DOSSIER
Docteure en philosophie, directrice ADMR 13 Autisme, Aix-en-Provence
Pour que les savoirs professionnels circulent, ils doivent être identifiés, parlés, écoutés et confrontés. C’est ainsi que l’on obtient une lecture des écarts présents entre l’organisation formelle et informelle du travail ; des écarts sur lesquels il est possible d’intervenir au nom de la réussite du projet institutionnel.
En 1981, dans son rapport au Président de la République, Jean Auroux écrit : « L’entreprise est une composante essentielle de la cité et de la nation. Entité vivante, elle peut se transformer, se développer, s'amoindrir, être en mauvaise santé, vivre, mourir. Dans cette perspective, il importe désormais que les uns prennent davantage conscience de sa dimension sociale, et les autres davantage conscience de sa dimension économique »(1). Dès lors, un espace permettant la discussion devient indispensable parce que, selon lui, « La démocratie économique dans l'entreprise comme dans la cité doit d'abord se nourrir du vécu ; ainsi les travailleurs doivent avoir la possibilité de s'exprimer eux-mêmes directement sur leurs conditions de travail »(2). Dans toute organisation cohabitent différentes fonctions (direction, managers, employés) qui composent un collectif de travail saturé de multiples principes, intérêts et références. Dans l’objectif d’une performance globale, les points de vue des différents protagonistes devraient être entendus et considérés car l’écoute et le dialogue peuvent être des solutions au manque de reconnaissance, à l’isolement et à la perte de sens. Pour s’accomplir, chacun a besoin de comprendre en quoi son travail s’intègre dans l’entreprise(3), d’autant qu’il est le mieux placé pour identifier les dysfonctionnements et proposer des pistes d’amélioration(4). Le travailleur n’est pas une ressource humaine que l’on mobilise, il détient lui-même des ressources(5) parce que travailler c’est penser, c’est créer du savoir. Diverses études(6,7) ont montré que les espaces de partage et de dialogue sur les difficultés rencontrées par les salariés agissent comme des opérateurs de santé et de qualité de vie au travail. La discussion qui y est permise permet d’identifier les contraintes, de réguler les charges cognitives(8), de concevoir des concessions réciproques et donc possiblement de réduire les tensions interpersonnelles(3). Standardiser les manières de faire, anticiper les comportements des individus est impossible, surtout dans le secteur du soin et de l’aide où, inévitablement, il y a de nombreux aléas. Quels enjeux cela représente-t-il pour les manager ? Comment s’y prendre pour manager à partir du travail réel ? Nous nous appliquerons à présenter brièvement les lignes directrices d’un ergo-management qui tient compte des réalités du travail, qui reconnaît la coexistence de plusieurs types de savoirs et qui consent à leur circulation ; puis, à partir d’une expérience menée dans un Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), nous exposerons une possible méthodologie d’espaces de discussion proposée par la démarche ergologique : les Groupes de rencontres du travail (GRT) et ce qu’ils permettent.
Pour Yves Schwartz, philosophe instigateur de la démarche ergologique, « Ergo-manager signifie que l’on cesse, à tous les niveaux des organisations humaines, d’hypostasier les normes antécédentes, de réifier les partenaires, interlocuteurs, exécutants, usagers..., comme s’ils n’étaient pas, jour après jour, creusets de dramatiques d’usage d’eux-mêmes, porteurs à des niveaux très divers de réserves d’alternatives. Ceci implique un souci, une veille, une inquiétude permanente pour ceux qui ont cette responsabilité ou ce pouvoir, dans leur rapport à ceux dont ils attendent un résultat industrieux »(9). Celui ou celle qui souhaite ergo-manager considère le travail comme une activité, un usage de soi, une négociation permanente entre des normes collectives et des normes individuelles. Ainsi, il sait que chaque point de vue mérite d’être considéré et reconnu parce qu’il s’appuie sur une recherche d’efficacité permanente.
L’analyse ergologique du travail repose sur le dialogue entre les savoirs théoriques et les savoirs d’expériences. Il s’agit de comprendre le travail, de l’analyser avec ceux qui travaillent, en respectant trois principes essentiels : le rejet de toute hiérarchie des savoirs, la commensurabilité des savoirs et le fait que ces nouveaux savoirs impliquent des transformations(10). La tenue de ces trois principes est assurée au moyen de l’activation du Dispositif dynamique à trois pôles (DD3P, encadré 1). Le DD3P est un outil permettant d’optimiser l’organisation du travail à partir du travail réellement réalisé en plaçant manager et managés dans l’inconfort permanent, le « sentiment d’insuffisance de son propre savoir »(11). L’inconfort intellectuel partagé est au fondement de la démarche ergologique où il est question de « se laisser déranger méthodiquement à la fois dans nos savoirs constitués et dans nos expériences de travail, afin de progresser sans cesse sur les deux plans »(12). Admettre ne pas tout savoir, c’est être en mesure de reconsidérer ses modèles de référence, c’est lâcher prise sur ce que l’on sait déjà pour se laisser instruire par d’autres. C’est à cette condition que s’opèrent les transformations les plus profondes de l’organisation du travail.
Le GRT fonctionne avec la triple polarité du DD3P. Il se distingue de l’audit où l’intervenant apporte des conseils car ici l’animateur (qui n’est pas le manager) n’a pas de solutions « clés en mains » : il impulse une dynamique pour que les diagnostics soient construits par les professionnels et pour eux. Le GRT se distingue aussi du groupe d’analyse de pratiques dont la finalité réside dans la professionnalisation des praticiens et dans la production de connaissances sur les pratiques professionnelles(13). Si la démarche ergologique tend à interroger démocratiquement le monde commun à construire, alors le GRT va au-delà d’un seul travail, aussi nécessaire soit-il, sur l’identité professionnelle des praticiens ou la production de connaissances sur les pratiques professionnelles. Il s’agit d’agir collectivement pour une amélioration de l’organisation du travail.
La méthodologie présentée ci-après a été pensée(14) dans le cadre d’une recherche doctorale sur l’évaluation qualitative du travail social mais elle a, par la suite, été appliquée dans plusieurs établissements du secteur médicosocial, dans le cadre de l’amélioration de la qualité de vie au travail(15). À partir de l’analyse des situations de travail, le GRT rend compte des modes opératoires individuels et collectifs des salariés (en termes de santé, d’efficacité, de qualité et de moyens) afin d’atteindre les objectifs fixés. Les discussions sont centrées sur le travail réel et favorisent la prise de décisions concrètes et collectives.
Notre expérience menée au sein d’un Ehpad public de 180 lits, situé dans le centre de la France, nous permet d’illustrer notre propos.
La direction souhaite renforcer la cohésion d’équipe et améliorer les relations interpersonnelles dans le cadre d’une réorganisation majeure : la division de l’établissement en plusieurs secteurs. Différents métiers sur plusieurs niveaux hiérarchiques sont alors mobilisés (cadres de santé, infirmières, aides-soignants, agents de services hospitaliers), sur la base du volontariat, pour constituer quatre groupes homogènes de 2 à 10 participants (même fonction ou même métier ou même niveau hiérarchique). Le groupe homogène permet d’écarter toute situation de hiérarchie qui pourrait gêner l’expression ou, au contraire, induire des phénomènes de groupe. Les résultats sont consignés dans un rapport écrit faisant état des récurrences identifiées à la fois dans les groupes métiers et entre les différents groupes rencontrés sur tout le temps de l’intervention (10 mois). Les participants sont mobilisés sur leur temps de travail.
Le dispositif se décline en trois phases de trois séances par groupe. La première phase correspond au partage des expériences singulières. Elle vise à collecter des manières de faire particulières. Puisque les savoirs d’expérience ne sont pas disponibles immédiatement, diverses techniques qualitatives de recueil d’informations sont mobilisées : vidéo, photos, récits d’activité. Bien souvent, beaucoup d’informations sur le travail et son organisation sont données lors des premières séances. Elles s’affineront et se préciseront par la suite.
La deuxième phase du GRT vise la construction, toujours entre pairs, d’un point de vue partagé sur le métier. Ici, les protagonistes s’essaient à construire un discours commun portant sur leur travail.
Le partage des vécus est formateur, chacun aprend de l’autre. Mais si les réflexions issues de ces deux premières phases disent quelque chose du travail réel, elles ne reflètent pas entièrement le réel. Il serait donc inexact d’examiner le travail au seul moyen des phases une et deux. L’idéal du métier, les références normatives sont souvent convoquées dans les débats et l’idéal n’est pas le réel. D’où la volonté de croiser les points de vue sur plusieurs plans et de mettre à jour les écarts. C’est tout l’enjeu de la troisième phase du GRT où il s’agit cette fois-ci de comprendre le travail de manière étendue en portant à la connaissance des uns et des autres les réalités de travail de chacun, les facilités et/ou les complications vécues par chaque groupe. Au moyen d’une communication indirecte (par l’intermédiaire de l’animateur), les quatre groupes communiquent sans jamais se rencontrer. Ils échangent des questions et des réponses. La discussion par écrit y est plus libre puisque c’est le groupe qui s’adresse à un autre groupe. Les participants s’interpellent sur des points d’organisation pour lesquels ils n’ont pas le temps ou l’occasion de discuter par ailleurs. Ils proposent des ajustements, ils remettent en question des manières de faire habituelles dont ils perçoivent désormais clairement les limites. L’écriture est propice au travail de mise en forme des questions. Les propos sont mesurés, les questions portent sur le travail et non sur des éléments personnels. Cette troisième phase pose les bases d’une dynamique de négociation, d’une communication médiatisée (encadré 2).
Progressivement, le travail n’est plus appréhendé comme une affaire personnelle puisque chacun a compris que son travail s’inscrit dans un ensemble de travaux combinés. Le partage des expériences, des alternatives trouvées, les éclairages donnés sur les directives facilitent le travail global, elles donnent lieu à des propositions issues du travail réel. Les propositions ne répondent pas à des situations de crise mais ont vocation à apporter une amélioration durable de la vie au travail des acteurs de l’établissement. Ainsi, au sein de l’Ehpad, si les participants au GRT se disent favorables à la sectorisation, ils constatent néanmoins que celle-ci n’est parfois pas tenable matériellement : elle concerne les étages mais pas les salles à manger et les agents n’ont pas accès aux informations concernant l’ensemble des résidents. Elle n’est également pas tenable humainement car les équipes sont trop souvent en sous-effectif, ce qui impacte l’organisation du travail des agents en poste et implique des ajustements vis-à-vis de la répartition du travail autour des résidents. Les participants au GRT proposent alors que les transmissions de midi inter-métiers soient communes pour prendre connaissance des informations concernant les résidents de tous les étages. Ils soumettent également l’idée d’avoir des pauses communes pour se connaître et rencontrer les nouveaux agents, des réunions et des temps communs autour du travail pour parler des difficultés et trouver des solutions ensemble afin d’éviter les malentendus (encadré 3).
Au fil des séances, un processus de conscientisation en trois dimensions s’établit. C’est cette conscientisation qui conditionne la transformation du travail dans ses acceptions locales et générales. Il y a transformation par le fait d’apprendre de chacun, à tous les niveaux. De la sorte, une réflexion partagée entre les différents porteurs de savoirs peut plus facilement advenir. Les solutions qui se construisent tout au long du dispositif à partir de l’analyse de l’existant, peuvent être actées plus rapidement puisque ceux qui décident sont présents.
Lorsque les valeurs qui poussent à l’agir ne sont pas évoquées, entendues, des dissonances apparaissent : entre les professionnels, d’une part, et entre les professionnels et les cadres, d’autre part. L’ergo-management est, à ce titre, un réel défi. Participer et faire participer, être dans l’inconfort intellectuel, l’humilité intellectuelle réciproque où chacun prend la juste mesure de son ignorance et de son impensé, implique que les conceptualisations organisationnelles puissent être amendées par ceux qui les vivent, et que les renormalisations de ceux qui vivent les prescriptions puissent être révisées au regard des obligations et contraintes à l’origine des planifications, des directives et des règlementations. De la sorte, manager et directeur obtiennent une cartographie de l’organisation réelle du travail, celle qui permet à l’ensemble de fonctionner. Le GRT permet des temps de débat entre pairs et avec la hiérarchie pour discuter des problèmes et des solutions rencontrés dans l’exercice du travail. La dialectique des points de vue peut ainsi permettre le déploiement d’un travail efficace, au plus proche des réalités des personnes dites vulnérables et des professionnels qui les accompagnent ou les soignent. Le dispositif GRT est, de ce point de vue, un outil pour qui voudrait ergo-manager.
1. Auroux J. Les droits des travailleurs, Rapport au Président de la République et au Premier ministre. Collection des rapports officiels, La documentation française. 1981. p. 4.
2. Auroux J., id., p. 8.
3. Hirigoyen M-F. Le harcèlement moral au travail. Presses Universitaires de France. 2017.
4. Lachmann H., Larose C., Pénicaud M. Le bien-être et l’efficacité au travail. Rapport, 2010.
5. Durrive L. L’expérience de normes. Comprendre l’activité humaine avec la démarche ergologique. Éditions Octarès. 2015.
6. Davezies P. Souffrance au travail : comprendre avant d’agir. Santé et travail, vol. 68. 2009. http://philippe.davezies.free.fr/download/down/2009_Comprendre.pdf
7. Detchessahar M. Faire face aux risques psycho-sociaux : quelques éléments d’un management par la discussion. Négociations ; 2013/1, n° 19 : 57-80.
8. Clot Y., Lhuilier D. Perspectives en clinique du travail. Éditions Erès. 2015.
9. Schwartz Y., Durrive L. (dir.). L’activité en dialogues : entretiens sur l’activité humaine (II). Éditions Octarès. 2012. p. 242.
10. Di Ruzza R., Halevi J. De l’économie politique à l’ergologie. Lettre aux amis. Éditions L’Harmattan. 2000.
11. Schwartz Y. Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe. Éditions Octarès. 2000. p. 61.
12. Schwartz Y., Durrive L. (dir.). id., p. 257.
13. Fablet D. Animer des groupes d’analyse des pratiques. Pour une clinique des institutions sociales et éducatives. L’Harmattan. 2009.
14. Dromard I. L’évaluation ergologique, ce que les chiffres ne montrent pas. Éditions Octarès. 2023.
15. Dromard I., Roth T. Faire le travail autrement, Nouvelle revue de psychosociologie, 2019/1, n° 27 : 185-196. https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2019-1-page-185.htm
Encadré 1
La dynamique des pôles a pour ambition de faire communiquer les différents points de vue sur le travail. Les trois pôles du dispositif se présentent de la façon suivante : le premier pôle est celui des savoirs théoriques, le deuxième synthétise, quant à lui, les savoirs d’expérience. L’impulsion est donnée par un troisième pôle qui s’impose aux deux autres et s’en distingue par son immatérialité, par le fait qu’il n’incarne pas des compétences, des activités sociales ou des métiers, mais qu’il concrétise simultanément la possibilité du dialogue des savoirs. Ce troisième pôle invite à l’échange et soutient la fécondation mutuelle entre les deux premiers. Il encourage à apprendre de l’autre. Dans ce dispositif, il n’y a pas d’un côté des savoirs disciplinaires et de l’autre des savoirs expérientiels, mais des acteurs décidés à débattre de ce qui les concerne tous : leur travail et la réussite de leur entreprise.
Encadré 2
Aux questions « Depuis la fin du GRT, portez-vous un regard différent sur votre travail ? » et « Depuis la fin du GRT, portez-vous un regard différent sur le travail de vos collègues ? », 100 % des répondants ont dit oui : « - Ça nous a permis d’avoir une réflexion autre que celle que l’on a quotidiennement ; - Pouvoir en parler et en discuter entre nous et de voir ce que les autres ont dit, on se rend compte que l’on a un peu tous les mêmes problèmes ; - Ça permet d’être plus à l’écoute des autres ».
À la question « Depuis la fin des GRT, avez-vous mis en place des changements dans vos pratiques professionnelles ? », 100% des répondants ont dit oui : « - On a des discussions plus ouvertes sur les soins ; - En réfléchissant ensemble on peut mettre en place des choses avantageuses ».
Encadré 3
Dans les GRT, trois niveaux de conscientisation peuvent être identifiés.
Tout d’abord le salarié prend conscience du milieu de travail dans lequel il évolue, il apprend à faire avec les objets et les personnes qui constituent ce milieu. L’ensemble de ces données constituent son « Image ». Il prend conscience de l’existence indispensable de l’expérience de travail parce qu’il ne se contente pas d’appliquer la règle (phase 1) : « Les premières séances nous ont servi de défouloir. Après je me sentais plus légère. Tu te rends compte qu’au sein du groupe des infirmières on avait les mêmes problématiques mais que l’on n’osait pas en parler ».
Cette Image, il va la comparer et vérifier sa validité auprès de ses collègues de travail (phase 2). « On s’aperçoit que les collègues pensent pareil ». Ensemble ils vont créer une « Image collective ». Le partage des expériences concrètes de travail permet de considérer la participation individuelle et collective à un ouvrage plus global, un projet commun : « On s’aperçoit aussi que tous les groupes ont les mêmes réflexions ». C’est le troisième niveau de conscientisation qui apparaît dans la troisième phase des GRT.