d’opinion, sécurité, risque, propriété privée, vérité. Il faudrait en ajouter d’autres : justice, soin… Nous avions formalisé(6) quatre piliers de conditions anthropologiques à travailler méthodiquement pour favoriser les logiques d’engagement vis-à-vis de son travail. La confiance en soi, en l’autre et dans le collectif, le pouvoir d’agir réel sur ce qui relève de sa compétence, la reconnaissance réciproque pour une estime de soi commune, l’écoute. Là encore, la liste n’est pas close, l’important étant de se donner une grille de lecture qui permette de questionner en quoi ce que nous faisons, organisons, décidons, génère d’authentiques leviers ancrés au plus profond de soi.
Rien de magique dans l’engagement. Bien au contraire, il se construit dans la durée par des conditions matérielles et culturelles qui permettent de mobiliser avec courage et sens de la responsabilité le et niveau d’énergie nécessaire pour faire ce qu’il y a à faire. Dans « L’enracinement », S. Weil a questionné ce qui rendait possible l’engagement dans les temps troublés de la guerre. Les défis à relever sont aujourd’hui autres, avec des réalités et des situations différentes, mais peut-être aurions-nous intérêt à revenir sur l’idée que la volonté seule ne suffit pas, car elle n’est pas indépendante de l’état culturel et politique de notre société. C’est ce questionnement qu’il nous faut mener. Car la question n’est pas que nous soyons engagés mais sur quoi nous le sommes.