interview
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La Fabrique Spinoza, qui se présente comme « le think tank du bonheur citoyen », a publié ces dernières années divers travaux sur la santé*. Son fondateur, Alexandre Jost, explique ce que la notion de bonheur peut apporter aux patients et aux soignants.
Votre think tank prône la santé positive. Est-ce à dire que la santé serait trop réduite à la dimension négative que suppose la lutte contre les maladies ?
Oui, de manière un peu convenue, nous nous inscrivons dans la vision de la santé telle que définie par l’OMS [Organisation mondiale de la santé, ndlr] : ce n’est pas l’absence de maladie, mais un état de complet bien-être physique, psychique et social. Une santé positive, c’est donc une santé qui ne vise pas seulement la survie, la guérison : c’est une santé qui donne de l’énergie pour s’engager dans des comportements bénéfiques, pour être plus observants… C’est pour cela que nous pensons qu’il faut favoriser tout ce qui est de l’ordre du récit, de l’imaginaire, ce qui permet de faire venir les gens jusqu’à des lieux de santé en les réinventant, en en faisant des lieux de socialisation, de rencontre…
Cette approche n’est pas forcément dominante dans le champ sanitaire : s’agit-il selon vous d’un combat à mener ?
Disons qu’il faut diriger notre approche vers une santé préventive plutôt que curative. Nous voyons aujourd'hui que les choses évoluent, le ministère de la Santé est maintenant un ministère de la Santé et de la Prévention, mais il faut aller plus loin, et aller chercher des leviers de santé qui sont engageants, qui sont joyeux. Il faut bien sûr parler de la nutrition, du sommeil, mais aussi des relations sociales, des émotions, des arts, de la nature… Nous disposons d'éléments scientifiques qui montrent que chacun de ces domaines permet de gagner en espérance de vie.
Reste que la santé négative, celle qui concerne le traitement des maladies, a encore son mot à dire…
Bien sûr, il convient de compléter les visions plutôt que de les opposer… Nous pouvons recourir à l’ensemble des leviers disponibles afin d'œuvrer pour la bonne santé. Ces leviers sont différents selon les profils des personnes. Il y a des gens qu’on a plus de chances « d’embarquer » en abordant les choses sous l’angle joyeux. Et il faut voir que les deux approches ne s’opposent pas. Des études montrent qu’en suivant un protocole de gratitude de huit semaines [protocole qui consiste à noter dans un journal quotidiennement trois choses pour lesquelles on se sent reconnaissant, ndlr], il est possible de diminuer certains biomarqueurs inflammatoires chez des patients atteints d’insuffisance cardiaque. On voit également se développer les ordonnances muséales : des médecins de l’Institut de cardiologie de la Pitié-Salpêtrière envoient des patients au château de Compiègne ou au musée d’art moderne de la ville de Paris pour bénéficier du phénomène d’empathie esthétique qui apaise, diminue l’anxiété et favorise la guérison. L’OMS a répertorié 3000 études montrant que l’art est un levier de bonne santé important.
À ce stade de notre conversation, peut-être serait-il utile de définir ce qu’est le bonheur, qui sous-tend toute votre approche et qui semble si important pour la santé…
La première chose à avoir en tête, c’est que le bonheur doit être défini par la délibération humaine : chaque hôpital, chaque ville, chaque nation doit définir sa notion du bonheur. Mais cela n’empêche pas d’utiliser des définitions plus formelles comme celle de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)**, qui distingue trois facettes : l’aspect de satisfaction par rapport à sa propre vie, l’aspect hédonique ou émotionnel (la prépondérance des affects positifs sur les affects négatifs), et l’aspect eudémonique (le fait d’avoir des aspirations, d’appartenir à une collectivité, d’œuvrer pour une cause…).
Comment, concrètement, ces différentes facettes favorisent-elles la bonne santé ?
Le bonheur hédonique, par exemple, a pour effet de prévenir le stress, qui est un déterminant négatif de la santé, et agit donc comme une forme de bouclier. Mais il existe aussi un effet physiologique pur, lié à des hormones, des neurotransmetteurs : les personnes qui rient le plus ont par exemple 1,6 fois moins de risque cardiovasculaire que celles qui rient le moins. Et il y a par ailleurs un ensemble de facteurs multiples et complexes qui relient le bonheur et la santé. Ainsi, aller au musée, c’est se déplacer, socialiser, s’exposer à de l’art, qui lui-même active les mêmes zones du cerveau que la présence de nature, les relations humaines, l’amour… Nous avons besoin de protocoles scientifiques pour activer au mieux ces facteurs afin de favoriser la bonne santé, un peu de la manière dont on a su passer de la méditation orientale à la méditation pleine conscience, puis aux protocoles MBSR et MBCT [Mindfulness-based stress reduction et Mindfulness-based cognitive therapy, deux protocoles thérapeutiques fondés sur les pratiques méditatives, ndlr].
Justement, comment imaginer des mesures favorisant le bonheur, donc la santé ? En somme, peut-on définir une politique du bonheur ?
Tout d’abord, vous avez raison de poser la question de cette manière, et non en demandant comment on peut rendre les gens heureux. Les politiques publiques peuvent créer un cadre qui favorise l’épanouissement, mais pas faire le bonheur des gens. Pour cela, il faut d’abord disposer d’outils de pilotage, car comme le dit l’adage, ce qui ne se mesure pas ne se gère pas. C’est pourquoi nous avons par exemple travaillé, avec La Fabrique Spinoza, à la création d’un « PIB du bonheur ». Mais nous pouvons aussi regarder, champ par champ, ce qui peut être fait pour favoriser l’épanouissement. Par exemple, dans le champ du travail, nous préconisons que les entreprises, au-delà d’une certaine taille, soient obligées de devenir des entreprises à mission, ce qui donne du sens pour les salariés. Dans le champ du vieillissement, nous recommandons la création d’une agence de l’engagement des séniors… Dans le champ de la santé, nous préconisons un rapprochement des politiques culturelles et des politiques sanitaires…
Vous avez évoqué la question du bonheur au travail, or ces deux termes peuvent paraître antinomiques à certains.
Oui, beaucoup de gens souffrent au travail, parce que les conditions de base ne sont pas réunies pour leur épanouissement, que ce soit en termes de rémunération, de pénibilité, d’absurdité… Mais quand nous réalisons des enquêtes, nous notons certes que les gens demandent davantage de sens, qu’ils constatent un accroissement de leur charge de travail, mais en moyenne, ils déclarent qu’ils vont plutôt bien au travail : la situation française est moins bonne que celle de certains pays, mais elle n’est pas catastrophique. Il n’y a donc pas de fatalité, il y a des personnes qui trouvent dans leur travail non seulement une rémunération, mais aussi des émotions positives, des relations avec les autres… Et je rappelle que dans une société, hormis les grands malades, les gens les plus malheureux, ce sont les chômeurs.
Reste que les professionnels de santé, par exemple, qui devraient sans doute trouver le plus facilement du sens à leur travail, sont parmi ceux qui expriment la plus grande souffrance à ce sujet…
Je ne veux pas faire d’angélisme, et je veux d’abord souligner que la situation est incontestablement très compliquée à l’hôpital : on manque de matériel, le personnel est « brinquebalé »… Mais ayant dit cela, il faut aussi se souvenir que le bonheur au travail est une aspiration, pas un état présent. Il faut donc chercher ce qui peut soulager, aider à sortir la tête de l’eau. L’un des enjeux fondamentaux me semble être de réussir coûte que coûte à maintenir des relations avec les collègues, qui sont à la fois notre enfer et notre pain bénit. C’est souvent la présence de quelqu'un à nos côtés qui nous permet de faire face aux difficultés. Or, quand j’interviens devant des soignants, ce qui me frappe, c’est la fraternité, la sororité incroyable qui existe entre eux.
Comment peut-on traduire cela concrètement dans la vie quotidienne à l’hôpital ?
Au niveau individuel, il y a cette possibilité de savoir qu’on peut s’appuyer sur des collègues, même en situation difficile. C’est comme dans l’avion, où l’on vous dit qu’en cas de problème, il faut mettre son masque à oxygène d’abord, puis aider les autres. À l’hôpital, ceux qui vont suffisamment bien peuvent s’occuper de leurs collègues. Au niveau plus institutionnel, il nous semble essentiel de favoriser la collaboration, et de tendre vers une gouvernance plus transversale. Tout ce qui consiste à accorder une plus grande autonomie au personnel, à favoriser la subsidiarité dans la gestion, doit être privilégié. Une autre des préconisations serait de faire entrer l’approche de la santé positive à l’hôpital. Y introduire d’autres acteurs permettrait de soulager les soignants, car les patients iraient mieux. Les protocoles de gratitude, l’utilisation de l’art dans les soins, sont autant d’éléments qui peuvent aider les professionnels de santé. Une étude sur des patients opérés de la vésicule biliaire a montré que ceux qui avaient une chambre avec vue sur des arbres sortaient un jour plus tôt et prenaient moins d’antalgiques que ceux qui avaient une vue sur du béton. C’est donc une approche qui peut permettre de diminuer la charge de travail.
Cette approche est séduisante, mais sa mise en œuvre prend du temps. Or le temps est ce dont les soignants se plaignent le plus de manquer…
Je pense que quand on dit que ces approches demandent du temps, on fait un amalgame entre deux conceptions différentes du temps. Certes, il s’agit de transformations profondes qui ne peuvent être accomplies que sur la durée, mais cela ne veut pas dire qu’elles prennent beaucoup de temps au quotidien. Reste qu’il faut tout de même une volonté politique forte pour faire aboutir ces changements profonds, et qu’il faut que cette volonté soit soutenue par des budgets conséquents, notamment pour un accompagnement par des consultants. Je sais que cela n’a pas bonne presse en ce moment, mais cet accompagnement nous semble nécessaire, même s’il ne s’agit pas des mêmes consultants que ceux qui ont fait parler d’eux ces derniers temps : on a besoin de consultants en qualité de vie au travail, en risques psychosociaux… Et je n’ai pas peur de dire que ce sont des prestations que nous assurons à la Fabrique Spinoza !
Au terme des plus de 350 pages de son étude de 2022*, la Fabrique Spinoza émet dix propositions pour favoriser la santé positive.
1. Revaloriser la santé mentale au même niveau que la santé physique, notamment par la prise en compte des émotions et relations.
2. Instituer une sécurité sociale alimentaire en reconnaissant ainsi un sixième risque, celui de malnutrition, avec une prévention dès l’école.
3. Élargir l’accès aux activités physiques et sportives, à des espaces de vie peu mobilisés que ce soit en ville ou dans l’espace public, en établissement scolaire ou en entreprise.
4. Ériger le sommeil au même niveau de priorité santé que l’alimentation et l’activité physique.
5. Amorcer une approche de santé sexuelle positive et universelle.
6. Renforcer le cadre réglementaire et les outils d’évaluation de la qualité de vie et de la qualité des espaces de travail et du télétravail.
7. Systématiser le recours à l’urbanisme « ville-santé » au croisement de l’aménagement, de l’approche biophilique et des enjeux sociaux et médicaux.
8. Systématiser la rencontre art-santé comme stratégie durable de soin par un travail conjoint au niveau des régions, en s’inspirant du programme « Culture & Santé » et en le simplifiant.
9. Consacrer un droit à la nature opposable (Dano) issu du droit fondamental à la protection de la santé, à l’école, en ville, et dans les soins.
10. Favoriser un déplacement de la santé vers un univers positif, de confiance et au plus près de la vie.
* Voir notamment La Fabrique Spinoza, Santé positive : guide des déterminants scientifiques aux citoyens, professionnels et institutions, janvier 2022. https://www.fabriquespinoza.org
** OECD, Guidelines for measuring subjective wellbeing, 2013. https://www.oecd.org