ÉTHIQUE
Docteur en pharmacie et en éthique médicale, maître de conférences à l’Institut catholique de Paris, directeur de l’Institut de Vaugirard, Humanités et management
Il semble que nous ayons oublié « l’art du pistage », au sens philosophique du terme, c’est-à-dire notre capacité à observer et accueillir les différentes formes de vie. Or, le management nécessite d’adopter cette posture d’attention à l’autre, dans une approche sensible visant à agir avec et pour les autres. Il s’agit de replacer la vie au cœur de nos systèmes et de nos organisations.
L’art du pistage, écrit Baptiste Morizot(1), est une « expérience très nette d’accès aux significations et aux communications des autres formes de vie ». Le philosophe fait référence à sa pratique d’observation du monde animal sauvage. L’expérience de la marche en forêt est significative. Alors même que les forêts sont densément peuplées (chevreuils, sangliers, oiseaux, insectes en tous genres), rares sont les fois où nous avons pu croiser l’un de ses habitants. Croiser, cela arrive parfois lorsqu’il fuit, dérangé à notre approche bruyante et si peu précautionneuse, mais l’observer, le rencontrer, assez rarement. Il est d’ailleurs remarquable que nous nous émerveillions, comme le souligne Morizot, du silence qui règne dans la nature. Le milieu naturel dans lequel nous pénétrons n’est pourtant en rien silencieux tant ces territoires sont occupés par de très nombreux habitants avec leurs pratiques, leurs déplacements, leurs échanges, leurs jeux, leur communication. La nature est appréhendée comme un « cosmos plat », un « bruit blanc », alors même qu’elle est en réalité un « souk inter-espèces loin du silence qui en ferait un lieu vide de présence ». « Aller dans la nature, c’est aller vivre en minorité », affirme-t-il. L’humain a perdu la puissance de pistage, au sens philosophique de capacité à lire et recueillir les signes des autres formes de vie. C’est lié au fait que nous vivons dans une cosmologie, où il n’y aurait rien à voir, rien à lire, rien à traduire affirme l’auteur, traduisons ici cosmologie par organisation pour la fonction cadre qui nous concerne.
Partageant la même pratique que l’auteur de l’observation du monde sauvage par la pratique de l’affût et du pistage en photographie animalière, je voudrais ici tirer les leçons managériales de cette attention aux vivants. Le philosophe que je suis et l’observateur du monde animal sauvage que je pratique, dans les deux cas à ma mesure, ne peut qu’inviter ici à se plonger dans son remarquable livre Manières d’être vivant, tant il peut être pour chacun une source d’inspiration et de compréhension de la nécessité d’un changement de paradigme et de pratique. Morizot défend la thèse que les crises sont des crises de la sensibilité et de l’attention aux vivants, de nos relations aux vivants. « C’est aussi une crise de nos relations collectives et existentielles, de nos branchements et de nos affiliations aux vivants, qui commandent la question de leur importance, par lesquels ils sont de notre monde, ou hors de notre monde perceptif, affectif et politique »(2). Nous avons progressivement réduit la gamme de nos affects, de nos percepts, de nos concepts, de nos pratiques, nous faisant perdre progressivement le contact avec la vie présente sur nos territoires. Il s’agit de retrouver cette attitude sensible à ce qui est vécu là où nous agissons, c’est-à-dire de retrouver le goût de la vie dans nos systèmes et organisations. C’est en cela que le modèle évoqué par Morizot du travail du pistage est en soi une éthique. « Plus largement, est pisteur tout humain qui active en lui un style d’attention enrichi au vivant hors de lui : qui l’estime digne d’enquête et riche de significations. Qui postule qu’il y a des choses à traduire, et qui essaie d’apprendre »(1).
Si nous considérons par analogie que nos organisations sont un milieu et un territoire occupés par de multiples manières d’être vivants, tout le contraire d’un « cosmos plat », alors diriger, manager, organiser, réclame l’esprit du pistage, c’est-à-dire un esprit qui « essaie d’apprendre », qui « enquête » et qui déploie une attitude « qui prête attention ». Il s’agit de sortir de la crise de nos relations aux vivants en cultivant un style de sensibilité pour mieux remettre la vie au cœur des systèmes et des organisations.
Cette perte d’attention à la vie et aux multiples manières d’être vivant dans nos organisations est le fruit non seulement d’une nécessité opérationnelle (faire en sorte que l’on construise des pratiques centrées sur des objectifs, avec des process, des normes), mais aussi d’une culture moderne de la maîtrise et du contrôle via un processus de rationalisation. L’objectif « productiviste » de nos organisations et de nos systèmes repose sur le principe que les objectifs fixés doivent être remplis et que ce qui est prévu et planifié se réalise par la mise en place de process. Cette logique culturelle du système suppose implicitement ce que Alain Supiot(3) appelle la « gouvernance par les nombres », reposant sur l’idée que le calcul est le plus efficace pour garantir la tenue des objectifs. Ainsi, la vie qui court malgré tout, du fait que les hommes et des femmes occupent et habitent l’organisation et les systèmes, est soumise et réduite aux nombres, aux quotas, aux évaluations, aux indicateurs en tous genres. La vie est en partie, si ce n’est niée, du moins négligée comme composante même de ce qu’il y a à tenir compte, allant même jusqu’à considérer qu’il faut se départir des aléas de l’humain (en particulier de ses affects) pour être le plus efficace possible. L’organisation via le process perd progressivement son sens puisqu’elle n’est plus au service de la vie et de ses aléas, mais au service du chiffre. La performance est d’ailleurs qualifiée par des évaluations quantifiées (le nombre) rompant le lien avec le champ des valeurs au sens symbolique. Nous vivons cette tension permanente entre gouvernance et hospitalité dans le secteur hospitalier, paradoxe flagrant de la tension entre la vie et les systèmes. La structuration des pratiques et les manières de les organiser et de gérer ne sont pas toujours en phase avec la finalité d’une hospitalité supposée, en phase avec l’objet même de sa mission, ceci expliquant peut-être pour partie la désaffection pour les métiers soins.
Une organisation est avant tout un territoire où des hommes et des femmes vont sans cesse avoir à composer, négocier, s’adapter, faire, éprouver. Chacun, non seulement aura une place attribuée en fonction de son métier, sa compétence, sa fonction, mais aura à vivre à cette place et à la faire vivre. Vivre veut dire que chacun sera soumis aux aléas de ce qui s’y produit et aux multiples réactions des uns et des autres aux uns et autres, y compris les siennes. Une organisation peut être considérée comme un milieu et un environnement dans lesquels la vie s’exprime, se développe ou s’assèche. La finalité d’une bonne organisation lue sous l’angle de la vie et du territoire n’est pas l’atteinte des objectifs mais le rapport adéquat et équilibré entre la réalisation de l’objectif, ce qui est réellement fait et ce qu’on y vit. Il y a de la vie sur un territoire et l’organisation, les systèmes, les process et ceux qui les dirigent doivent la servir.
Bruno Latour souligne qu’un territoire est « peuplé » et nous invite pour cela à changer de paradigme : « Nous passons d’une analyse en termes de système de production en une analyse en termes de système d’engendrement »(4). La notion d’engendrement convient mieux à la vie en ce qu’elle sous-entend qu’émerge des interactions un quelque chose de créatif, de dynamique pour les humains qui y participent. Il ne s’agit pas seulement de faire comme le ferait une machine, mais de vivre ce que nous faisons avec cette force de pouvoir, en relation, ajuster, parler et décider ce qui convient vraiment en situation, et dans tout cela, se construire et grandir dans sa condition d’hommes et de femmes.
Penser vie et territoire conduit à reconnaître les multiples interdépendances et les effets d’impact des réactions, émotions, affects de tous et de reconnaître qu’un territoire est fait de superposition, d’empiétements, d’attaches, d’ancrages. Bruno Latour(4) souligne qu’il s’agit de passer du monde dans lequel nous vivons au monde dont nous vivons. Ce « dont » nous vivons renvoie à la nécessité de « pister » les manières dont chacun vit les interactions afin de bel et bien leur « prêter attention ».
Penser en termes de vie change la notion de performance. Celle-ci n’est plus seulement définie par l’objectif réalisé, mais par les conditions pour le réaliser en y incluant le déterminant décisif de la fécondité concrète pour les multiples parties prenantes. L’enjeu est d’élargir les horizons de sens de nos organisations. L’opérationnalité productive a toujours un peu la vue basse et nous force à regarder vers le bas, ce qui réduit considérablement la possibilité de maintenir nos systèmes et nos esprits ouverts sur la vie. Le rôle de celui qui est en situation de responsabilité et d’influence sur ce qui se déroule dans son « périmètre territorial » (dirigeant, manager, cadre) est de pister, au sens de Morizot, la vie. La difficulté tient en ce que son rôle est lui-même soumis à des impératifs de productivité et de compliance au process. Nul n’échappe à la loi du genre d’avoir à faire respecter les process, avec parfois le sentiment qu’ils sont absurdes, inutiles, chronophages, abrutissants, délétères. Il n’y a pas d’autres solutions que de revenir à l’essentiel et de cultiver le désir farouchement chevillé au corps et au cœur d’écouter comment tout cela est vécu. À l’image de celui qui se pose en affût, silencieux, immobile mais les sens en éveil pour voir la vie sauvage là où elle est.
C’est un enjeu de réapprendre la sensibilité, l’émotion, l’affect pour recentrer l’organisation. Notre culture nous a appris à nous défier de la sensibilité. Prendre en compte le ressenti serait trop se soumettre aux aléas de la subjectivité de chacun. Cachez ces sens que je ne saurais voir ! Mais précisément, l’expérience fondamentale de la vie est qu’elle s’appréhende d’abord par les sens, par ce qui est entendu, senti, touché, vu, goûté. L’art du pistage est une enquête des sens pour se donner les moyens de redécouvrir ce qu’on ne voit pas, n’entend pas, ne sent pas, ne touche pas, ne goûte pas. Les sens fermés, l’approche de la vie ne peut être que fonctionnaliste. Les sens éduqués, le multiple des manières de vivre et de faire enrichit notre rapport au réel.
Il existe donc bien un changement de paradigme, qui est aussi un changement de posture. Bruno Latour(5) parle d’écologie politique, entendons par là la prise en compte de l’écosystème complexe et de sa structure interdépendance relationnelle. Politique signifiant qu’il y a à gouverner et à décider et pas seulement se laisser conduire par des logiques froides et anonymes, fussent-elles rationnelles et efficaces. Baptiste Morizot évoque, quant à lui, l’éthologie des autres et l’écologie des lieux. Mais saisir et comprendre le comportement réclame du management qu’il accueille le sensible et le lise comme un signe et une ressource. Honorer le sensible et le vécu unique de chacun est une ressource authentiquement humanisante, une condition pour éviter l’assèchement de nos vies dans l’ordinaire de nos organisations, et un levier d’ajustement. Nous devons découvrir ou retrouver une culture managériale qui croit que l’efficacité, la performance tiennent moins dans l’obsession d’agir sur les choses que dans celle d’agir avec les autres et pour les autres. Pour cela, il faut aiguiser ses sens, véritables soft skills, et compétences, pour pister là où la vie féconde les systèmes et là où son absence assèche la vie.
1. Baptiste Morizot. Manière d’être vivant. Actes sud, 2020. p. 139.
2. Baptiste Morizot. Id., p. 16.
3. Alain Supiot. La Gouvernance par les nombres. Fayard, Pluriel, 2020 (première édition 2015).
4. Bruno Latour. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? La Découverte, 2017.
5. Bruno Latour. Où suis-je ? Leçon du confinement à l’usage des terrestres. Les Empêcheurs de penser en rond, 2021.