LE SENS DES MOTS
*Infirmier anesthésiste,
**Cadre supérieur de santé
L’influence de la philosophie grecque et les facilités de langage ont contribué au rapprochement de sens entre savoir et connaissance. Toutefois, le savoir s’envisage au-delà de la connaissance. Sa capacité encyclopédique, sa visée universelle, son pouvoir performatif, lui donnent un statut et un sens distinct. Le savoir s’entend comme saveur, corpus de connaissances, érudition, vérité, science, apodicticité, pratique, expérience… Dès les premiers frémissements du monde, il nous est donné comme principe et fin de l’agir humain. Objet de désir, sésame de l’émancipation, lieu d’épanouissement, il se partage comme un bien commun, permet l’action, culmine avec la sagesse.
Le savoir et son honorabilité sont reconnus plus particulièrement aux femmes et hommes de sciences, aux lettrés, aux experts et autres érudits. Il devrait l’être à celles et ceux qui enseignent et pratiquent l’expérience de la vie, perpétuent les us et coutumes de leur peuple, maîtrisent la grammaire de leur art, montrent un savoir-faire suréminent… Avec le siècle des Lumières, le savoir se veut encyclopédique, scientifique, universel, démocratique. Il postule, sinon la vérité, le vrai et le juste ; ouvre à la liberté et à l’égalité. Il entend éloigner de l’ignorance, délivrer des oppressions, combattre l’obscurantisme. Mais qu’est-ce que le savoir, quelle définition lui correspond ? Qui peut dire précisément ce qui le caractérise, sa matière, sa genèse, son amplitude, ses tenants et ses aboutissants ?
Nous pouvons convenir qu’il n’est ni croyance, ni opinion, mais rationalité et preuve. Par sa portée, ses formes multiples et complexes, le savoir renvoie à de nombreuses unités de sens et de déclinaisons ; il ne se laisse guère assigner à une étroite ou banale définition. Assimilé par endroits à la connaissance, le savoir doit en être distingué. La problématique définitionnelle du savoir convie à la modestie. Notre propos ici est une introduction à quelques unités de sens du savoir.
La philosophie antique s’est précocement préoccupée des théories et doctrines du savoir, sous le terme de connaissance, à l’époque. Les premiers philosophes – présocratiques – et ceux qui ont suivi, Platon, Aristote notamment, ont assidument étudié le processus de la connaissance : son principe, ses caractéristiques, son sens.
À l’origine, la connaissance du monde est pénétrée de croyances religieuses, de mythes, mais procède aussi des perspectives de l’âme et de ses passions. L’âme sait et se souvient. Pour le philosophe d’alors, le processus de connaissance naît d’un subtil phénomène de contact entre le sujet connaissant et l’objet connu qui se transpose en lui. La connaissance fut longtemps aussi célébrée comme une dimension divine. Mais l’épistémologie de la connaissance évolue sous l’œuvre de la raison.
C’est par la démonstration scientifique que nous pouvons accéder à la connaissance, c’est-à-dire à la vérité. Après avoir étudié et partagé les processus de la connaissance de ses prédécesseurs, Aristote affirme que c’est par l’explication rationnelle des causes que l’on parvient à la vraie connaissance des choses et à la vérité. Pour Aristote, « Savoir, c'est connaître par le moyen de la démonstration » et « Par démonstration, j'entends le syllogisme scientifique »(1) Rappelons qu’un syllogisme est un raisonnement qui permet d’établir un lien de causalité.
« Ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». Cette maxime emblématique attribuée à Socrate, sauf à la considérer ironique, invite à méditer sur ce qu’est le savoir. Sans doute un horizon que nous approchons sans jamais l'atteindre. Mais c’est aussi la conscience de son ignorance.
Le Dictionnaire de l’Académie française, comme Le Littré, Le Robert et Le Larousse définissent en substance le savoir comme un ensemble de connaissances acquises, fondées sur l’expérience, l’étude, l’apprentissage, l’observation… Dans cette définition ramassée, nous comprenons le savoir comme expérience de l’existence, acquis scientifique, enseignement, arts et lettres. Autrement dit, toutes matières et réalités intériorisées, par lesquelles se conçoivent et s’édifient l’expérience et les finalités de la vie.
Le savoir est une réalité plurielle, sans limite ni exclusive ; il ouvre et s’ouvre à tout. Cependant, qu’il s’agisse des sciences ou des arts, des matières de l’esprit ou des habiletés pratiques, il est un et indivisible. Le savoir est une somme, tenue et orchestrée par l’intelligence où tout est appréhendé et s’harmonise en un tout unifié. Il y a une unité du savoir. Ainsi l’envisage Descartes dans ses Règles pour la direction de l’esprit(2): « Si donc on veut sérieusement chercher la vérité, il ne faut pas s’appliquer à une seule science ; elles se tiennent toutes entre elles ». De facto le savoir, dans son édification, sa progression, sa grandeur, sa profondeur, est un cumul organisé de connaissances, dont l’étude et l’assimilation de chacune aide à celle des suivantes et que l’esprit organise, harmonise et unifie.
De Vecchi(3) confirme que le savoir « n’est pas un simple empilement de connaissances », mais une construction élaborée, « une structure complexe », sous l’égide d’un travail cognitif, et citant Piaget, « à travers des phénomènes d’assimilation-accommodation », de « rupture et de remodelage successifs », citant cette fois Bachelard.
Enfin, la définition du savoir par Foucault dans l’Archéologie du savoir(4) montre la pluralité et la complexité des processus de son édification. À partir de pratiques discursives définies1 (énoncés, concepts,…) se forme « le préalable de ce qui se révèlera comme une connaissance, une illusion, une vérité ou une erreur, un acquis définitif ou un obstacle surmonté … » et que la science qualifiera ou non. Le savoir est le domaine constitué par ces différents énoncés ; c’est aussi « un espace pour le débat » ou encore « le champ de coordination et de subordination où ces énoncés, théories… se définissent, s’appliquent et se transforment ». Pour Foucault, le savoir n’est pas que de science, il englobe tous les objets de connaissance et se réactualise au gré et avec la rigueur de nouvelles pratiques discursives.
Dans le foisonnement d’occurrences impliquant le savoir, mille et une connotations ressortent. Le savoir se dit érudition, science, vérité, liberté, savoir-faire… Quelques-unes seront évoquées. Il est utile d’initier ce propos par l’étymologie.
Le mot a évolué entre le premier siècle et aujourd’hui. Du latin classique sapere signifiant avoir de la saveur, un bon goût, puis sous l’influence de sapien (sage), le mot est alors affilié à sagesse, puis à perspicacité, comprendre, connaissance… avant d’être en vieux français savir puis scavoir. En 1740, Le Dictionnaire de l’Académie française présente le mot dans sa graphie actuelle : savoir, et considère qu’il consiste en un ensemble de connaissances acquises par l’étude, l’observation, l’expérience…
Le savoir ne vaut que par sa « vérité », son utilité et sa bienfaisance. L’ouvrage À quoi sert le savoir ?(5) ouvert par les Presses universitaires de France à 72 auteurs contemporains, y répond bien mieux que nous. Le savoir sert à « la vérité, libérer, résister, s’affirmer, être heureux… ». À la lumière de cette somme, il est impossible ici de déployer toutes les possibilités et finalités du savoir ; pour nous il est, avec la santé, le bien humain qui permet tous les autres.
Le savoir, dans sa dimension scientifique, se préoccupe de la recherche et de l’explication des causes. Il en est le produit. Il est, par définition, l’expression de preuves, et – pour certains – de la vérité. Il faut être prudent avec le concept de « vérité », difficile à saisir. Elle est de source divine selon Platon. Descartes donne sa méthode pour l’appréhender. Mais le savoir peut et doit se prévaloir du vrai par son adéquation, sa conformité ou sa correspondance au réel, par quoi il se défend d’être une croyance, une conviction, une opinion, toute chose propre à chacun ou à un petit nombre, sans fondement rigoureux, ni preuve, qui mènent à l’erreur et à l’errance.
Comme caractéristiques du savoir, préférons la justesse et la véracité du réel, son caractère observable, rationnel, universel et saisissable par l’entendement : ainsi donne-t-il des clés de compréhension du monde, permet une pensée juste, utile et bonne.
Tout savoir est nécessairement investi d’un « savoir d’action » sans lequel il apparaît à certains superflu, inutile. Le « savoir d’action » est celui de l’agir. Sans cette faculté dynamique, le savoir est théorique, somnolent et passif. Ainsi, la dimension théorique et conceptuelle du savoir s’articule par nécessité notamment à une dimension opérationnelle, un savoir-faire, un savoir-être… Il y aurait deux dimensions dans le fait de savoir, et de nature différente. Savoir qu’il faut prendre l’avion pour aller à New York est différent du savoir le prendre pour s’y rendre. Mais la rupture entre les deux n’est jamais consommée, comme le montre la thèse de Duhamel(6) ; l’intelligence pratique, l’aptitude à raisonner, les capacités déductives… constituent aussi une « autre forme de savoir » nécessaire à l’opérationnalité du savoir « propositionnel ». Il s’agirait ici d‘expliciter les phénomènes cognitifs de l’action. Nous ne le ferons pas.
Nous retiendrons que tout savoir contient son principe d’action. Qu’il ne suffit pas de savoir pour savoir faire. Le premier est une assistance pour le second et c’est par la médiation d’un travail cognitif complexe que l’on passe de l’un à l’autre. Pour nous, ce « savoir action » est un savoir procédural.
Il existe une circularité entre la liberté et le savoir. Ils se nourrissent mutuellement. L’absence de connaissances, l’ignorance, l’inculture, met en état de dépendance, affecte l’image de soi, touche à l’identité. Le savoir donne de l’autonomie, élève l’estime de soi, évite la destitution. Le savoir est ainsi libérateur, émancipateur, protecteur, et il s’alimente de cela. Des connaissances vraies et fiables aident à penser et à agir plus librement car en connaissance de cause. À l’inverse, faire sans savoir, à l’aveugle, par croyance, c’est lier son sort au hasard ou à l’effet d’autrui. Le savoir sort l’esprit des brumes de l’ignorance, permet l’accès au monde, affranchit des servitudes et dominations, éclaire les possibilités de l’action…
La liberté est un droit que l’article 26 de la Déclaration des droits de l’homme suspend aux sources du savoir – l’éducation, l’enseignement, les apprentissages – et qui ouvre aux chemins de la compréhension, de la tolérance, de l’amitié et de la paix. Maintes fois montrée dans l’histoire du monde, c’est de la confiscation du savoir par un groupe ou des interdits à son accès que naissent les dominations, inégalités et autres asservissements. Le savoir est un bien commun qui se partage dans l’égalité et librement ; ce que Condorcet(7), précurseur de l’école libératrice, considère dans ses Cinq mémoires pour l’instruction publique : « Le savoir doit être démocratisé, pour que chacun ait accès à la possibilité de liberté qu’il donne ».
Est-ce à dire que le savoir suffit à la liberté ? Certes non ! On peut disposer d’une large érudition et être empêtré dans ses possibilités d’agir. De même, le savoir imposé, orienté, contingenté, frustre, rebute ou enferme plus qu’il n’autonomise ou n’épanouit. Le savoir offre les conditions de possibilité d’une autonomie, d’user de son libre arbitre, d’avoir un esprit critique, d’échapper à la servitude… s’il est appliqué dans le discernement, sous l’égide de l’intelligence pratique. Mais il n’est pas suffisant de s’affranchir des dominations extérieures ; par le savoir, la liberté naît aussi d’un progrès intérieur, d’un combat avec soi-même, pour se soustraire à ses propres chaînes et à ses propres enfermements.
Au-delà de leur filiation étymologique latine commune (sapere), le savoir et la sagesse sont souvent associés dans les faits. Les grands érudits (Socrate, Confucius, Aristote, Bouddha…) sont célébrés comme des figures de sagesse. Mais faut-il être savant pour parvenir à la sagesse, par quoi l’ignorant en serait incapable ? Le savant peut destiner son savoir à des fins que la sagesse réprouve et l’ignorant, jamais ignorant de tout, peut faire montre de sagesse par ses qualités humaines.
La sagesse est l’expression d’une conscience prudente, faite de discernement, de modération, d’équilibre, à la recherche du vrai, du bon, du juste et de l’utile. Toute chose facilitée par le savoir associé à une grandeur d’âme et à une réflexion vertueuse. Le sage est celui qui, par la richesse et la force de son esprit, peut éclairer la complexité du monde, et enseigner à bien juger et à bien agir.
Par le philosophe, amoureux du savoir et ami de la sagesse, nous apprenons que c’est par l’érudition (sophia en grec ), mais aussi par expérience morale, réflexive et pratique (phronesis) que la vraie sagesse advient et ouvre sur la voie du bonheur, autant qu’il soit possible.
Balandier affirme que « le savoir n’est pas la connaissance »(8).Ces deux termes ne sont pas des synonymes. Savoir n’est pas substituable à connaissance quand on dit : « avoir la connaissance d’un accident », par exemple. Plus précisément, la distinction opère clairement entre le « savoir que » (assimilable à connaissance) et le « savoir comment » (savoir-faire).
À l’origine, le substantif « connaissance » vient du latin cognoscere tiré du grec gignosko qui signifie « apprendre à connaître », « se rendre compte ». Il évoluera au moyen-âge en conoisance, connoissance, pour devenir « connaissance » aujourd’hui. Le Dictionnaire de l’Académie française le distingue de l’accumulation de savoirs ou d’information factuelle, mais l’envisage comme une forme particulière de matières spirituelles.
Connaître, c’est « se ressouvenir », dit Socrate dans le Ménon. La littérature regorge de propositions définissant la connaissance, tout en suggérant leur incomplétude et l’absence d’unité. Pour certains, il s’agit d’une « croyance vraie », d’autres demandent qu’elle soit « justifiée » ou encore « fondée sur la raison ». Ce qui caractérise la connaissance, c’est son aspect théorique, sa nature conceptuelle et, contrairement au savoir, son absence d’opérationnalité. Tant que la connaissance est dans l’ordre de la représentation mentale, de la subjectivité, c’est une croyance, un énoncé sans preuve, voire un biais cognitif. Elle nécessite l’épreuve de la raison, de la démonstration, pour se constituer et être instituée en savoir. La connaissance n’est pas le savoir, n’a pas le même statut ; elle le précède, ne le garantit pas. En définitive, aujourd’hui, nous n’avons pas de définition consensuelle du mot.
Le savoir est ce capital intellectuel, théorique et opérationnel, organisé et maîtrisé, que chacun se constitue, éprouve et actualise pour concevoir et conduire sa vie. Il advient par l’éducation, l’instruction, les apprentissages… Des pratiques discursives à la certification, par la raison ou par la science, il donne accès au monde, ouvre aux chemins de sens de l’existence. Condition de l’émancipation et de l’épanouissement, il ne prétend pas à la vérité, mais à l’interprétation conforme du réel. Nourri par la curiosité de l’universel, il préfigure la sagesse et ouvre à la possibilité du bonheur.
1. Aristote. Seconds Analytiques. Traduction (1939) J. Tricot (1893-1963). Éditions Les Échos du Maquis, v. : 1,0, janvier 2014.
2. Cousin V. Règles pour la direction de l’esprit. Œuvres de Descartes. Levrault, tome XI, 1826. pp. 202.
3. De Vecchi G. La construction du savoir scientifique passe par une suite de ruptures et de remodelages. In: Recherche & Formation, N°7, 1990. pp. 35-46.
4. Foucault M. Archéologie du savoir. Gallimard.2008.p.294
5. Collectif. À quoi sert le savoir. 72 intellectuels d'aujourd'hui, 72 textes pour penser et agir, Paris, PUF, 2011.
7. Condorcet. Cinq mémoires sur l’instruction publique. Flammarion ; 1993. p.380.
8. Collectif. À quoi sert le savoir, op. cit., p. 55.