ÉCRITS PROFESSIONNELS
Cadre de santé formateur
La qualité de vie au travail, en formation, fait aujourd’hui partie des préoccupations de tous les professionnels et les apprenants, dans un système de santé proche de l’asphyxie. Il nous incombe cependant de poursuivre les missions auxquelles nous croyons : la qualité du service de soins rendu aux citoyens. De nombreux cadres de santé, en formation ou en service, tentent, osent, réinventent de nouvelles manières d’accompagner l’apprenant, les professionnels, pour retrouver du sens et, au-delà de cela, pour construire et redonner envie : car sans désir, il ne peut y avoir de motivation à reconstruire et à proposer. Ainsi, en plus des organisations parfaitement définies (parfois même trop), c’est la personnalité du cadre qui permet le plus souvent de mener à bien un projet ou un accompagnement, dans le respect éthique, déontologique et sociologique de chacun et ce malgré des personnalités parfois atypiques.
Cadre de santé depuis 18 ans, infirmière depuis encore plus longtemps (près de 35 ans), nous avons très souvent confrontée*, comme de nombreux collègues, à des contextes professionnels parfois âprement bousculés, à l’instar de ces années 2020 et des suites de cette crise sanitaire. Mais, in fine, peut-on l’accuser de tout, cette fameuse crise sanitaire ?
Ces nombreux « autruis » qui viennent modifier les organisations, les collaborations, les coopérations, parfois réorganiser les parcours professionnels personnels et le paysage « chaotique » qu’est notre système de santé, induisent de nouvelles compétences pour le manager et une nouvelle façon d’investir ses missions. La génération Z est également passée par là, mais pas seulement !
À l’anticipation, l’adaptation, la créativité, la légitimité, les conditions d’accompagnement les plus efficientes possibles, les différents collaborateurs construisant une équipe pluridisciplinaire avec qui il faut travailler, s’ajoute, aujourd’hui, le marasme d’un secteur où le désir, la motivation, le courage, la pugnacité et la bienveillance font parfois défaut. Comment redonner du sens à tout cela ?
Notre dynamique de discipline et de professionnalisation nous semble intégrée depuis très longtemps. Il n’empêche, face à cette faillite rencontrée par notre système de santé aujourd’hui, face à des situations managériales complexes à vivre, il convient de faire un pas de côté et de « ré-fléchir » à nos missions, en nous éclairant des concepts en management, en accompagnement, fort utiles dans nos pratiques de cadre de santé et de formateur en andragogie.
« Comme l’écrit le sociologue Frederick Mispelbloum Beyer : « Quand “cela fonctionne” dans un service, ce n’est pas parce que tout est bien organisé et planifié à l’avance, c’est que le cadre a pu intervenir à temps pour résoudre toute une série de petits et plus gros problèmes qui entrainaient des désorganisations potentielles. » C’est ainsi qu’au quotidien les cadres s’arrangent pour faire face à l’imprévu et pour réagir rapidement devant l’événement (forcément indésirable). »(1)
Le rôle du manager est fondamental pour construire une équipe épanouie, force de propositions et motivée.
Nous faisons nôtre la définition du management de Michaud (2013) « Manager, c’est “faire marcher les choses”, mais pas n’importe comment, ni à n’importe quel prix ! Pour faciliter cette mise en œuvre, la phase de préparation est essentielle. Elle doit être faite de concertation (chacun doit être partie prenante, être écouté et, d’une certaine manière, doit comprendre la décision) et de capacité à décider, essentielle dans la décision managériale. »(2) Pour nous, il est en effet primordial que la pratique du management soit, certes, légitimée par tous, mais également participative : que chacun des acteurs de l’équipe puisse identifier les règles régissant l’organisation dans l’institution, afin de s’inscrire dans la dynamique de projet ; qu’ils puissent tous collaborer et coopérer dans un esprit de collégialité ; mais qu’à titre individuel, le sujet social(3) puisse aussi, outre servir le collectif, développer ses compétences.
Si nous nous appuyons sur Zarifian(4) (2000), l’organisation ne deviendrait qualifiante qu’à partir du moment « où des choix sont à faire, des propositions à élaborer et un parti pris à prendre pour guider l’activité professionnelle. C’est en faisant des choix et en les concrétisant à l’épreuve de plans d’action que l’on apprend le mieux, et surtout qu’on élargit ses propres capacités d’apprentissages ». Il convient donc pour le manager de laisser la place à l’initiative, à l’auto-organisation et à la confiance.
Dans certains établissements, les directeurs pratiquent ce type de management où chaque membre de l’équipe est chargé de missions parfois individuelles, comme mener à bien des projets institutionnels.
Comme disait Édouard Philippe à la tribune du dernier congrès de l’Association nationale des cadres de santé (Ancim) au Havre, en novembre 2023 : « Pendant la crise du Covid, nous avons pu voir la place prépondérante et indispensable des cadres de santé. Il faut leur faire confiance ! On a bien vu, qui a pris les décisions et qui s’est attaché aux normes ? Il faut que cela change, sinon on n’y arrivera pas et pour cela soyez les premiers ! Il est plus important d’avoir des personnes responsables et autonomes, garantes du fonctionnement de son unité, pouvant se tromper, s’améliorer et proposer des pistes de changement et de fonctionnement plutôt qu’un gouvernement/administration qui fonctionne par la norme. »
Si nous prenons l’exemple de l’andragogie et du management d’une équipe, nous étions intégrée dans un groupe de formateurs pour construire des modélisations pédagogiques en lien avec une année de formation et un référentiel de formation qui, même s’il est prescriptif encore à ce jour, permet à chacun de montrer ses compétences, de trouver du sens à son travail et de faire preuve d’audace.
Nous étions autonomes, responsabilisés, respectés et écoutés dans le cadre institutionnel, avec comme point d’étayage le projet pédagogique qui fédère l’équipe et qui sert d’outil d’évaluation, pour peu que le contrat de loyauté qui lie l’équipe à son leader (directeur) soit fort et intègre.
À l’instar de Paul (2004), il nous semble que l’accompagnement du manager n’est donc pas « une technique professionnelle mais plus une posture, entendue comme une manière d’exercer des pratiques par ailleurs techniquement définies »(5). Le manager sollicite, suscite l’envie, met en place des conditions favorisant la motivation de ses troupes. Il sollicite la réflexivité du sujet social au service de la collectivité et de l’institution, au sens « maïeutique » du terme. Chacun d’entre nous possède un potentiel qu’il ignore parfois. « Se connaître soi-même implique de se dédoubler, de s’affirmer comme centre autonome d’expériences. »(4) Cette pratique favorise l’essor des compétences, la professionnalisation, le retour sur expériences et l’amélioration des pratiques(6).
Nonobstant, ce développement théorique n’est, hélas, pas toujours aussi simple. Pour le manager ou cadre de santé, encadrer, accompagner, ce peut être aussi parfois « se débrouiller entre la pression du haut et celle du bas […] Encadrer, c’est mettre des orientations dans des cadres opérationnels, c’est-à-dire effectuer un travail de cadrage symbolique, dans lequel s’affirment toujours des orientations en rapport avec d’autres orientations. »
Qui n’a jamais eu d’injonctions paradoxales à gérer, en ces temps d’actualités complexes ?
Qui n’a jamais été pris dans des méandres dont les tenants et les aboutissants lui échappaient ?
Qui n’a jamais travaillé dans une institution aux fonctionnements plus que questionnants ?
Il nous est tous, parfois, arrivé d’être contraint de mettre en place des projets qui ne sont pas toujours en adéquation avec nos valeurs, avec notre vision de la collaboration, de la coopération, de l’évolution de notre métier(7).
Il nous est tous arrivé de nous heurter à des organisations « mal veillantes » pour ses cadres de santé, au sens où elles ne veillaient pas à la qualité de vie au travail de ses managers et donc, tout ceci s’appliquait au détriment des équipes et in fine du patient.
Le positionnement n’est alors pas toujours des plus aisés. Quand les conflits génèrent de la rancœur, de l’incompréhension, des difficultés, des frustrations de la part des membres de l’équipe, c’est là que le manager, directeur, cadre de santé, doit pouvoir réunir, réconcilier et arbitrer en toute impartialité. « Le travail d’écoute et d’aide est donc centré sur des difficultés réelles, ce qui permet de travailler de manière authentique, centré sur soi, sur son désir d’avancer sur une problématique, et non préoccupé par un rôle à tenir. »(5)
Face à des dilemmes, à une certaine dichotomie, il y a là, nécessité pour lui de s’engager, de montrer qu’il peut guider son équipe, qu’il peut trancher, en toute équité. Il s’agit bien alors de dire ce que l’on fait et où l’on va, montrer sa légitimité(8) pour « rester raccord » avec l’institution, tant que cela ne s’avère pas éthiquement impossible. N’est-ce pas cela, le fameux leadership ?
Cela étant, quand le sens du travail n’est pas toujours une finalité pour les acteurs de nos institutions, alors qu’il est souvent identifié, aujourd’hui, comme levier de motivation incontournable dans nos organisations, il appartient au manager de proximité de communiquer, d’expliquer, d’accompagner les équipes et les apprenants, pour que l’orientation, la direction demandée, soit peu à peu, si ce n’est admise, du moins assimilée et lisible.
Mais alors, sur quelles forces intrinsèques et singulières s’appuyer pour s’assurer que le professionnel est disposé à s’engager dans un projet collectif ?
Il nous semble important de revenir sur le socle qui construit l’équipe et qui est pour nous l’essence même de ce qui fait un manager : l’intégrité, l’équité, l’impartialité, l’éthique, le respect, la bienveillance cognitive et les valeurs. Souvent véhiculé à travers des valeurs, le sens suppose également une pratique de cohérence, de cohésion et de stabilité.
Quand nous n’avons pas d’autre choix que de mettre en place une injonction, la posture réflexive mais également le positionnement du manager sont alors, à ce moment-là, des plus importants : pour lui, mais également pour son équipe, car « Encadrer comporte une dimension intellectuelle fondamentale, qui consiste à peser le pour et le contre, à faire des analyses de situations socialement et humainement complexes, où penser consiste à tisser des liens inédits entre des phénomènes disparates, entre l’ici et l’ailleurs, l’actuel et le futur, le court, le moyen et le long terme. »(9)
Il nous paraît également crucial d’identifier la différence entre posture et positionnement. Nous rejoignons Paul (2004), pour qui la posture « définit la manière de s’acquitter de sa fonction (ou de tenir son poste). C’est nécessairement un choix personnel relevant de l’éthique […]. Par la posture s’incarnent les valeurs d’un professionnel en relation à autrui »(5) et donc aussi le contrat de loyauté qui va le lier à son équipe. Il s’agit là, selon notre conception intrinsèque du management, notre singularité, de l’accompagnement de l’autre, qui sera nécessairement différent en fonction des situations, des sujets et des circonstances.
Quant au positionnement, il s’apparenterait à un « processus de construction qui permet de se positionner mais aussi d’être positionné dans un environnement défini »(10). Il renvoie donc à la place prise dans l’institution par une personne et à la place attribuée par cette même institution, en rapport avec le statut, les fonctions et les fiches missions dévolues à cette personne. Nous disons souvent aux étudiants « Comment enfilons-nous notre blouse au sens symbolique et comment l’institution nous perçoit-elle ? » Parfois, il existera un décalage, une dichotomie entre les deux, mais pour autant est-ce si dérangeant ? Si nous nous en référons aux propos de l’ancien premier ministre : il nous semble que non !
La pratique réflexive donne des pistes au manager. Nous dirions même que cela est indispensable pour comprendre les organisations complexes, les jeux et les enjeux de tous les acteurs d’une institution. Cela consiste à prendre conscience de sa façon d’agir, ou de réagir, dans les situations professionnelles parfois déroutantes. Nous faisons nôtre également, la définition de Schön(11) (1983), qui explicite que : « La pratique réflexive est un concept englobant qui intègre la pensée réflexive ainsi que la réflexion dans l’action et sur l’action ». Elle permet d’expliciter ses pratiques : « En quoi mon intervention est-elle efficace (ou pas) ? » ; « Pourquoi n’ai-je pas vu que cette personne n’allait pas bien ? » Elle invite à la métacognition. Elle peut aider à retrouver du sens à l’intérieur d’une injonction, concourir à ré-impliquer les individus du groupe, inviter à aller vers d’autres projets plus salutaires pour l’être humain qui nous compose.
Très souvent, nous nous sommes vue dire à nos différents collaborateurs : « Voilà, nous devons faire ceci… Nous n’avons pas le choix… Comment pouvons-nous faire, quelles propositions pouvons-nous trouver collectivement ? Quel sens pouvons-nous trouver dans cette situation ? » Il s’agit bien là de redonner de l’autonomie à l’individu dans le cadre défini, de faire preuve d’audace, de singularité mais également de retrouver un sens collectif.
Réfléchir de façon collective, participative, constitue un avantage pour la régulation des rapports professionnels et du travail en équipe, afin de « pouvoir compter sur le collectif de travail pour accomplir une mission qui ne peut être assumée par un seul membre de l’équipe. »(12) Les compétences individuelles servent les compétences collectives au sein de l’institution, de l’organisation. C’est tout un art ! Car il nous semble que, quelquefois, manager, accompagner, est aussi un art !
Enfin, l’une des missions parfois quelque peu occultée du manager, et sans doute la plus intéressante pour nous, est celle de permettre au sujet social(3) de développer ses compétences, d’accompagner la professionnalisation, d’autant qu’il s’agit, parfois, d’un professionnel novice. Nous pouvons considérer deux aspects à la notion d’accompagnement dans ce cas.
Soit le manager (formateur) accompagne la personne, sujet social, là où ce dernier souhaite aller, de la façon qui lui paraît la plus appropriée. Ceci en s’appuyant sur sa compétence d’expertise managériale, de formateur, en fonction de ce qui lui paraît bon pour le sujet. C’est un peu notre travail en tant que formateur en lien avec le référentiel infirmier.
Mais, le manager (formateur) peut autant accompagner la personne, là où elle veut aller, de la façon qui lui convient et qui est durable pour elle. Ceci en s’appuyant de manière conjointe sur son expertise professionnelle managériale et sur l’expertise d’usage du sujet social, en fonction de ce qui paraît stable pour lui. Là encore, il convient de favoriser et de mettre en avant des facteurs influençant cet accompagnement : l’utilité sociale de la mission par rapport à l’institution, l’autonomie que nous acceptons de laisser à la personne, lui permettant ainsi de mettre en avant ses compétences, de reconnaître le travail accompli : le respect et l’estime de du manager pouvant aboutir à de la satisfaction et à de la promotion.
La qualité de la relation est, là encore, essentielle. Le climat de confiance, le renforcement positif, le soutien des initiatives, l’entraide, la participation équitable de tous, contribueront au développement individuel des compétences au service des compétences collectives. C’est là que l’institution devient aussi apprenante. C’est en tout cas notre vision.
In fine, manager, former, c’est analyser, comprendre, coopérer et collaborer. Mais c’est également avoir envie de travailler différemment, de revenir aux fondamentaux : les êtres humains. Avec la crise que traversent nos établissements, de nouvelles opportunités managériales s’offrent à nous, de nouveaux espaces. L’innovation managériale des cadres de santé, quel que soit le secteur, est en route. De nombreux collègues l’ont bien compris et nous donnent à voir de nouvelles manières de manager. Des coopérations inédites prennent forme(13). Il nous semble qu’il nous appartient de les appréhender et de les promouvoir, au service d’un seul destinataire : le patient.
Le manager (formateur) décide, choisit, se trompe, autrement dit, prend des risques, renonce, évalue et surtout, assume. C’est un praticien réflexif, éthique, dont la mission principale est de fédérer une équipe autour de projets institutionnels, même si parfois, cela est paradoxal.
C’est un être humain porteur de sens, de désir, induisant la motivation, qui sait s’appuyer sur la force de son équipe, de son groupe d’apprenants, en identifiant les compétences individuelles de chacun pour construire les compétences collectives et les projets. L’équipe lui reconnaît cette légitimité. Nous sommes effectivement proches de l’éthique du care cher à Philippe Svandra(1).
C’est un acteur social convaincu des valeurs qui le construisent, qui régissent ses fonctions même dans un contexte complexe.
Il peut également être un précurseur, en ce sens qu’il lui faut anticiper, faire preuve de créativité et d’ingéniosité parfois, pour maintenir une dynamique des individus, trouver une synergie.
C’est aussi un chef d’orchestre qui va piloter des projets, animer son équipe afin que chacun trouve sa place, permettant de développer professionnalisation, implication et qualité de vie au travail.
Enfin, c’est un évaluateur qui mesure la contribution et la progression de ses collaborateurs, toujours dans une dynamique positive d’amélioration des pratiques.
1. Svandra, P. (2013). Éthique du cadre, éthique du care. Soins Cadres, 85 : 20-22.
2. Michaud, Y. (2013). Qu’est-ce que le management responsable ? : Confiance, décision, réflexivité. Eyrolles.
3. Bertucci, M.-M. (2007). La notion de sujet. Le français aujourd’hui, 157(2), 11-18.
4. Zarifian, P. In « Organisation apprenante et formes de l’expérience », Colloque « Constructivismes : usages et perspectives en éducation », Genève, 8 septembre 2000.
5. Paul, M. (2004). L’accompagnement : une posture professionnelle spécifique. L’Harmattan.
6. Wittorski, R. (2008). La professionnalisation. Savoirs, 17(2), 9-36.
7. Girard, S. (2014) Coopération et collaboration au travail, quelle est la différence ? http://conseilsrhcoaching.com/cooperer-et-collaborer-article/
8. Petit, V., et Mari, I. (2007) La légitimité des équipes dirigeantes : une dimension négligée de la gouvernance d’entreprise. EDHEC, Leadership and Corporate Governance Research Centre.
9. Mispelblom Beyer, F. (2006) Encadrer, un métier impossible ? Armand Colin.
10. Chamla, R. (2010) À propos de la réforme du DEASS : de l’intervention sociale et de l’expertise sociale. La revue française de service social, 236, 70.
11. Schön, D. (1983). The reflective practitioner. Basic Books.
12. Bataille, F. (2001) Compétence collective et management des équipes opérationnelles. Une étude longitudinale de Philips Consumer Communications (Thèse, Université de Caen).
13. Autissier, D., et Moutot, J.-M. (2016). L’innovation managériale : rupture ou évolution du management. Question(s) de management, 13(2), 25-33.