La peinture, l’Art, recèlent d’exemples de processus créatifs nourris par la souffrance. De là à en tirer une règle automatique ?
La douleur stimule-t-elle la créativité des peintres ? Telle est l’une des questions posées, le 16 septembre dernier, en séance spéciale à l’Académie nationale de médecine. La société savante organisait son deuxième colloque « Art et médecine », consacré cette fois à « l’expression de la douleur et de sa puissance créatrice dans la peinture ».
La douleur est ici physique et psychique, car pour le secrétaire perpétuel de l’Académie, le Pr Jean-François Allilaire, la disjonction entre « douleur atteinte de la chair » et « souffrance atteinte de la psyché » est « hautement artificielle et discutable ». « La douleur présente cette particularité d’effacer toute dualité entre physiologie et conscience, corps et âme, marquant une personne et débordant sur tout son être et son rapport au monde pour devenir souffrance. »
Chez certains peintres, la douleur a constitué un moteur de création. C’est le cas de Frida Kahlo, sur lequel s’est arrêté le Pr Patrice Queneau, doyen honoraire de la faculté de médecine de Saint-Étienne, et auteur du livre La douleur transcendée par les artistes*. Car la peinture a été « sa raison de vivre », de survivre, à une vie de malheurs : poliomyélite, grave accident de bus, multiples opérations, fausses couches… « André Breton résume assez bien les choses, glisse Patrice Queneau : “L’art de Frida est un ruban autour d’une bombe.”»
C’est le cas aussi de Paul Klee, évoqué par le Pr Jean Cabane, ex-chef de service à l’hôpital Saint-Antoine. « Klee, conte-t-il, a vécu un double stress ». L’exil, depuis l’Allemagne – où suite à l’arrivée au pouvoir d’Hitler, il perd ses contrats et subit une campagne de dénigrement –, vers la Suisse, qui ne l’accueille pas à bras ouverts. Et une maladie auto-immune : la sclérodermie systémique. Celle-ci « a dopé la production de Paul Klee, assure l’académicien, en quantité et en qualité ». L’artiste a adopté comme règle : « Nulla dies sin linea », c'est-à-dire « Aucun jour sans une œuvre ».
Les créateurs ayant souffert sont légion. Faut-il pour autant généraliser le lien entre douleur et créativité ? Alizée Lopez-Persem, chercheuse en neurosciences à l’Institut du cerveau, s’est penchée sur la relation entre bien-être et créativité. Cette dernière étant définie comme « la capacité à générer une idée qui serait à la fois originale, donc nouvelle, et adaptée au contexte ». Faut-il se sentir bien, ou ne pas se sentir bien, pour être créatif ?
Des études « ont montré que l’humeur positive améliore la créativité, résume-t-elle, en favorisant la pensée divergente [l’une des trois approches de la créativité, avec la pensée convergente et la résolution de problèmes]. La proposition d’interprétation, c’est qu’on a plus de flexibilité quand on se sent bien, plus de ressources mentales. » D’autres études, cependant, montrent que c’est l’humeur négative qui y contribue, avec une incidence « sur la résolution de problèmes », contraste-t-elle. « Nous ne savons toujours pas exactement ce qui la favorise », admet la chercheuse.
Au sein d’un groupe de chercheurs de l’Institut du cerveau, Alizée Lopez-Persem a tenté d’évaluer l’impact du premier confinement sur la créativité des Français, forcés de s’adapter. Une enquête en ligne a été menée via les réseaux sociaux entre mai et août 2020 auprès de 551 adultes, qui se sont vu administrer un questionnaire en deux parties. L’une visait à comprendre la situation des participants, leur état mental en cette période, s’ils s’étaient sentis plus ou moins créatifs. L’autre ciblait les activités créatives menées durant ce laps de temps.
Résultat** : « Une corrélation positive entre créativité et état affectif » a été observée. Problème : « Nous ne savons pas quelle est la directionnalité des effets. » La créativité a-t-elle été un moyen de se sentir mieux, ou est-ce parce que les gens allaient bien qu’ils se sont laissés aller à la créativité ? Là encore, « la question reste ouverte ».
*Queneau P. La douleur transcendée par les artistes. Éditions Glyphe, 2014.
**Lopez-Persem A. et al. Through thick and thin : changes in creativity during the first lockdown of the Covid-19 pandemic. Front. Psychol., 10 May 2022. https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpsyg.2022.821550/full
Le Pr Jean Cabane