OBJECTIF SOINS n° 0293 du 01/06/2023

 

DOSSIER

Séverine Proust  

Formateur Ifsi, ingénieur de formation, Croix-Rouge Compétence Centre Val-de-Loire

Ce texte s’appuie sur le mouvement de la pédagogie institutionnelle pour aborder le concept d’autogestion en institut de formation en soins infirmiers (Ifsi). Une illustration de ce concept à travers des exemples concrets de participation des étudiants à la vie institutionnelle et organisationnelle est proposée. La place du « groupe sujet » instituant l’autogestion grâce à l’interdépendance collective est ainsi mise en lumière. Tel un artisan tisserand, le formateur-concepteur échafaude une ingénierie de formation qui s’inscrit dans un contexte complexe à prendre en compte pour définir des objectifs de formation ajustés et ajustables.

Le prisme de la pédagogie institutionnelle oriente le lecteur vers le concept d’accompagnement, plus particulièrement l’accompagnement au développement de la posture réflexive du futur soignant. La posture du formateur demeure sa principale marge de manœuvre pour soutenir le sujet apprenant en transformation et lui permettre de développer sa compétence réflexive. La création d’un pouvoir agir représente la finalité de cette démarche d’accompagnement, point d’ancrage de l’ingénierie de la réflexivité, transversale à l’Ifsi.

L’enjeu professionnel d’émancipation sous-jacent à cette démarche vise un objectif pour les futurs soignants : savoir ajuster sa conduite de façon autonome dans un cadre professionnel grâce à l’identification et l’explicitation des situations illustrant le développement des compétences.

Les missions complexes du formateur-concepteur

Cet écrit a pour vocation de mettre en exergue les pratiques actuelles liées au courant de la pédagogie institutionnelle au sein de certains Ifsi. Plus particulièrement, à travers l’exploration brève de plusieurs concepts tels l’autogestion, l’ingénierie de formation ou encore l’accompagnement, ce texte illustre la complexité des différentes missions menées par le formateur-concepteur en institut de formation. Celles-ci se trouvent à la jonction de plusieurs domaines : la relation pédagogique, la négociation collective et l’ingénierie de formation contextuelle, soumise à des ajustements permanents et inévitables. Dans ce contexte, le formateur-concepteur et accompagnateur veille à susciter chez le sujet apprenant une démarche de questionnement et une posture propice à la réflexivité, plus encore à la co-réflexivité dans le climat sanitaire actuel qui peut mettre à mal ses valeurs soignantes.

C’est au sortir de la guerre que se forge le mouvement de la pédagogie institutionnelle, engendrant un bouleversement des pratiques et une transformation du travail à l’intérieur des classes. Ce mouvement est couplé à celui mis en place au sein de l’hôpital, notamment en secteur psychiatrique, impliquant également de grandes modifications dans les pratiques soignantes. Ceux qui portaient ce mouvement s’inscrivaient dans une perspective d’innovation, de créativité et d’émancipation, plaçant le bénéficiaire au centre de leurs intentions pédagogiques ou thérapeutiques.

À l’Ifsi, les formateurs-concepteurs accompagnent les étudiants en soins infirmiers (ESI). Cet accompagnement vise notamment le développement de la posture réflexive, préalable à l’autodétermination professionnelle.

Ainsi le formateur-concepteur est à la fois l’initiateur d’une démarche d’accompagnement via une relation pédagogique au quotidien, et le tisserand, le maître d’œuvre d’une ingénierie de formation non figée, ajustée et ajustable au regard des exigences émanant de l’expression collective.

Le prisme de la pédagogie institutionnelle permet au formateur-concepteur en Ifsi d’analyser l’inscription de sa posture au sein d’une ingénierie de l’accompagnement visant l’émancipation de chacun.

La pédagogie institutionnelle et l’autogestion en ifsi

Selon Rémi Hess et Antoine Savoy, « Raymond Fontvieille et Fernand Oury fondent le mouvement de la pédagogie institutionnelle »(1). Avec Fernand Oury, la classe se métamorphose et laisse place à la coopération, au partage, à l’atelier et à l’expression libre. Ils luttent pour une pédagogie prenant en compte les besoins particuliers des élèves et mènent une bataille contre « la pédagogie du même pour tous, ségrégative, exclusive, qui s’étouffe sous ses principes de forçage, de logique cumulative et s’aliène à la reproduction. »(2)

Pourquoi qualifier cette pédagogie d’institutionnelle ? Parce que classe et promotion (si nous nous situons à l’Ifsi) sont avant tout un ensemble d’êtres humains. Rappelons qu’une institution est portée par les individus qui la composent.

Le concept d’autogestion en Ifsi

Raymond Fontvieille menait « une sorte d’analyse implicationnelle avec ses élèves »(3). En institut de formation, la participation des ESI aux différentes instances liées à la vie institutionnelle permet de faire vivre l’autogestion. Ils participent, par exemple, aux conseils pédagogiques et disciplinaires, aux Icogi (instance compétente pour les orientations générales de l’institut). Leur voix est délibérative. Ils prennent activement part aux décisions de la vie de l’institution et de ses orientations concrètes, grâce au conseil de vie étudiante.

De ce fait, les ESI proposent des projets porteurs de solutions pour leur quotidien d’étudiants. Ils sont décideurs de certaines démarches et activités institutionnelles émanant de leurs remarques et réflexions collectives. Ils collaborent ainsi à la mise en œuvre d’activités et font vivre « l’interdépendance collective » et le développement de compétences transversales. Antoine Savoye explique que « Le groupe devient groupe sujet et institue l’autogestion. »(3) Les étudiants se positionnent comme des organisateurs d’initiatives concrètes pour améliorer leur quotidien ou permettre la concrétisation de voyages d’études ou autres projets. Dans ce contexte, la promotion d’ESI devient alors « un lieu d’existence, de parole, de travail, où s’inscrit le désir »(4).

Dans une dimension plus “micro”, nous proposons en tant que responsables de promotion des temps d’échanges appelés « temps forts avec la promotion » , à l’organisation desquels « tout membre du groupe classe peut prendre part »(5) Ces espaces de paroles favorisent l’expression des apprenants sur le vécu de leur formation et l’émission de remarques constructives concernant l’organisation générale de la formation. Ces temps non obligatoires sont stratégiquement déclinés selon une fréquence régulière. La parole est libre, selon les règles établies : avant de libérer la parole, il convient de l’organiser. Sébastien Pesce explique que « libérer la parole suppose d’abord de la contraindre, de l’organiser [avec] la nécessité d’un ordre précis. »(6)

Objectifs pédagogiques selon l’ingénierie de la réflexivité

Revenons maintenant au travail du concepteur concernant l’ingénierie de formation en Ifsi. Il se tisse dans le respect et l’observance de certains objectifs pédagogiques, selon une ingénierie de la réflexivité propice à l’autogestion et en adéquation avec la réglementation en vigueur. Ces objectifs opérationnels en lien avec l’ingénierie de la réflexivité, transversale voire conductrice au sein du dispositif de formation des ESI, peuvent se décliner de cette manière :

- inscrire l’accompagnement à la réflexivité comme priorité transversale tout au long des études en Ifsi, en prenant en compte la multiplicité, et la diversité des espaces-temps de la formation ;

- faire vivre l’accompagnement à la réflexivité via une « réciprocité réflexive assurée »(7) ;

- veiller à la création d’espaces libres, d’espaces « entre »(7,8) propices au partage, à « la négociation pédagogique et à une pédagogie de l’opportunité »(9) ;

- permettre « la dynamique de formation de soi » chez l’ESI, grâce à un accompagnement favorable à l’émergence du « pouvoir d’agir » et d’une émancipation.

Ces différents objectifs reposent sur le fait qu’« accompagner, c’est œuvrer afin que des processus de compréhension viennent faire sel, afin qu’un agir puisse s’édifier, que des sujets puissent s’engager et œuvrer en vue d’un accomplissement ou d’une dynamique de formation de soi. »(10)

En ce sens, cette ingénierie de formation et ses intentions s’inscrivent dans les traces de la pédagogie institutionnelle.

La construction de la posture réflexive

Le concepteur, tel un artisan, construit son ingénierie de formation en s’appuyant sur un référentiel de formation. D’un point de vue organisationnel, des institutions externes (agence régionale de santé, par exemple) orientent les décisions concernant les démarches et missions du concepteur. Dans ce cadre formel, la « marge de manœuvre », d’émancipation, en tant que formateur, peut être entrevue à travers et grâce à sa posture auprès des apprenants, sujets en pleine construction identitaire. Marcel Postic précise que « La relation pédagogique devient éducative, quand, au lieu de se réduire à la transmission de savoirs, elle engage des êtres dans une rencontre où chacun découvre de l’autre et où commence une aventure humaine par laquelle l’adulte va naître en l’enfant »(11). Cela indique la notion de réciprocité et de partage dans la relation. Le formateur soutient l’étudiant dans la construction de sens grâce à l’exploration des expériences vécues. Il l’aide à élaborer le sens de sa propre réalité. Cette posture demande donc de se dégager de ses propres représentations en tant qu’accompagnateur. Ainsi, l’étudiant se forge sa propre expérience, son projet et son identité professionnels. La posture du formateur en Ifsi est guidée par la notion d’agogie qui signifie « pousser devant soi, conduire et agir »(12).

La place de l’accompagnateur et surtout sa posture sont donc majeures dans l’accompagnement des jeunes adultes en formation. « Chez Carl Rogers, l’intervenant (qu’il soit enseignant, psychologue, psychosociologue) est d’abord un facilitateur, un accompagnateur. »(13) Il adopte une posture de médiateur, de régulateur, pour aider le sujet en formation à mettre en mots ses apprentissages, à expliciter les situations vécues.

Ainsi, il soutient l’étudiant dans l’identification des situations lui permettant d’affirmer sa compétence, de gagner en confiance en soi. Le référentiel infirmier comporte dix compétences à acquérir au cours de la formation qui se déroule durant six semestres. Le rôle du formateur est d’accompagner l’étudiant vers l’acquisition de ces compétences et vers le développement de son analyse réflexive de manière à le rendre autonome dans la mise en exergue des éléments constitutifs et saillants de la compétence. L’accompagnateur a un rôle complexe dans la création de cette « mutualité coopérative »(14), « indicative d’un groupe perçu comme communauté où chacun est engagé mais reste assuré de sa singularité »(15).

La posture de l’accompagnateur est nécessairement régulatrice, dans un souci de co-construction et de sécurisation du climat général, et dans le but de prendre en compte chacun dans une dimension collective. « Les termes de rencontre et de réciprocité sont associés le plus souvent au partage de préoccupations singulières qui prennent une dimension collective. »(16) L’enjeu pour l’accompagnateur est donc de créer les conditions favorables, à travers son accompagnement, pour faire vivre la résonance collective des situations vécues, évoquées par chacun, et favoriser l’appropriation individuelle de l’essentiel grâce à un cadre visant une « réciprocité transformatrice »(16, 17), à travers une co-réflexivité.

La création d’un pouvoir agir

Alexandre Lhotellier précise le caractère rigoureux et méthodique de l’accompagnement : il ne suffit pas de faire vivre des valeurs et principes liés à la bienveillance, mais « il est nécessaire également d’avoir une méthode, autrement dit un ensemble d’opérations définies, repérables, véritables, évaluables, pour atteindre les objectifs. Car, on ne voit pas comment se perfectionner sans approfondissement, quel que soit le talent au départ »(18). Cela permet de différencier l’accompagnement de type thérapeutique de celui qui est mis en œuvre dans le cadre de la formation : accompagner un adulte en formation, c’est l’aider à construire son propre savoir et à prendre conscience de son potentiel. Soulignons l’importance de l’inscription de cet accompagnement au sein d’une ingénierie de formation pensée grâce à une conception stratégique et une adaptation continue au regard de la progression du groupe accompagné.

Il s’exerce auprès du collectif en formation mais également de façon individuelle grâce à des temps prédéfinis, après une analyse du contexte et de ses caractéristiques. Ce contexte n’est pas figé mais mouvant. Les lignes préétablies sont amenées à se redéfinir au regard des incontournables du moment, des opportunités à saisir, souvent mis en exergue grâce à des manifestations visibles ou invisibles du groupe, exprimés à demi-mots, perçus par le formateur comme autant d’indices guidant sa démarche d’accompagnement, indices certainement subtils, assurément considérés et analysés.

L’accompagnement mené auprès des ESI permet de cheminer grâce à la création de conditions propices à l’analyse de situations vécues et réelles. Il permet à chacun de se sentir soutenu dans ses avancées, dans ses doutes, dans son histoire singulière s’inscrivant au sein d’un contexte environnemental réel. En effet, la finalité est surtout de permettre aux futurs soignants de mieux comprendre le monde environnant et « d’agir sur [celui-ci] avec efficacité, efficience et pertinence. »(19)

En ce sens, la posture de l’accompagnateur a un impact sur la vie du groupe et son autonomie. « Plus le groupe est soumis à une gestion adulte autoritaire, plus il est dépendant du chef. En cas d’absence du leader, le groupe ne prend pas d’initiative. Par contre, dans les groupes à gestion démocratique, les participants suppléent l’absence du chef en se donnant ou une tâche ancienne non terminée, ou en entreprenant une autre… »(20) Les ESI s’orientent vers un travail d’équipe.

Une des priorités de l’ingénierie de formation en Ifsi est l’apprentissage de l’autogestion et l’ajustement de sa conduite de façon autonome dans une perspective professionnelle. Cette autonomisation et cette émancipation se créent grâce aux échanges collectifs. Le développement d’une posture réflexive devient une priorité pour l’ESI, en vue de son futur exercice professionnel, pour la démarche de co-réflexivité, et pour le pédagogue. Fernand Oury et Célestin Freinet ont été des pionniers dans l’accompagnement des apprenants vers le développement d’une posture réflexive, de l’assertivité et de l’émancipation professionnelle.

Conclusion

À travers une exploration conceptuelle modeste, le lien entre pédagogie institutionnelle et accompagnement à la réflexivité a été mis en exergue. En outre, l’étayage conceptuel de la pédagogie institutionnelle nous a permis de comprendre son inscription au sein de l’environnement de travail du formateur-concepteur. La philosophie sous-tendue par le projet de formation en Ifsi s’inscrit dans une volonté de développement de l’autogestion, finalité qui guide les missions d’accompagnement du formateur-concepteur auprès des ESI.

La notion de réflexivité s’est invitée tout au long de cet écrit pour mieux en comprendre les contours dans les missions d’accompagnement du formateur-concepteur. L’environnement sanitaire au sein duquel évolue l’ESI est de plus en plus complexe. Cette complexité s’impose au formateur-concepteur, dont un des rôles est d’analyser ce contexte et de le prendre en compte dans les déclinaisons concrètes au sein du dispositif de formation. L’accompagnement à la réflexivité devient une priorité pédagogique. De nombreuses ressources représentent alors des leviers du développement de l’identité réflexive et de l’émancipation du futur soignant : le collectif de pairs, les conditions de mise en œuvre de la formation, plus précisément l’ingénierie pédagogique déclinée à partir de la philosophie intangible de l’ingénierie de formation et, surtout, la posture de l’accompagnateur.

Bibliographie

1. Hess, R., Savoye, A. (1993). L’analyse institutionnelle. PUF, Que sais-je ? N° 1968. 

2. Canat, S. & Lapeyre, M. (2007). Vers une pédagogie institutionnelle adaptée. Les besoins particuliers des élèves en situation de difficultés scolaires. Reliance. 4(26), p. 114.

3. Hess, R., Savoye, A. op. cit., p. 25.

4. Yves, J. (2008). Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle. Reliance. 2 (28), p. 115.

5. Hess, R., Savoye, A. op. cit., p. 27.

6. Pesce, S. (2013). Rhétoriques de la réflexivité : ordre du discours, production du sens et visée émancipatoire en situation réflexive. Dans Béziat, J. (dir.). Analyse de pratiques et réflexivité. Regards sur la formation, la recherche et l’intervention socio-éducative. L’Harmattan. p. 202.

7. Breton, H., Denoyel, N., & Pesce, S. (2019). L’accompagnement en formation d’adultes : postures, pratiques et effets (Chemins de formation). L’Harmattan.

8. Breton, H. (2015). Attention conjointe, coexplication de l’expérience et accompagnement en formation. Dans H. Breton, S. Pesce, N. Denoyel (dir.). Accompagnement, réciprocité et agir collectif. Éducation permanente. 205, p. 87-98.

9. Boutinet, J-P. (1990). Anthropologie du projet (éd. 2020). PUF.

10. Breton, H., Denoyel, N., & Pesce, S. op. cit., p. 251.

11. Postic, M. (2001). La relation éducative. Avant-propos. PUF, 2e édition. p. 9-10.

12. Paul, M. (2009). L’accompagnement dans le champ professionnel. L’Harmattan.

13. Hess, R., Savoye, A. op. cit., p. 35-36.

14. Denoyel, N., Guillaumin, C., Pesce, S. (2009). Pratiques réflexives en formation, Ingéniosité et ingénieries émergentes. L’Harmattan.

15. Gaulier, S., Pesce, S. (2015). Réciprocité, agir collectif et identité professionnelle. Le cas de la formation des formateurs de l’alternance. Éducation permanente. 205, p. 125.

16. Gaulier, S., Pesce, S. op. cit., p. 126.

17. Gaignon, C. (2006). De la relation d’aide à la relation d’êtres. L’Harmattan.

18. Paul, M. op. cit., p. 29.

19. Paul, M. op. cit., p. 30-31.

20. Hess, R., Savoye, A. op. cit., p. 34.