L’Appreciative inquiry en action - Objectif Soins & Management n° 0289 du 30/09/2022 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0289 du 30/09/2022

 

DOSSIER

Adrien Renaud

  

On dit souvent que l’Appreciative inquiry n’est pas une méthode, et encore moins un processus. Mais alors, comment fonctionne-t-elle concrètement ? La réponse avec un trio de consultants qui la font vivre au quotidien dans plusieurs hôpitaux français.

« Nous ne savons rien : ce que nous pouvons apporter, c’est notre posture de non-sachant. » Voici la règle de base que s’impose Benjamin Duval lorsqu’il arrive dans un établissement. Pour ce consultant, associé du cabinet de coaching professionnel Pragma et spécialiste de l’Appreciative inquiry, l’essence même de cette dernière, c’est que les consultants sont « biodégradables » : l’idée n’est pas de faire à la place des personnes, mais de les rendre autonomes, avance-t-il. Voilà qui est séduisant sur le papier, mais qui dit peu de la façon concrète dont peuvent fonctionner les interventions fondées sur cette démarche au sein d’un hôpital. D’où la nécessité d’ouvrir le capot de l’Appreciative inquiry, afin d’en découvrir, sinon les outils, du moins les principes.

Pour ce faire, le mieux est peut-être de suivre dans son travail une consultante chevronnée telle que Christine Cayré. « Quand nous arrivons dans un établissement, par exemple pour une journée, nous avons seulement quelques idées des thèmes sur lesquels il faut ouvrir des conversations, rien de plus, décrit cette formatrice qui a désormais plusieurs années d’Appreciative inquiry au compteur. Notre seule conviction est que quand les gens s’écoutent, quand ils prennent du temps pour mettre en commun leurs connaissances et leur expertise, cela donne de meilleurs résultats que quand ils ne s’écoutent pas. »

Voilà qui peut sembler relever du domaine de la lapalissade, mais qui a des effets très concrets, y compris sur la manière dont est organisé l’espace lors des sessions dédiées à cette démarche. « Nous commençons par enlever toutes les tables, et tout le monde s’assoit en cercle, poursuit Christine Cayré. Nous donnons quelques éléments sur les modalités du dialogue que nous recherchons (l’écoute attentive, la qualité relationnelle, etc.) puis nous proposons à chacun de s’entretenir avec son voisin pendant cinq minutes. »

Identifier les valeurs communes

Bien sûr, il ne s’agit pas de se raconter les derniers ragots du service : la méthode fonctionne selon « des guides d’entretiens assez structurés », indique la formatrice. « Si le thème de la journée est le travail en équipe, par exemple, nous proposons lors de ces conversations en duo de raconter une histoire dans laquelle celui-ci a permis de dépasser une différence, de prodiguer un soin de qualité…, poursuit-elle. Nous mettons ensuite ces histoires en commun, ce qui permet d’identifier les valeurs communes, les points de ressources de l’équipe… et d’aborder, dans un deuxième temps, les souhaits pour le futur, les projets concrets que l’on peut mettre en place. »

Dans cette démarche, il ne faut donc pas comprendre le mot « appreciative » comme se rapportant à quelque chose que l’on apprécierait, à la manière dont on apprécie un plat bien cuisiné, mais plutôt comme le contraire de « dépréciatif ». « Nous portons un regard de Pygmalion sur la personne que nous avons en face de nous, détaille Benjamin Duval. Nous choisissons de nous fasciner pour elle plutôt que de regarder ce qu’il faudrait qu’elle améliore. » Et grâce à cette méthode, Christine Cayré assure qu’on parvient à avoir des dialogues d’une grande qualité, y compris avec des groupes pouvant aller « jusqu’à 40, 60, voire 100 personnes ». Les interventions peuvent ne durer qu’une demi-journée, ou s’étaler sur des périodes plus longues. Mais quelle que soit leur ampleur, elles s’appuient sur une même idée centrale : « Mettre en lumière les belles choses qui se passent dans l’établissement, et qu’on ne voit parfois plus », résume la consultante.

Un peu d’histoire…

Il ne faudrait cependant pas croire que cette idée, qui peut sembler novatrice, vient tout juste d’émerger. L’Appreciative inquiry est au contraire déjà riche d’une histoire relativement longue. « Elle est issue du travail de thèse du chercheur en organisation David Cooperrider, qui avait au début des années 1980 décidé de modéliser ce qui faisait l’excellence de la Cleveland Clinic, aux États-Unis, raconte Thierry Brigodiot, lui aussi spécialiste de l’Appreciative inquiry et associé à l’agence Pragma. Il est allé interroger les professionnels de cet établissement, comme on le fait toujours, et il s’est aperçu à sa grande surprise que toutes les réponses portaient sur les problèmes qu’ils rencontraient. »

Ce résultat inattendu a interpellé le jeune universitaire : comment pouvait-on être l’un des hôpitaux les plus renommés au monde, et employer des professionnels qui racontent une histoire aussi centrée sur les problèmes ? « Avec son équipe, ils se sont rendu compte que les questions qu’ils posaient ne permettaient peut-être pas d’accéder à ce qui a vraiment de la valeur, à ce qui est source de vitalité, de performance, explique Thierry Brigodiot. Ils ont donc cherché à faire émerger ce questionnement appréciatif, qui est centré sur le fait de raconter quelque chose qui a de la valeur pour vous, de rechercher quelles sont vos aspirations profondes, et derrière, quels sont vos souhaits pour l’avenir. »

Une manière de voir qui, insiste le consultant, va à l’encontre d’une vision mécaniste des sciences de l’organisation, dont l’exemple type est la façon toyotiste de remonter à la source des problèmes en se demandant cinq fois ce qui a dysfonctionné. « On ne se demande pas cinq fois pourquoi ça a merdé, mais cinq fois comment on a réussi », s’amuse Thierry Brigodiot. Conséquence : le changement est au travers de cette vision « conçue non pas au travers de la peur, sur le mode "Il faut qu’on change sinon on va mourir", mais sur les forces en présence et les désirs les plus profonds pour aller vers une destination future », complète-t-il. Autre manière de qualifier le positionnement appréciatif : « On n’est pas dans le "oui, mais", mais dans le "oui, et", décrypte Benjamin Duval. Dans la discussion, on ne va jamais invalider l’idée de l’autre, mais au contraire tenter de la compléter. »

Un facteur d’attractivité ?

Bonne nouvelle, le secteur de la santé semble être particulièrement réceptif à cette démarche. « Je pense que nous recevons un accueil plutôt favorable à l’hôpital du fait d’une culture sous-jacente des soignants qui veut que pour eux, faire, c’est faire ensemble, analyse Thierry Brigodiot. Dans d’autres secteurs, par exemple dans l’enseignement, cette notion d’équipe est moins présente. » Voilà qui explique le développement rapide d'initiatives faisant la part belle à l’Appreciative inquiry tels que le projet I.Care « Intelligence collective et accompagnement des responsables et des équipes », porté par l’Association nationale pour la formation permanente du personnel hospitalier (ANFH), auquel collaborent Thierry Brigodiot, Benjamin Duval et Christine Cayré. Selon cette dernière, I.Care « a déjà touché de près ou de loin 80 établissements ». Initié dans les établissements de la région méditerranéenne, il est « en train de prendre de l’ampleur » et de toucher « la région Rhône-Alpes-Auvergne, l’ex-région Midi-Pyrénées, l’agglomération nantaise », énumère-t-elle.

Si l’on en croit les formateurs, les résultats sont parfois spectaculaires. « Je pense par exemple à une équipe de bionettoyage que nous avons accompagnée dans un CHU, se souvient Christine Cayré. À la suite de l’intervention des facilitateurs internes du CHU, ils ont décidé ensemble de recréer la signalétique parce qu’elle ne leur permettait pas de travailler correctement, de mettre en place une newsletter parce qu’ils n’avaient plus de source d’information en commun. C’est important, car ce sont des choses qu’ils ont décidées eux-mêmes. » Par ailleurs, l’Appreciative inquiry pourrait avoir des effets sur l’un des principaux soucis que connaît l’hôpital aujourd’hui : le recrutement. « J’ai eu plusieurs témoignages d’infirmières ou de cadres qui envisageaient de quitter l’hôpital public, et qui m’ont dit qu’elles restaient parce que cela les intéressait de travailler de cette façon, assure la consultante. C’est un signal important, car nous savons bien que l’attractivité reste au cœur des préoccupations à l’hôpital. »

Pas des bisounours

Toutefois, l’Appreciative inquiry n’est pas non plus un monde de bisounours : loin de faire abstraction de l’état d’extrême tension que connaît actuellement l’hôpital, elle entend empoigner cette situation à bras-le-corps. « On ne nie pas le problème, bien au contraire, on le nomme, souligne Benjamin Duval. Si on considère, par exemple, le problème de l’absentéisme, on commence par en parler librement, puis on cherche les histoires d’exception, en focalisant notre attention sur notre zone d’autonomie, sur les choses sur lesquelles on a la main, et non sur celles qui ne dépendent pas de nous. » C’est pourquoi Thierry Brigodiot invite à voir l’Appreciative inquiry « non pas comme une démarche positive, mais une démarche qui invite à regarder ce qui est vivant ».

Reste que les formateurs trouvent toutes les portes hospitalières grande ouvertes. « Il est parfois difficile de parler de l’Appreciative inquiry, car c’est une démarche qui se vit, qui ne s’argumente pas, rapporte Christine Cayré. On pourra dire ce qu’on voudra, ce qui est important, c’est que les gens expérimentent la qualité d’échange que nous pouvons apporter. » Autre écueil : la culture hospitalière, qui semble fondée sur la difficulté. « Aujourd'hui, l’histoire dominante, c’est qu’un hospitalier doit souffrir », regrette Thierry Brigodiot. Sans nier les fermetures de services et autres difficultés de recrutement, il constate que ces difficultés font malheureusement oublier le reste. « Celui qui dit qu’il aime son métier est immédiatement suspect, déplore-t-il. Aimer son métier est considéré comme quelque chose de naturel dans le monde du soin, mais comment peut-on le dire alors que tout s’effondre ? C’est un contexte extrêmement puissant, et cela tend à faire oublier que l’hôpital est le service public dont les Français sont le plus satisfaits. »

À cette difficulté s’ajoute, en dépit de la culture du travail en équipe évoquée plus haut, une vision « fondamentalement conflictuelle du travail, où l’on oppose le corps médical au corps soignant, et ces derniers au corps administratif », remarque-t-il. Autant de facteurs qui rendent difficile, mais d’autant plus nécessaire, une approche fondée sur ce qui fonctionne plutôt que sur ce qui ne fonctionne pas. « Les gens nous ont souvent dit, à la fin d’une intervention, que c’était la première fois qu’on leur disait qu’ils avaient des valeurs », relate Thierry Brigodiot. C’est sans doute ce qui lui permet d’afficher un optimisme à toute épreuve. « Je pense que dans cinq ans, quand les hôpitaux français publieront les résultats obtenus avec l’Appreciative inquiry, les hôpitaux du monde entier les appelleront pour savoir comment ils ont fait », prédit-il. Une prophétie dont on ne peut que souhaiter la réalisation.

L’, ça marche, mais il est difficile de le prouver !

Dans une récente revue de la littérature publiée dans le British Medical Journal*, une équipe de chercheurs britanniques a tenté de rassembler les conclusions des travaux scientifiques disponibles concernant l’impact de l’Appreciative inquiry dans le secteur de la santé. Ils ont décortiqué 33 études portant sur des interventions menées dans des pays aussi divers que l’Inde, la Serbie, l’Australie… Leur premier constat porte sur la qualité des travaux recensés, jugée… très décevante. « La majorité porte sur des initiatives concernant de petits changements, et manquent de rigueur méthodologique », écrivent-ils. Mais ils notent toutefois des signes encourageants : 17 études décrivent des changements positifs dans l’attitude du personnel, 14 des améliorations dans les connaissances et les compétences, etc. « L’Appreciative inquiry en tant qu’approche permettant d’améliorer la qualité des soins et la sécurité des patients en est encore au stade préliminaire, concluent les auteurs. Mais en dépit de la faiblesse des preuves, due à la faible qualité des études, les résultats positifs rapportés suggèrent qu’elle mérite des évaluations plus rigoureuses. »  

* Merriel A, Wilson A, Decker E, et al. Systematic review and narrative synthesis of the impact of Appreciative Inquiry in healthcare. BMJ Open Quality 2022;11:e001911.

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