ÉTHIQUE
Urologue et chroniqueur sur l’innovation médicale, le Pr Guy Vallancien a fait paraître en juin dernier un petit essai* au sujet aussi ambitieux qu’inattendu sur le temps et son accélération destructrice. Des réflexions qui dépassent la question de la santé, tout en la concernant au premier plan.
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire sur le temps ?
C’est peut-être l’âge ! J’ai 77 ans, et il m’a semblé qu’il n’était pas inintéressant de me demander quel était mon rapport à ce temps chronométrique qui nous pousse, avec nos smartphones et nos montres connectées, à violer en permanence nos temps naturels. Nous l’avons trop oublié, mais dans le cosmos, le temps n’a aucun sens : Vénus, qui a la même dimension que la Terre, tourne autour du Soleil en 225 jours, donc plus vite que notre planète, mais elle tourne sur elle-même en 243 jours, donc bien plus lentement !
Votre livre peut se lire comme un appel à la lenteur qui surprendra peut-être ceux de vos lecteurs qui vous connaissent comme le chantre du progrès technique en médecine…
Quand je dis qu’il faut ralentir, je ne dis pas qu’il n’est pas bon qu’on puisse se rendre rapidement de Paris à Bordeaux ou à Lille : cela nous permet de nous connecter mieux. Ces progrès sont positifs, à condition de pouvoir les contrôler : nous sommes saturés de mails, de tweets et autres qui nous minent, qui occupent nos esprits, et ne nous permettent pas de nous reposer, de rêver… Il faut donc revenir à une certaine lenteur, qui est mal vue en occident, mais qui est source de meilleure compréhension du monde.
La lenteur que vous appelez de vos vœux est-elle compatible avec le système de santé actuel, où il faut toujours faire plus, plus vite, mieux, moins cher ?
Il faut faire mieux, oui. Plus vite, je n’en suis pas toujours sûr. Bien sûr, l’urgence est l’urgence. Mais justement, l’urgence est un bon exemple. Lors de la canicule de 2003, le mot d’ordre donné aux patients était de venir aux urgences, qu’ils seraient accueillis. Et aujourd'hui, on essaie au contraire de faire en sorte que les gens ne viennent pas aux urgences, parce qu’elles débordent. Le problème, c’est que nous n’avons pas su nous organiser, collaborer. Je pense qu’on peut assurer, avec l’argent qu’on a, une meilleure médecine : on gâche, on fait un nombre d’actes totalement inutiles… Et ceci est alimenté par le fait qu’on est payé à l’acte : on est dans un système qui ne tourne plus, qui ne sait plus où il va…
En attendant, les hospitaliers sont en permanence à la recherche de ce temps soignant qui leur fait défaut…
Oui, nous avons tous un temps administratif qui a considérablement augmenté, et qu’on peut réduire. Mais on voit que certains ont du mal à transformer leurs pratiques. Si on veut rendre du temps aux soignants, il faut se débarrasser de ce temps administratif, et transférer, je dis bien transférer et non pas déléguer, certains actes qui peuvent être faits par des infirmiers, des pharmaciens… Mais on voit que cela provoque des résistances insensées de la part de certains médecins.
L’hôpital semble être une bonne illustration d’un paradoxe que vous évoquez dans votre livre : les soignants qui y travaillent ont bénéficié d’énormes progrès techniques, de gains de productivité inédits, et pourtant ils ont moins de temps que jamais…
Oui, c’est vrai à l’hôpital comme dans tous les domaines de l’activité économique. Les équipes ne parviennent plus à s’organiser, chacun est dans son « petit coin », on manque de lien et c’est dramatique. On voit des membres du personnel quitter l’hôpital, déçus par ce qu’ils appellent la perte de sens de leur métier. L’une des clés est le management, qui est crucial dans la vie de l’hôpital, mais qui fait souvent défaut : quand vous êtes nommé chef de service, on ne vous demande aucune qualité managériale ! Comment voulez-vous, dans ces conditions, constituer des équipes pérennes, comment voulez-vous choisir les personnes qui vont pouvoir apporter le plus les unes aux autres ?
Étant donné les tensions en matière de ressources humaines, les recrutements ne se font de toute façon pas toujours sur le mode du choix du meilleur profil, mais sur celui de la plus grande disponibilité…
Oui, et c’est ce qui a été raté avec le Ségur de la santé. On a donné de l‘argent, mais on n’a pas vraiment réorganisé, et c’est bien dommage. Il y a probablement dans notre pays trop d’hôpitaux qui font tous la même chose. Il faudrait une gradation plus nette entre les petits hôpitaux ou « cités-santé », qui assureraient la prévention primaire et secondaire, les soins courants, les petites urgences, la réhabilitation, le médico-social, etc., des hôpitaux de deuxième niveau qui auraient de la chirurgie, la maternité, les soins intensifs, et un troisième niveau avec les CHU où se déroulerait la recherche et où seraient pris en charge les cas les plus complexes. Mais c’est quelque chose qui passe très mal, car tout le monde veut tout faire, le maire veut toujours que son hôpital ait un service de chirurgie, et personne ne tape du poing sur la table pour dire qui fait quoi à quel niveau.
Justement, c’est un débat dans lequel l’argument du temps entre souvent en ligne de compte : les maires disent qu’il faut que leurs administrés puissent accéder rapidement aux urgences ou à la maternité…
Oui, et c’est une idée fausse contre laquelle je me bats depuis des années. Entre le Samu, la protection civile, etc., on a des centaines d’hélicoptères en France qui peuvent aller en quelques minutes chercher l’agriculteur dans son champ, la personne âgée au fond de sa vallée, et les déposer sur l’héliport de l’hôpital. Développons donc ces services, mais aussi d’autres comme les hôtels mitoyens des hôpitaux pour faciliter l’organisation des patients qui habitent le plus loin, et on pourra faire changer les choses.
Dans cette optique, la technologie peut-elle nous aider à mieux utiliser notre temps à l’hôpital ?
Oui, bien sûr ! J’ai demandé à ChatGPT quel était le traitement d’un homme de 60 ans pour le cancer de la prostate, et j’ai eu la réponse instantanément, de manière parfaitement écrite. Aujourd'hui, l’information est dans l’ordinateur, et les malades peuvent y accéder directement. Le médecin et les soignants vont donc revenir à la consultation lente, dont l’objectif sera de proposer un parcours de soins qui tienne la route…
Vous évoquez aussi la vitesse comme un problème de santé publique. Que voulez-vous dire par là ?
Nous sommes aujourd’hui saturés de messages, et la jeune génération est en permanence devant son écran. Je décris le danger de voir l’émergence de l’homo numericus, avec de grands yeux, de gros pouces, de petites jambes et un cerveau minuscule. On passe notre temps à avaler de la pseudo-information. Même dans les réunions, tout le monde est sur son portable, personne n’écoute l’orateur…
L’un des intérêts de votre livre est votre regard de chirurgien sur ces questions. Le soignant est-il un témoin privilégié de la manière dont se manifeste le temps dans les corps qu’il prend en charge ?
Oui, le chirurgien que je suis a passé son temps à opérer, et à voir les organes battre : le cœur, l’intestin, le côlon, les artères, la vessie, les reins battent en rythme… Cela ne peut que me toucher, moi qui adore la musique et qui ai été bassiste dans un orchestre de jazz !
Il y a une autre question, que vous n’évoquez que peu dans l’ouvrage, et qui est pourtant liée à celle de ce que le temps fait à nos corps : c’est celle de la fin de vie… Comment vous positionnez-vous dans les débats actuels ?
La mort n’est qu’une dispersion de nos atomes, qui sont recyclés en permanence. C’est pourquoi que je pense que l’une de nos seules libertés, c’est celle de choisir le jour de notre mort. On ne choisit pas le jour ou le contexte de la naissance, on peut prendre quelques décisions plus ou moins importantes au cours de sa vie, mais on devrait pouvoir être sûr d’être en mesure de choisir d’en finir quand on a fait son temps. Il faut donc selon moi aller plus loin dans le droit à mourir, avec bien sûr des garde-fous, car on trouvera toujours des familles pour pousser l’aïeul à se suicider afin de « ramasser le magot ». En revanche, il ne s’agit pas pour moi d’un rôle médical : les soignants ne sont pas là pour cela.
Votre livre s’achève sur une « pétition du point d’orgue » demandant à tout un chacun de ralentir le rythme de ses actions. Cela vous semble-t-il possible à l’hôpital ?
Vu la désespérance du personnel, vu la perte de vision, de sens, qu’ils décrivent, je rêverais de réunir les 300 ou 400 personnes qui comptent dans le secteur de la santé (représentants syndicaux, DRH, chefs de pôles, et directions des soins, bien sûr, qui sont très importantes, etc.), de les mettre dans un hôtel à la montagne ou au bord de la mer… Je suis sûr qu’en trois jours, on verrait sortir la fumée blanche, le système entier serait transformé. Mais pour cela, il faut avoir le courage de ne pas faire des aménagements à la va-vite pour prolonger l’existant.