OBJECTIF SOINS n° 0293 du 01/06/2023

 

ÉTHIQUE

Benjamin Becker  


*Infirmier diplômé d’État
**Doctorant en santé publique

Par les particularités d’une médecine moderne qui confine parfois à la rudesse de certaines prises en soin(1), la démarche de réflexion éthique, qui requiert la manipulation de certains concepts philosophiques(2, 3), doit pouvoir trouver une place de choix dans le processus d’accompagnement singulier des patients et résidents d’établissements médicosociaux. Devenue un critère de qualité, elle apparaît comme une réponse prudente aux dilemmes auxquels, bien souvent, le soin et l’accompagnement nous confrontent, témoignant de l’intérêt majeur de développer in situ et en équipe la démarche de réflexion éthique.

Une étude de cas(4) se propose d’exposer un exemple de réflexion de concertation pluridisciplinaire répondant à une démarche stricte et bien définie : la description du contexte, l’élaboration du questionnement mettant en exergue le dilemme éthique, la discussion en regard de concepts prédéfinis et la proposition de sortie ou de résolution.

Contexte

Cette situation met en évidence l’institutionnalisation d’un homme relativement jeune (une cinquantaine d’années), Monsieur B., dans une unité géronto-psychiatrique habituée à l’hébergement de résidents âgés, voire très âgés. Monsieur B. présente des troubles neuro-dégénératifs évolutifs liés à un alcoolisme chronique et très ancien. À cette particularité de prise en soin s’ajoute la confrontation des soignants à une pathologique neurologique évoluée différente de celles habituellement rencontrées sur l’unité. À bien des égards, ce résident ne s‘identifie pas du tout aux autres personnes hébergées, et le verbalise de manière régulière. Il se dit angoissé d‘être « enfermé avec les autres », au milieu de résidents dont il ne maîtrise ni les codes, ni les habitudes de vie. Monsieur B. est parfaitement en mesure et en capacité d’intégrer le contexte de sa nouvelle situation de vie, notamment synonyme d’entrave à ses libertés et à ses allées et venues. Lorsqu’il en discute avec les soignants, il est en mesure d’évoquer sa dépendance à l’alcool qui le contraint aujourd’hui à une prise en soin en secteur fermé. Toute la complexité éthique relative à l’accueil de ce résident ne se situe pas tant dans l’intrigue entourant la prise en soin d’un patient « jeune », que dans la confrontation à une réalité de soin vécue et verbalisée par le résident comme étant synonyme d'« emprisonnement », d’angoisse et d’incertitude.

Questionnement 

La question éthique qui se pose ici est la suivante : eu égard à son âge et à ses capacités intellectuelles somme toute conservées, l’unité fermée est-elle vraiment adaptée à la poursuite des projets et plan de soins de Monsieur B. ? Cette question se voit consolidée par le fait que ce résident exprime une sincère volonté de rester le plus autonome possible, tant dans ses choix décisionnels que dans la coordination des activités liées à sa vie quotidienne. Cette situation, ainsi que les conflits de valeurs qu’elle soulève, sont analysés à travers le prisme des principes qui sous-tendent l’éthique biomédicale :

- l’autonomie du patient. Quelle place devons-nous laisser à l’autonomie décisionnelle plébiscitée par le résident ? À la lumière de ce qui est connu de ce résident nouvellement arrivé au sein de l’unité, comment prédisposer de cette capacité d’autonomie ? Par quel cadre doit-elle être sécurisée ? ;

- la bienfaisance et la non-malfaisance. Le principe de bienfaisance (comment toujours tendre vers le meilleur pour l’autre) est à différencier de celui de non-malfaisance (Primum non nocere – « D’abord ne pas nuire »). Il semblerait qu’ils soient tous deux centraux dans cette situation. Même si l’un ne présage pas systématiquement ni automatiquement de l’autre, il n’en demeure pas moins que l’attribut qui l’est différencie doit nous conduire à nous questionner sur le bien-fondé de nos actions de soin, de façon singulière, intrinsèque ou pluridisciplinaire ;

- la justice. Concernant ce dernier principe devant encadrer tout processus de réflexion éthique, une subtilité doit orienter sa manipulation. La justice, ici, met en évidence une injonction d’égalité de tous devant les soins, et au-devant de nos prises en charge. Elle suppose également que les soins apportés aux patients soient équilibrés, adaptés à leurs besoins physiopathologiques et proportionnés à leur état de santé. La casuistique évoquée dans cette situation ne semble pas nous enjoindre à le mobiliser. 

Discussion

Parmi ces quatre principes de la bioéthique(5), deux, majeurs, semblent s’opposer ici : le principe d’autonomie, dans le sens d’autonomie décisionnelle qui serait laissée à Monsieur B., et celui de non-malfaisance qui voudrait que chacun de nos actes tende vers ce qui paraît être la meilleure des solutions envisagées pour lui. 

Le respect du principe d’autonomie indique la nécessité de recueillir, puis d’appréhender et enfin de respecter certains éléments de vie nécessaires au résident pour la bonne compréhension de sa propre situation de vie, mais n’est pas 100 % observable au regard des éléments physiopathologiques le concernant. En effet, si le résident semble orienté dans l’espace et dans le temps, maître de son histoire de vie et en capacité cognitive de discernement concernant son parcours de vie et son dessein thérapeutique, les expériences d’hospitalisation et de vie passées prouvent à elles seules que cette capacité décisionnelle est amputée dans ce qu’elle a de plus précieux et intime à offrir : la singularité de tout un chacun. En cela, les limites décisionnelles du résident sembleraient somme toute à redéfinir et à re-questionner en équipe, afin que le « laisser faire » et que ce principe fondamental d’autonomie recouvrent leur sens philosophique et éthique profonds. 

La bienfaisance, quant à elle, pourrait ici s’opposer à la non-malfaisance, la démarcation devant les opposer n’étant pas si évidente, comme déjà évoqué précédemment. Aussi, comment tenir compte de ses besoins et de ses envies tout en affirmant l’existence de ce qui semble être une entrave à ses libertés, obligée par la pathologie ? La malfaisance (d’autant plus perfide qu’elle s’en trouve passive et totalement incontrôlée) apparaîtrait donc dès lors que l’équipe médicale et paramédicale proposerait à ce résident une prise en charge « gériatrique », par us et coutumes, motivée parce que conditionnée par des habitudes de prises en charge, mais qui sous-tend malgré tout que les plans de soins et thérapeutiques soient adaptés à chaque situation clinique. 

Finalement, et en dépit de cette unité, quelle prise en soin peut paraître adaptée et proportionnée à ce résident, jeune, et en partie en capacité de décision et d’autodétermination ?

Sortir du conflit de valeurs

La première étape en réponse à ces difficultés majeures, construite en équipe, sera avant toute chose d’élaborer un climat de confiance autour de ce résident et un espace de vie dans lequel il se sente en sécurité. Puis, il pourrait dans un second temps lui être proposé des activités en dehors de l’unité une fois que le climat de confiance sera restauré, afin d’évaluer précisément ses réelles capacités cognitivo-comportementales et intellectuelles, de tarir certaines angoisses et de le dégager d’un sentiment d’entrave maintes fois exprimé.

Enfin, il conviendra dans un temps plus éloigné de favoriser la construction de son rôle social au sein de l’unité même, notamment auprès des autres résidents et des soignants, et de travailler à développer avec lui un sentiment d’utilité au groupe afin de mailler le sens d’un vivre ensemble au cœur duquel il sera en mesure de trouver sa place.

Au total, l’intérêt de ce projet repose sur la nécessité de mailler les éléments de la prise en charge afin de créer un projet de vie qui permette davantage de le « tirer vers le haut » et lui donne un sentiment d’appartenance au collectif et d’utilité sociale, défi central chez un résident parfaitement incapable d’autodétermination à l’extérieur d’une unité contenante et nominale.

Conclusion

Face à une prise en charge qui questionne par l’âge du résident et une pathologie que l’on n’a pas l’habitude de rencontrer, le principe d’autonomie ici s’oppose à celui de non-malfaisance. Tout l’intérêt pour Monsieur B. après constitution d’un climat de confiance est de construire un maillage social et utilitaire par des activités intra puis extra-institutionnelles. Mais bien au-delà, ce processus de réflexion se fera véritablement le témoin institutionnel d’une démarche éthique(6).

Bibliographie

1. Hirsch Emmanuel, Le devoir de non-abandon. Pour une éthique hospitalière et du soin, éd. Cerf, Paris, 2004, coll. Recherches morales.

2. Canto-Sperber Monique, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, éd. PUF, Paris, 2004, coll. Quadrige.

3. Le Coz Pierre, L’éthique médicale. Approches philosophiques, éd. PUP, Aix-en-Provence, 2018, coll. Sciences Technologies Santé.

4. Boarini Serge, La casuistique classique : genèses, formes, devenir, éd. Publications de l’Université de Saint-Étienne, Saint-Étienne, 2009.

5. Beauchamp Tom, Childress James, Les principes de l’éthique biomédicale, éd. Belles Lettres, Paris, 2008, coll. Médecine & Sciences humaines.

6. Romatet Jean-Jacques, Éthique et nouvelle gouvernance hospitalière, In : Hirsch Emmanuel (dir.), Traité de bioéthique, Érès, Toulouse, 2010, pp. 529-543.