OBJECTIF SOINS n° 0295 du 12/10/2023

 

DOSSIER

Isabelle Bayle  


*Coordonnateur des instituts de formation en santé du CH Saverne et du CH Sarrebourg,
**Docteur en sciences de l’éducation et de la formation,
***Laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication, équipe Activité, travail et identité professionnelle, Strasbourg,
****Directrice du département universitaire des sciences infirmières de Strasbourg

Comment partager son point de vue sur une situation clinique au lit du patient, pour en faire un espace de formation propice aux apprentissages ? Ce retour d’expérience montre ce que permet la démarche ergologique : favoriser la mise en mots de son activité, partager sa vision du soin et exprimer ses dilemmes afin d’accroître sa professionnalité.

De multiples partenaires interagissent à l’hôpital et les étudiants en soins infirmiers se retrouvent au carrefour de ces différentes logiques. Les manières de faire leur paraissent souvent antagonistes, alors que cette dissonance participe de la construction d’une professionnalité. Professionnels et stagiaires doivent trouver le moyen de cheminer ensemble pour faire de leur rencontre un moment de formation.

L’approche ergologique permet de renouveler l’encadrement des stagiaires en donnant des pistes pour verbaliser les choix d’action et restituer tout son sens à la pratique soignante.

Une double logique à tenir ensemble

Apprendre est un processus complexe, souvent conflictuel parce que dérangeant(1). Confronté à de nouvelles expériences, l’étudiant en soins infirmiers doit pouvoir comprendre son environnement, dans lequel sont engagés différents acteurs. Or, le débutant n’est pas le seul à apprendre, le professionnel aussi poursuit son apprentissage. En effet, « Le sujet apprend du simple fait qu’il agit. On ne peut pas agir sans se construire de l’expérience, donc sans apprendre »(2). Ce phénomène vient du fait que le travail n’est jamais reproduit à l’identique et les actes professionnels ne sont en aucun cas comparables aux opérations d’un robot. Pour l’ergologie, cette originalité irréductible de l’acte se comprend comme « double anticipation ». Lorsque tout est mécanisé, le programme est une forme d’anticipation qui définit une fois pour toutes les opérations. S’agissant de l’activité humaine, impossible de se contenter de cette première anticipation. La situation de travail exige une « double anticipation ».

Un premier axe est celui de la conception des tâches. C’est « tout ce qui préexiste à l’activité... Il vise à guider l’activité, l’orienter, voire quasiment la contraindre »(3). Cette initiative des organisateurs est indispensable mais non suffisante. Il faut un deuxième axe, une deuxième initiative, et ce sera celle du réalisateur de la tâche. Face aux circonstances locales, il repense le problème posé. Pour cela, il ne conteste pas la norme mais il l’interprète selon les conditions du moment, précisément pour la traduire dans la réalité. Il « renormalise » et c’est la condition de son efficacité. Il se saisit du cadre normatif – neutre au départ – pour l’accompagner d’une valeur, le coefficient d’importance, qui est sa marque subjective. On parle alors de « la resingularisation (et) la déneutralisation de ces normes »(4). L’être humain au travail va se soumettre à l’exigence du milieu en se pliant au programme mais -à l’inverse d’un automate – c’est pour aussitôt se l’approprier : confronter ce qu’on exige de lui et ce qu’il exige de lui-même. Ce double mouvement (« assujettissement-subjectivation »(4)) se répète indéfiniment : c’est le travail en train de se faire (figure 1). L’activité a toujours une longueur d’avance sur le travail théorique. Le concept pense la procédure, c’est fondamental, mais il ne peut anticiper les situations de vie. D’où le rôle de l’humain au travail qui « réinvente les conditions » pour respecter la procédure. L’acteur aménage son activité en fonction de ce qui se passe ce jour-là, mais aussi de son histoire et de ses valeurs. Deux professionnels auront un même degré de maîtrise des techniques, ils se distingueront néanmoins par leur touche personnelle : « En faisant usage des techniques, on cherche à déneutraliser son milieu, à y mettre son empreinte de vivant qui ne se contente pas de subir »(3).

Au travail, chacun se soumet à la logique du prescrit (anticipation 1), pour la conformité de son acte professionnel. Simultanément, chacun est confronté à la variabilité du milieu qui empêche d’appliquer aveuglément la procédure. La logique de l’activité est d’ordre opérationnel : pour que l’acte soit utile (réaliser la norme – anticipation 2), il faut interpréter les conditions du moment et adopter des manières de faire propres à chacun. Le débat fait vivre ensemble ces deux logiques : conformité et utilité. Un « échange de points de vue » va matérialiser la double anticipation(4). L’activité des tuteurs apparaîtra sous un nouveau jour dans la construction du parcours d’apprentissage du stagiaire.

Mettre en mots son activité

Au travail, la personne unique agit selon le prescrit (norme exogène) et selon ses manières de faire (norme endogène) qu’elle privilégie (valeur). Chaque geste a donc une double référence : il est professionnel dans la mesure où il est conforme au prescrit mais il est personnel en ce qu’il est fidèle à ce qui vient de soi. Chacun construit son point de vue dans l’activité en fonction de sa singularité.

Au prisme de l’ergologie, on reconnaîtra dans chaque situation de travail les deux anticipations en tension permanente : agir « comme l’exige le prescrit » tout en tenant compte de « ce qu’exige la situation rencontrée ». Or, une fois que les deux éclairages sont disponibles (repérage et ancrage), leur confrontation est riche d’enseignements.

La notion de repérage met en évidence une vision anticipatrice du travail. L’activité est pensée en amont. La personne rend compte formellement du travail à faire et du contexte, à un niveau d’abstraction. Le repérage permet à chacun d’identifier les éléments composants l’activité prévue et d’exposer les particularités dans les choix à opérer pour construire l’action à venir.

L’ancrage, seconde approche de la même situation, correspond à l’expérience vivante du travail. Dans l’immédiateté, il faut décider, trancher, car une seule manière de faire est retenue. Ce n’est plus le projet d’action, mais l’aventure de l’action ancrée dans la vie. Les arbitrages sont alors significatifs du point de vue de l’acteur, de ses priorités.

Garder en vis-à-vis la norme (le repérage) et son interprétation (l’ancrage), permet de conserver l’intégrité du choix au cœur de l’activité. Le sujet n’a pas à craindre d’être mal jugé car il a restitué tout ce qu’il devait prendre en compte (contraintes) avant de décider (initiative). Cela produit une dynamique amenant l’acteur à parler de ses ressources, de ses difficultés mais aussi des tactiques qu’il a pu développer(6). Il met directement en dialogue l’aspect protocolaire du soin avec la dimension vécue en référence aux arbitrages effectués.

Recueillir le point de vue des acteurs dans une même situation de soin

La méthodologie mobilisée dans le cadre d’un travail de master a permis de cerner dans un temps d’encadrement tutoral, la vision singulière du stagiaire et du professionnel (figure 2).

La description de son activité

En repérage dans l’amont, les tuteurs réalisent un exposé structuré de leur poste de travail. La description est proche d’une partition de musique avec une rythmicité et un schéma organisationnel sur un mode chronologique. Tout est cadré, avec peu d’imprévu et un risque présent mais maîtrisé. Pour les étudiants, le discours sur la même situation de travail est différent. Il est jalonné d’imprévus et d’activités aléatoires déterminées par les professionnels qui travaillent.

Comparons la première anticipation selon la tutrice Karine, infirmière en service de pneumologie depuis 13 ans et selon l’étudiante en soins infirmiers de deuxième année, Éva.

- Karine : « Alors, moi j’arrive à 14 h. Il y a tout de suite les transmissions. Après on prend en charge les soins. Je pense que je vais avoir des transfusions ou des plasmas à poser. Je vais envoyer Éva au labo chercher les culots, ce qui me fera gagner du temps. Après je sais que l’après-midi nous sommes tout le temps dérangés… »

- Éva : « J’arrive à 13 h avec les aides-soignantes. Je prends les constantes, je fais les aérosols, je discute avec les patients. Quand il n’y a personne dans la salle de soins, j’essaie d’aller lire les transmissions pour ne pas être perdue. À 14 h, il y a les transmissions. Là j’entends enfin la présentation des malades. Je trouve cela bizarre comme organisation car je vais déjà voir les patients sans avoir des informations sur eux. C’est dérangeant pour moi. En tout cas ce n’est pas ma vision d’une prise en soins optimale. Après, pour le reste de l’après-midi, c’est très différent suivant l’infirmier. Aucun soignant ne fait pareil donc je suis le mouvement. Pour l’encadrement, je pense que je vais réaliser une pose de perfusion chez monsieur X qui est en chambre double à côté de Monsieur Y ».

Dans les extraits des propos, nous percevons des points de convergence et des questionnements différents suivant les acteurs. L’étudiante, par exemple, exprime une interrogation au regard de l’organisation du travail. Elle verbalise son incompréhension de réaliser des soins sans avoir eu des transmissions au préalable. Elle témoigne ici des arbitrages qu’elle doit faire pour pouvoir effectuer les soins d’une manière sécuritaire. Le soignant, lui, s’interroge sur les aléas qui peuvent surgir durant l’après-midi et entraver l’organisation de ses soins. Nous mesurons déjà une approche différente du poste de travail.

Le retour sur son activité

Après la réalisation de l’activité d’encadrement, Karine et Eva reviennent individuellement sur leur expérience de ce moment au lit du patient.

- Karine : « Bon, je trouve qu’elle a suivi les grandes lignes du protocole même si moi je ne procède pas comme elle. Mais elle a été logique dans son organisation et elle n’a pas fait de faute d’hygiène. Après, je trouve qu’elle avait peu de connaissances sur la thérapeutique… Je trouve toujours dommage que les étudiants se focalisent sur le geste et ne fassent aucune recherche pour connaître la raison de la prescription au regard de la situation du patient et de sa pathologie. Pour moi, le soin de qualité est un tout. Je n’attends pas seulement un excellent technicien mais quelqu’un de relationnel qui est en capacité d’expliquer au patient le soin qui est réalisé… »

- Éva : « La soignante a été exigeante. Elle m’a posé de nombreuses questions sur le traitement, la pathologie du patient. Personne ne fait cela d’habitude... Moi, je préfère dans un premier temps voir l’infirmière travailler et après je sais un peu ce qu’elle attend de moi. Là, elle a voulu que je réalise la perfusion tout de suite… Après, je pense avoir réalisé le geste correctement... C’est difficile car aucun soignant ne fait réellement pareil alors que c’est toujours le même geste... Bon, moi je n’ai pas compris pourquoi elle m’a demandé la température du patient… En plus le voisin n’arrêtait pas de me poser des questions. Je ne pouvais pas le laisser tout seul… Quand j’ai recherché dans l’ordinateur j’ai compris que dans la perfusion c’était un antibiotique… »

Le retour d’activité met en évidence l’importance du rapport à la norme en lien avec l’acte réalisé. Puis rapidement chacun donne sa propre lecture de la situation en fonction des éléments qu’il a perçus. Une double gestion s’opère ainsi. D’un côté, la réalisation du geste technique (ici la réalisation d’une perfusion d’antibiotique) et de l’autre, les aléas qui viennent interférer dans la situation (échange avec le voisin, réponse aux questions du tuteur…). Nous percevons également que les préoccupations de l’étudiante et celle du tuteur sont différentes et amènent à une analyse de la situation d’encadrement sur des axes complémentaires.

Dessiner son espace de travail

La représentation graphique de chacun des acteurs (figure 3) montre une appropriation différente de l’environnement de travail, notamment dans le repérage. Alors que l’étudiante accorde une importance particulière aux différents acteurs, la soignante s’attarde plus spécialement sur la disposition de l’espace de la chambre. Dans le premier cas, Éva va réaliser un soin à une personne singulière en personnalisant la chambre. Dans le second cas, Karine matérialise une chambre du service. Pour elle, la rencontre avec le patient se réalise une fois qu’elle pénètre dans la chambre. Dans la phase d’ancrage, au moment de la reprise du dessin et de l’identification des interactions au cours de l’activité tutorale, Éva trace des flèches témoignant de son souci de prendre toutes les données en compte. Karine, elle, se focalise sur sa mission d’encadrement et reste centrée sur l’apprenante et les questions qu’elle lui formule. Elle se focalise essentiellement sur les aspects techniques et sécuritaires de l’acte de soin, alors que l’étudiante se concentre sur les messages à délivrer aux deux patients et les réponses à apporter à la tutrice.

Par la réalisation des dessins, chaque acteur donne à voir de son activité. Il témoigne d’un engagement personnel en y mettant une part de soi. Nous avons quitté une vision taylorienne du travail comme application d’une tâche conçue à l’avance. Ici, étudiant et tuteur doivent prendre en compte l’ensemble des paramètres de la situation pour penser et réaliser l’activité. Ainsi, « Le travailleur est celui qui, en synergie avec les autres protagonistes de la situation, gère à sa manière les variabilités du moment, afin de répondre au mieux aux consignes de départ »(7). Ce processus ancre le discours dans la réalité et amène l’acteur à questionner sa pratique.

L’expression des dilemmes

L’évolution du discours d’Éva est manifeste entre les phases de repérage et d’ancrage. L’étudiante témoigne de son activité en mentionnant l’écart entre le travail prescrit et la réalité de la situation vécue dans l’ici et maintenant. Elle exprime ses choix en fonction d’un arbitrage la conduisant à une « renormalisation »(3). Le questionnement du tuteur l’amène à interroger sa manière de regarder la situation. Elle fait rapidement « des efforts » en cherchant des réponses pour enrichir son socle de connaissance des thérapeutiques. En entrant dans une démarche de questionnement de ses pratiques, Eva mobilise ses « débats de normes »(3). Elle donne ainsi une nouvelle dynamique à ses apprentissages. L’entretien et le dessin favorisent une telle démarche car ils inscrivent l’acteur dans un moment de vie en lien avec l’agir situationnel.

Le commentaire – réalisé en même temps que le dessin – amène le sujet à prendre conscience de son activité en exprimant son point de vue. C’est un dispositif engageant, construit à partir de l’expérience humaine. Il conduit doucement à un certain dépassement de soi. Cette interaction permet de développer ses compétences professionnelles en se confrontant à certains dilemmes.

En guise d’ouverture

L’encadrement des apprenants est un exercice complexe. C’est un cheminement individuel qui demande de mener une réflexion sur soi. L’association de l’entretien et de la représentation graphique – que préconise la démarche ergologique – facilite la verbalisation et l’accompagnement de l’apprenant dans le développement de sa professionnalisation. L’expression des points de vue des acteurs, tuteur et apprenant, permet de construire ensemble un espace de formation propice à l’appropriation des codes professionnels.

Bibliographie

1. Giordan A. Apprendre ! Coll. Débats, Belin, 1998. p. 9.

2. Pastré P. La deuxième vie de la didactique professionnelle. Éducation permanente, 2005 ; 165 : 35.

3. Schwartz Y, Durrive L. Travail et ergologie. Entretiens sur l’activité humaine. Octares, 2003. p. 81.

4. Durrive L. L’expérience des normes. Comprendre l’activité humaine avec la démarche ergologique. Octarès, 2015. p. 29.

5. Schwartz Y, Durrive L. Travail et ergologie. Entretiens sur l’activité humaine. Octarès, 2003. p. 85.

6. Bayle I. L’analyse de l’activité du cadre de santé formateur : allier savoir d’action et cohérence de sens dans un agir situationnel. Thèse de doctorat présentée en vue de l’obtention du grade de docteur en sciences de l’éducation et de la formation, 2019.

7. Durrive L. Se rapprocher de l’expérience subjective du stagiaire en entreprise à partir d’un point de vue anthropologique sur le travail. Éducation permanente, 2012 ; 190 : 133-145.