OBJECTIF SOINS n° 0295 du 12/10/2023

 

DOSSIER

Jean-Luc Denny   Louis Durrive  

Maître de conférences en sciences de l’éducation et de la formation, Laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication (Lisec), UR 2310, Université de Strasbourg.Professeur émérite, Laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication (Lisec), UR 2310, Université de Strasbourg.

Le monde du soin est traversé par des turbulences auxquelles s’ajoutent les revendications de patients qui se disent de plus en plus experts. Face à cette complexité, comment intervenir en tenant ensemble instructions à agir, imprévisibilité des situations et « usage de soi » ? La démarche ergologique dessine quelques pistes pour y répondre.

Quand on parle d’activité au sens courant, chacun comprend qu’il s’agit de « ce que fait » la personne, ce qui est observable. Or, en sciences humaines, depuis la fin du siècle dernier, le terme s’est élargi pour désigner également l’activité interne au sujet : « ce que la personne vit », dans son être tout entier (physiquement, psychiquement, mentalement et relationnellement). L’ergologie fait partie de ces nouveaux courants désignés comme « les théories de l’activité ».

De nombreuses études scientifiques portent sur ce que font ou « ce que doivent faire » les femmes et les hommes au travail. De là découlent la manière de les encadrer, de les évaluer, de les former. La nouveauté des approches par « l’activité » (interne au sujet), est d’élargir le questionnement au-delà de l’objet du travail. On réfléchira désormais non seulement à ce qu’on demande à la personne, mais aussi à « ce que ça lui demande », « ce que ça lui fait », « ce que ça lui coûte » de faire ce qu’on lui prescrit de faire.

Rappels historiques

Quelques moments historiques saillants permettent de comprendre la démarche ergologique.

Depuis les années 1950, il a été scientifiquement démontré que l’organisation conçoit les tâches à accomplir, mais que la réalité du terrain est toujours un peu décalée, et cela quel que soit le métier. Il y a un « écart » entre le travail prescrit et le travail réel. Ce fut – grâce à l’ergonomie – une première étape pour déconstruire l’idée que travailler revenait à obéir strictement aux consignes. Le schéma applicatif traditionnel (« Faites uniquement ce qu’on vous dit de faire ») empêchait jusque là de réfléchir à la place de l’humain dans le travail. Car le fait d’avoir besoin de gens compétents pour mener à bien une tâche, oblige à reconnaître que travailler est tout le contraire de reproduire la consigne aveuglément.

À partir des années 1990, l’ergologie complète ce que l’ergonomie a apporté aux sciences humaines. Elle confirme d’abord l’écart prescrit-réel : jamais une situation de travail ne peut être standardisée, dès lors qu’on fait appel à l’être humain. On a besoin de lui pour actualiser les consignes, car il va tenir compte des circonstances mouvantes, des micro-changements de n’importe quelle situation, dans tous les domaines. Yves Schwartz évoque un « usage de soi » par les autres : chaque personne au travail est convoquée pour mobiliser son « soi », ses ressources propres – sans quoi les consignes ne sont pas réalisables au moment où il faut agir.

Mais ce n’est pas tout. Admettre l’écart entre prescrit et réel est une chose. Mais ensuite, il convient de poser la question en se plaçant du côté du « sujet qui fait », donc qui gère cet écart. Comment évalue-t-il la situation de son point de vue ? Comment perçoit-il les choses ? Dans quelles délibérations intimes va-t-il entrer, compte tenu de ce qu’on lui demande, de ce qu’il a vécu dans son histoire personnelle, de ce qu’il connaît déjà, de ce qui est important pour lui en termes de valeurs ? Comment va-t-il construire sa réponse, que met-il dans la balance de ses micro-décisions ? C’est que l’être humain, comme tous les vivants, ne peut vivre en se laissant conduire par les circonstances, les exigences venues de l’environnement. Vivre, c’est produire ses propres normes de vie, s’éprouver comme auteur de ses actes. Schwartz décrit un « usage de soi par soi » qui va personnaliser le geste professionnel et le rendre efficace. Car ce « soi » n’est pas un être abstrait mais un être concret, physique, qui s’inscrit dans une histoire et un projet de vie ; c’est un « corps-soi ». Il arbitre sans cesse dans son travail au nom de ce qu’il éprouve tout entier, à travers son point de vue de vivant humain singulier.

Un autre regard sur la compétence professionnelle

Dès lors, dans l’approche ergologique de l’activité humaine, on comprendra que l’agir professionnel (mais c’est aussi vrai pour tout agir en société) se fait dans une tension interne au sujet entre « usage de soi par les autres » et « usage de soi par soi ». Et c’est précisément cela qui est au cœur de la compétence : non seulement le sujet doit connaître la situation pour agir, mais il doit la piloter à partir d’un point de vue fort et responsable, qui garantit la pertinence de son jugement et de ses décisions appuyées sur des valeurs (celles du milieu professionnel que le sujet a fait siennes). Et en travaillant, loin de se contenter d’appliquer indifféremment des normes, le sujet en activité va agir sans cesse sur les conditions de réalisation des normes pour les rendre possibles et optimiser les effets attendus : ce qu’on appelle « renormaliser ».

Entrer dans une activité par l’usage de soi permet d’en comprendre la dynamique. En effet, tout travail commence par une situation préconstruite, orientée pour obtenir des résultats bien précis. Au moment où le sujet qui travaille entre en scène, il va être confronté à une réalité infiniment variable. Il sera aidé par « la première anticipation », autrement dit par les moyens mis en place pour lui permettre de produire l’effet attendu. Mais lui-même devra trouver dans « l’usage de soi » les raisons d’agir et les ressources pour surmonter la variabilité de la situation, en anticipant continuellement ce qu’il va faire advenir (« la deuxième anticipation »). C’est une dynamique dans la mesure où l’initiative de l’organisation est sans cesse relayée par l’initiative du sujet qui travaille.

Vers un dialogue des savoirs

La démarche ergologique se donne une double ambition : comprendre pour mieux intervenir.

Comprendre les situations de travail

Une première ambition est de comprendre les situations de travail en s’attachant à rendre toute sa force et sa crédibilité au point de vue du sujet qui agit. C’est la dynamique d’actualisation et de personnalisation du cadre normatif que nous venons d’évoquer. Car en sortant du schéma qui réduit le travail à une simple exécution, on découvre que la personne chargée d’une commande va éprouver la réalité au quotidien. Elle peut en dire quelque chose de singulier, sa parole a de la valeur en cela qu’elle donne une idée du potentiel mobilisé – ici et maintenant – pour repenser la consigne entravée par les imprévus et parvenir au résultat malgré tout. Le problème : ce potentiel n’est pas toujours conscientisé par le professionnel lui-même. Et lorsqu’il l’est, il n’est pas toujours une ressource pour les organisations. Acquérir l’intelligence de l’imprévisible, voilà bien l’ambition et l’aspiration de tout manager ou cadre qui rêve de contrôler (au sens noble du terme) et réguler/piloter le travail (et donc le travailleur). À cette fin la démarche ergologique revendique un paradigme : impossible de faire (ou sens fort du terme) sans tenir compte des micro-arbitrages et raisons d’agir du vivant humain qui participent de la complexité des situations de travail et de sa compréhension. La démarche ergologique se propose de considérer les savoirs investis au coeur de l’activité, autrement dit mobilisés par le professionnel lorsqu’il agit. On comprendra qu’appliquer des consignes, suivre un protocole, respecter les normes du milieu c’est tout un travail qui va au-delà de la (simple en apparence) tâche à réaliser.

Intervenir sur les situations de travail

Une deuxième ambition de la démarche ergologique vise à intervenir sur/dans les situations de travail. Il ne s’agit pas de faire à la place de ceux qui sont à la manoeuvre, qu’ils soient cadres de santé ou infirmiers. Ce serait là un détournement des notions et concepts constitutifs de la démarche ergologique. C’est au contraire pour faire avec les professionnels, quelle que soit leur place dans la chaîne de décisions. Apparaît alors une dynamique : pour intervenir et transformer une situation-problème en une situation-ressource, pour agir avec efficience et efficacité afin de satisfaire aux exigences de qualité des soins, la démarche ergologique se propose de faire dialoguer les savoirs. Les savoirs investis d’une part, enfouis dans l’activité humaine et cependant décisifs dans l’acte professionnel (dialectique « usage de soi par les autres » et « usage de soi par soi ») et les savoirs explicites, disponibles parce que formalisés par l’organisation du travail. Pour ces derniers on parlera de savoirs institués ou académiques, autrement dit des savoirs convoqués pour gouverner le travail à grand renfort de circulaires, de protocoles, de normes du métier qu’il est impossible d’ignorer. Loin de les déconsidérer, la démarche ergologique préconise de faire « l’éloge des normes »(1) car sans elles, le travail serait intenable et insoutenable pour les travailleurs eux-mêmes. Ce dont il est question, c’est de travailler sur deux plans : la réception par chacun des « normes antécédentes » et les conditions de mise en œuvre du cadre normatif – précisément celles qui résultent du dialogue entre les savoirs. Entre les savoirs hétérogènes (académiques et investis) et le savoir-faire (celui qui revendique une expertise en acte) se trouve le savoir-y-faire. Le potentiel que recouvre ce « y » glissé entre deux aspirations qui traversent les temps (maîtriser tous les savoirs versus contrôler tout le faire) permet d’améliorer la qualité du service rendu(2).

La question de la méthode

Deux ambitions, donc : produire de la connaissance (comprendre) et intervenir sur le travail. Il manquerait un piston essentiel pour la transformation si l’on oubliait les méthodes soutenues par une démarche pour agir, elle-même adossée à un corpus de notions et concepts. Nous alertons d’emblée le lecteur sur ce qui pourrait être une mécompréhension de l’ergologie : imaginer que la culture du dialogue serait suffisante. En effet, s’il suffisait de parler et de s’écouter pour changer le travail, alors le bon sens serait l’unique ressource nécessaire pour agir. Or, si ce sont là des prérequis essentiels et incontournables pour progresser, il ne s’agit que des conditions minimales (au sens d’indispensables) pour comprendre et intervenir. On ne peut se dispenser d’un outillage méthodologique, une exigence à laquelle l’ergologie entend bien répondre. D’une certaine manière, on peut dire que cette dernière revendique une « pédagogie » du dialogue, en faisant la promotion des capacités dialogiques que portent tous les acteurs au travail, qu’ils soient dirigeant, cadre intermédiaire, opérateur qualifié ou manœuvre.

Des risques apparaissent néanmoins, communs à toute perspective de se former et de changer : perte du sentiment de tout-contrôle, abandon de certitudes, remise en cause de certaines positions acquises, crainte d’une déstabilisation provisoire pour des acteurs et organisations, etc. On retiendra néanmoins qu’un enjeu fort se dessine à travers des relations au travail qui s’humanisent et qui considèrent le vivant humain non plus comme un « objet qui administre », mais plutôt comme « un sujet qui entreprend ».

Un processus à l’épreuve des faits

De nombreuses situations permettent d’illustrer le processus par lequel l’acteur en situation de travail incarne cette capacité à apporter de nouveaux cadres d’intelligibilité.

Une étude(3) passe au peigne fin l’entrée dans le métier des infirmiers en pratique avancée (IPA) avec l’ambition d’interroger les acquis de la formation initiale. Apparaît de l’inédit par l’expression chez les nouveaux diplômés de besoins tenant du marketing. La mobilisation du concept d’usage de soi dans la conduite des entretiens individuels et collectifs (méthode), dans un contexte d’entrée dans le métier (comprendre) qui permet d’exprimer un besoin de formation par l’initiation à l’esprit d’entreprendre (intervenir).

Étudier l’organisation du travail dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (comprendre), avec pour objectif d’améliorer la prise en charge des personnes accompagnées, soignées ou hébergées (intervenir), permet de décrire une méthodologie d’intervention, le Groupe de rencontres du travail (méthode), faisant apparaître au fil des séances un processus de conscientisation insoupçonnable(4).

Une réflexion autour d’un enjeu de professionnalisation des infirmiers jugé essentiel en formation initiale, le tutorat(5), explore l’accompagnement des étudiants au décodage des enjeux professionnels des situations de travail (comprendre) par l’usage d’une dynamique dite de repérage-ancrage par l’usage du dessin en formation (méthode). Grâce à ses apports, un regard renouvelé est possible sur les dispositifs d’accompagnement des stages et les pratiques de formation des tuteurs (intervenir).

Une expérience a été menée au Brésil(6) dans le cadre de la formation des infirmiers autour d’enjeux essentiels de sécurité des patients. Les autrices analysent la manière dont les enseignants et les étudiants utilisent les préceptes de la sécurité des patients dans les scénarios de pratique (comprendre), à travers l’observation des pratiques professionnelles en situation, l’étude de documents de travail et des entretiens collectifs d’auto-confrontation (méthode). Cette expérience montre concrètement comment améliorer des situations d’enseignement et d’apprentissage (intervenir).

Références

1. Schwartz Y, Durrive L. L’activité en dialogues. Entretiens sur l’activité humaine (II) suivi de : Manifeste pour un ergo-engagement. Éditions Octares, 2009. p. 223.

2. Durrive L. L’expérience des normes : comprendre l’activité humaine avec la démarche ergologique. Éditions Octarès, 2015.

3. Denny JL. L’esprit d’entreprendre pour réussir l’implantation des infirmiers en pratique avancée. Objectif Soins & Mananagement 2023 ; 295 : pages.

4. Dromard I. Dialectiser les savoirs : le défi de l’ergo-manager ? Objectif Soins & Mananagement 2023 ; 295 : pages.

5. Bayle I. Expliciter ses choix en milieu clinique, un enjeu de l’encadrement en stage. Objectif Soins & Mananagement 2023 ; 295 : pages.

6. Ribeiro G, Pires D, Scherer M. Réflexion sur la sécurité des soins en pratique à la lumière de l’ergologie. Objectif Soins & Mananagement 2023 ; 295 : pages.