Infirmière cadre de santé nommée il y a bientôt un an Chief nursing officer (CNO), Brigitte Feuillebois est aussi experte des professions paramédicales au ministère de la Santé. Au travers de ses différents missions, elle cherche à faire évoluer les compétences des paramédicaux et le leadership infirmier.
Quel regard portez-vous sur votre parcours professionnel ?
La place sociale des infirmières dans la société française constitue le fil rouge de mon parcours professionnel. Ma carrière a débuté de façon « classique », à l’hôpital, dans des services d’urgences adultes puis pédiatriques. Après dix ans d’exercice, j’ai souhaité prendre une autre voie. En tant qu’infirmière, je me sentais limitée dans ma contribution à une stratégie plus large sur l’organisation des soins. Mes premières réflexions ont débuté autour des travaux menés sur l’introduction de la réduction du temps de travail (RTT) à l’hôpital ; l’occasion de questionner la place des professionnels dans cette analyse et dans leur manière d’appréhender leur temps de travail. C’est notamment pour acquérir de nouveaux outils et du recul que j’ai saisi l’opportunité d’intégrer l’institut de formation des cadres de santé (IFCS), lorsqu’on me l’a proposée en 2003.
Aujourd’hui, cette question de l’organisation du temps de travail, complexe, est au cœur de l’actualité avec la problématique de l’attractivité au sein des structures hospitalières, dans un contexte de pénurie de soignants.
Vous avez par ailleurs été amenée à exercer dans des secteurs d’activité très variés. Quels enseignements en avez-vous tirés ?
J’ai, en effet, eu l’opportunité d’exercer en milieu carcéral, où j’ai identifié ce qui représente pour moi les éléments fondateurs de l’identité de l’infirmière : quelle que soit la personne accompagnée, l’infirmière se doit de détenir des valeurs de non-jugement, de considérer les personnes en situation de vulnérabilité, d’exclusion, de précarité, et de représenter le premier jalon du système de santé permettant d’offrir à ces personnes les soins dus à tout être humain. J’analyse cette mission au travers des principes républicains, d’autant plus qu’au regard de ses effectifs et de sa cartographie, la profession peut garantir cet accès aux soins à tous.
En parallèle de mes études à l’IFCS, j’ai exercé en tant que faisant fonction de cadre de santé en Ehpad. Dans ces structures, des personnes vulnérables, aux caractéristiques de santé complexes impactant la prise en soins, sont elles aussi placées à l’écart. J’ai d’ailleurs eu l’opportunité de travailler au sein d’un groupe d’établissements gérontologiques privé, afin de mener des actions d’amélioration de leur organisation. L’occasion d’élargir mon champ d’intervention et de travailler sur la capacité à mettre en lien des ressources et des services rendus. Si l’expérience était très enrichissante, j’ai très vite réintégré le secteur public – d’où j’étais en disponibilité –, en raison des valeurs qu’il porte. Je me suis orientée vers la formation continue des professionnels de l’hôpital ; la formation représente selon moi un axe idéal pour planter des graines.
Ces diverses expériences professionnelles ont nourri mon fil rouge et permis d’affirmer cette posture de l’infirmière qui, au-delà des soins techniques, garantit la promotion et la prévention de la santé. Ce rôle devrait selon moi être davantage incarné par la profession. C’est d’ailleurs dans cette perspective que nous souhaitons aborder les travaux de réforme du métier [François Braun, alors ministre de la Santé, a annoncé le 10 mai 2023 la refonte de la formation et du métier d’infirmière, NDLR]. Le décret devrait être la déclinaison de ce que nous souhaitons pour notre métier dans l’avenir.
Comment avez-vous été amenée à intégrer le ministère de la Santé ?
Cela s’est fait progressivement dans ma carrière. J’ai postulé en 2015 à l’Agence régionale de santé (ARS) Ile-de-France, en tant que chargée de mission sur les protocoles de coopération. Ce poste m’a permis d’élargir ma vision des dispositifs innovants, et des capacités, pour les infirmières, à développer des compétences dans des organisations particulières auprès de médecins pourvoyeurs. J’ai exercé au plus près des équipes pour apporter un soutien méthodologique, rédactionnel et conceptuel. La Direction générale de l’offre de soins (DGOS) m’a alors sollicitée pour un poste de conseillère experte des professions paramédicales, que j’ai d’abord décliné, ne me considérant pas suffisamment expérimentée – généralement, ce sont des directeurs de soins qui accèdent à ce type de poste. Je voulais rendre légitime ma position. En parallèle de ma mission à l’ARS, je me suis inscrite à un master de sociologie. Je me suis alors intéressée aux professions de santé et à la redistribution des compétences. Lorsque la DGOS m’a de nouveau proposé le poste en 2018, je l’ai accepté.
Puis, en 2022, dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, une Journée a été organisée pour réunir l’ensemble des Chiefs nursing officers (CNO) de l’Union européenne. La DGOS m’a confié l’animation de cette rencontre, au cours de laquelle nous avons discuté de sujets spécifiquement portés par la profession. J’ai ensuite demandé une nomination officielle en tant que CNO afin de stabiliser la mission, l’investir pleinement, faire reconnaître la fonction au niveau du ministère et devenir l’interlocuteur français à l’échelle européenne et internationale.
Quelle est la distinction entre vos deux postes ?
Je dois adopter deux postures différentes. En tant qu’experte des professions paramédicales, j’ai une position technique. J’apporte mon expertise sur des sujets en lien avec l’évolution des métiers, des compétences, dans le cadre notamment des protocoles de coopération, des expérimentations, de la pratique avancée, pour les paramédicaux au sens large et non uniquement pour les infirmières.
En parallèle, je dois investir les missions de CNO, davantage politiques. Une coordinatrice de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) nous réunit tous les deux mois et organise des événements afin de partager nos expériences, nos visions, et trouver des stratégies. Dans le cadre de cette fonction, j’ai à cœur d’exporter le modèle français face à la problématique commune du manque de ressources soignantes. Si le directeur général de l’OMS s’est positionné pour créer des postes de CNO au niveau national, c’est notamment pour influencer les politiques des pays, développer l’attractivité, la fidélisation, et limiter les fuites des infirmières, même si la mobilité est inhérente à la fonction.
Comment se traduisent concrètement vos missions en tant que CNO ?
Je me suis fixé trois missions. Tout d’abord, communiquer largement sur les compétences des infirmières afin de les faire connaître. J’entends aussi jouer un rôle fédérateur autour d’une profession aux multiples organisations, afin qu’elle ne soit pas trop segmentée par des appartenances à des spécialités et à des lieux. Mon objectif est de trouver des moments pour porter un seul discours en faveur de la profession au sens large, non de privilégier des approches liées à un champ particulier. Pour cela, j’interviens par exemple au sein du Conseil national professionnel (CNP) infirmiers, qui représente l’ensemble des infirmières. Enfin, ma troisième mission consiste à représenter les infirmières françaises à l’échelle européenne et internationale.
Quelle voix entendez-vous porter pour créer cette unité au sein de la profession en France ?
L’idée serait d’envisager une structuration plus générale de la profession, quelles que soient les formations inhérentes aux spécialités et aux infirmières en pratique avancée (IPA). Les infirmières doivent être considérées comme un groupe de professionnelles détentrices de leviers et de spécialités. De même que la discipline des sciences infirmières doit trouver une place plus importante dans les écoles de santé françaises. L’objectif est donc de construire cette discipline spécifique, à laquelle les étudiants peuvent être formés, de l’Institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) jusqu’au doctorat, et qui soit portée par des infirmières – et non uniquement des professionnels médicaux –, souhaitant détenir ces missions et devenir les garants de la discipline. Même si l’interprofessionnalité est fondamentale, dans le cadre d’une formation à un métier, il est important de construire un groupe suffisamment solide afin de porter une identité spécifique, complémentaire des autres professions de santé.
Comment y parvenir ?
Il me paraît nécessaire de construire un parcours universitaire qui tiendrait compte à la fois des spécialités et des expertises. Le métier socle serait toujours accessible après trois années d’études universitaires, permettant d’exercer dans tous les domaines du soin. Les étudiants pourraient ensuite, en option, selon une durée déterminée, poursuivre leur formation afin d’acquérir une expertise ; celle-ci est acquise actuellement via des diplômes universitaires ou d’autres types de formations, non reconnus d’un point de vue académique. Il est ici question des formations en plaies et cicatrisation, gestion de la douleur, santé au travail, médecine scolaire ou encore soins palliatifs. Enfin, les spécialités et la pratique avancée seraient de niveau master, avec ensuite, la possibilité d’accéder à un doctorat en sciences infirmières. Si on souhaite se former dans la filière des sciences infirmières et aller vers le doctorat correspondant, il convient en effet d’avoir suivi les étapes préalables de la discipline dédiée et surtout les paradigmes de la recherche correspondant à cette même filière. Aujourd’hui, de nombreuses infirmières détiennent des doctorats mais très peu en sciences infirmières, car la filière complète n’est pas encore finalisée.
Ce volet national de formation serait ainsi organisé autour d’éléments de mise en cohérence sur ce que nous souhaitons pour l’avenir de la profession infirmière. Mais ce modèle en quatre ans, avec une formation socle et des trajectoires complémentaires dans des champs d’expertise, est-il cohérent dans notre pays où des jeunes souhaitent se former rapidement ? Le plus inspirant pour moi reste de parvenir à construire une trajectoire professionnelle attractive. Il faut de la souplesse, des modèles de formation nécessitant moins de rigidité pour les jeunes générations demandeuses de passerelles ou souhaitant disposer de la possibilité d’interrompre leurs études, puis de les reprendre.
Je soutiens toutefois l’importance, pour la profession, de s’implanter à l’université, lieu de construction pluriprofessionnelle. Elle doit désormais disposer d’une licence et non uniquement d’un grade licence. Nous devons mettre en œuvre ces jalons, pour apporter une reconnaissance, et créer une « marque métier », car la profession infirmière ne doit plus être considérée comme étant uniquement une vocation. Cet ancrage historique doit évoluer. Ce questionnement va être débattu au sein de groupes de travail et lors de concertations.
Quelles autres avancées souhaitez-vous défendre pour la profession ?
Il est nécessaire, selon moi, d’ouvrir le champ de la prescription et de la consultation. L’un de mes objectifs est de voir mentionné « consultation infirmière » dans un texte de loi.
J’essaie, de cette manière, de poser quelques briques afin d’obtenir des seuils d’acceptation. Les controverses sur le partage des champs et des compétences entre les médicaux et les paramédicaux sont nombreuses. Il faut davantage s’interroger sur la complémentarité et sur la volonté de mettre de côté les termes « rôle propre » et « rôle prescrit » pour que la profession soit reconnue comme un métier à part entière et non comme étant soumise à la prescription médicale, ce qui donne l’image d’un métier assujetti. Il faut également apporter une vision plus moderne de l’infirmière et mentionner avec une visibilité accrue les termes « prise de décisions » et « capacité à raisonner et à rendre un jugement clinique de manière autonome dans le cadre d’un exercice en équipe ».
Vous considérez-vous comme une porte-parole de la profession ?
Je suis à une place qui m’a été confiée et qui est légitimée par ma nomination. Je porte une vision politique et non revendicatrice, pour intégrer les capacités des infirmières à se positionner dans les stratégies de santé publique, alors qu’elles ont été, jusqu’à présent, éloignées de ce rôle.
Le fait d’être cadre de santé est facilitateur car je suis en proximité dans la vision. Je porte la réalité de terrain, ce qui me paraît fondamental. D’ailleurs, je suis en permanence au contact des infirmières, je me déplace dans les territoires, j’organise et participe à des webinaires pour leur permettre de me solliciter directement. Cette reconnaissance témoigne de cette acceptation et légitimation par la profession.
Vous êtes un exemple de leadership. Comment encourager les infirmières à se saisir de ce rôle ?
J’interviens au sein des Ifsi pour témoigner des parcours, qui sont certes singuliers, mais qui peuvent être inspirants. Il est important de montrer les possibles, et surtout cette capacité de se placer à des endroits où la politique se crée. Il faut faire connaître le métier d’infirmière aux personnes déterminant son avenir, notamment au législateur, qui peut manquer de certains éléments pour les prises de décisions. En parlant de leadership, il est important d’introduire la capacité pour les infirmières de faire de la politique, et d’être porteuses d’une réflexion, d’une évolution du système de santé, quelles que soient les places qui sont les leurs.