QUALITÉ
Chef du service de psychopathologie à l’hôpital Femme-mère-enfant de Bron (Hospices civils de Lyon, HCL), Olivier Revol s’intéresse aux rapports entre générations. Il a développé ce sujet lors de diverses conférences, et détaille pour Objectif Soins & Management ce qu’il en retire pour le fonctionnement de l’hôpital.
Comment votre métier de pédopsychiatre vous a-t-il amené à vous intéresser aux différences entre générations ?
Je fais ce métier depuis 35 ans, et je me suis aperçu d’un véritable changement. Cela fait environ une vingtaine d’années que je ne peux plus m’adresser aux adolescents de la même façon. Les codes ne sont plus les mêmes : ceux de ma génération sont de plus en plus en décalage avec ceux de mes patients, mais aussi avec ceux de mes collaborateurs. Je suis chef de service depuis 20 ans, et je me rends compte que quelle que soit l’institution, l’un des gros problèmes est de faire collaborer différentes générations qui ont des codes différents. Ces différences peuvent parfois occasionner plus de malentendus, d’incompréhensions que les différences qui existent entre les codes des médecins et ceux des infirmières, ou les codes des infirmières et ceux des aides-soignantes, par exemple. Si on n’en tient pas compte, on fait fausse route… Et comme je reçois des adolescents et des parents toute la journée, je suis en première ligne sur ces questions. J’ai donc décidé de m’y intéresser en profondeur.
Quelle est la nature de vos observations ?
Il faut d’abord bien comprendre que ce qu’on nous dit depuis des siècles, à savoir que chaque génération a toujours eu l’impression que la suivante était différente et quelque peu étrange, n’est plus tout à fait vrai. Il y a eu un changement unique il y a une trentaine d’années, et qui concerne la transmission de l’information. Après l’écriture, après l’imprimerie, nous avons vécu le « tournant internet » au milieu des années 1990. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’information ne circule plus de manière descendante, mais horizontale. Quand une infirmière ou une jeune cadre a besoin d’un renseignement, elle ne demande pas d’abord à la cadre supérieure ou au chef de service, elle va en premier lieu sur internet. La même chose se produit avec nos patients : certaines personnes atteintes de maladies orphelines sont plus cultivées que nous sur leur pathologie. Pour les gens de ma génération, il existe deux choix : soit on prend conscience de ce changement, on accepte que les jeunes puissent être plus informés que nous et qu’on puisse leur demander des conseils, soit on considère – comme beaucoup de mes confrères – que parce qu’on est le médecin, le chef de service, ou la cadre, on sait tout mieux que les autres. Et là, on va dans le mur.
Pouvez-vous détailler les différentes générations qui, selon vous, cohabitent à l’hôpital, et quels sont les codes que vous leur attribuez ?
Nous pouvons distinguer quatre générations : les baby-boomers (nés avant 1960), la génération X (née entre 1960 et 1980), la génération Y (née entre 1980 et 2000), et la génération Z (née depuis 2000). Les codes des baby-boomers, ce sont avant tout ceux du devoir : les patrons nous disaient « C’est comme ça et pas autrement », et nous filions doux. Nous n’avions pas les moyens de vérifier, la légitimité du chef de service ou du cadre était innée. Ce qui était important pour nous, c’était la réussite, et la toile de fond, c’était une société plus joyeuse, la notion d’ascenseur social, une certaine prospérité. Nous travaillions beaucoup, mais nous savions que cela allait payer, et nous sommes plutôt de nature optimiste, pacifiste.
Quels conseils peut-on donner aux autres générations dans leurs rapports avec les baby-boomers de l’hôpital ?
Certains nous reprochent de ne pas savoir gérer le conflit. Et pour cause, nous ne le connaissons pas vraiment ! Par ailleurs, les gens doivent comprendre que, si nous sommes parfois frappés par la lourdeur des procédures, c’est que nous avons eu l’habitude de diriger les choses à notre main. Nous déplorons souvent le nombre de choses « qu’on ne peut plus dire », parce que nous avons grandi dans une société où la parole était très libre. Il faut donc comprendre que si parfois nous « dérapons », ce n’est pas parce que nous sommes mal intentionnés. Bien au contraire, nous faisons attention à peser tous nos mots. Enfin, beaucoup de mes confrères ont du mal à partir à la retraite, car leur vie, c’est leur travail. Il faut que les plus jeunes sachent leur proposer des postes de mentor, de sages, leur accorder une certaine forme de respect.
Passons à la génération X…
Pour cette génération, les choses ont été moins drôles. Les natifs des années 1960-1980 ont vécu les chocs pétroliers, l’incertitude quant à la possibilité de garder son travail, l’augmentation des divorces… Leurs codes, ce n’est plus le devoir, mais l’« avoir » : ce que j’ai, il faut que je le garde. Ils ont le sens de l’autorité, de la hiérarchie, mais ils ont perdu confiance dans les institutions : ils ont fait les choses comme on leur a dit de les faire, et ils voient que cela ne marche pas forcément pour eux, alors ils sont sceptiques, voire amers. Les autres générations doivent respecter le fait qu’ils sont plutôt autonomes, et leur laisser de la liberté, leur confier des responsabilités. Il faut souvent les rassurer sur le fait que leur loyauté est reconnue, éviter qu’ils se trouvent au milieu de manœuvres politiciennes pour les postes… Et il faut surtout les tenir informés de ce qui se passe, car ils ont tendance à estimer que la moindre décision dont ils ont été écartés est machiavélique. Il faut donc les impliquer. J’en profite pour rappeler que l’une des premières causes de départ de l’hôpital est le manque de reconnaissance, c’est quelque chose qu’il faut marteler et dont les directeurs et les chefs de service doivent avoir bien conscience.
Viennent ensuite deux générations bien différentes…
Oui, pour les Y et les Z, il faut se souvenir de ce constat simple : pour eux, ce ne sont pas les patrons, la famille ou l’école qui donnent les valeurs, ce sont les forums, les réseaux sociaux. Les pairs plutôt que les pères. Et pour la première fois, ces jeunes peuvent apprendre des choses aux anciens. Nous avons tous demandé à nos enfants de nous aider à mettre en route une appli sur notre téléphone. Les codes de la génération Y, c’est « vivre » : ils cherchent le parfaitement épanouissement entre leur vie personnelle et leur vie professionnelle, et au travail, leur épanouissement personnel n’est pas négociable. Avant de venir en stage, des internes m’appellent pour savoir s’ils auront leurs samedis, s’ils pourront finir à 18h, et si je réponds non, ils ne viennent pas. Ils ont vécu le 11 septembre, les guerres, ils ne savent pas de quoi demain sera fait, et leur devise pourrait être : « Si c’est ça la vie, je commence par le dessert ».
En quoi la génération Z se distingue-t-elle de la génération Y ?
La génération Z s’est rendu compte de certains excès de la génération Y et de ce que l’on pourrait appeler son narcissisme. Leurs codes, ce n’est pas « vivre », c’est « partager ». Ils sont dans le co-voiturage, le co-working, le co-sleeping. Ils sont également extrêmement sensibles au racisme, au sexisme, et veulent que leur travail ait un sens.
Comment les générations plus anciennes doivent-elles, selon vous, se comporter face aux générations Y et Z ?
Il faut bien se dire que ce sont des générations qui ont été marquées par les jeux vidéo, qui ont peu eu l’habitude de lire un livre pendant longtemps. Quand, on a un message à leur apporter, il faut qu’il soit court. Par ailleurs, ils ont besoin d’être acteurs de leur travail : ne peuvent pas écouter béatement le patron qui « fait son tour ». En termes d’apprentissage, il faut utiliser des pédagogies actives, accepter leur créativité, et réaliser qu’il y a certaines choses qu’ils savent mieux que nous.
On peut objecter à votre classification son caractère très général : il existe forcément des personnes qui sortent de ces cadres générationnels…
J’ai présenté ce sujet une quarantaine de fois lors de conférences, devant des publics très variés, de toutes les générations, et ce qui est frappant c’est que je n’ai jamais eu de gens qui ne se reconnaissent pas du tout dans ce que je disais. Il est vrai qu’on peut affiner, aller plus loin, avec des situations intermédiaires. Il y a par exemple la génération K, composée de personnes nées entre 1995 et 2000, donc entre les Y et les Z. C’est la culture Harry Potter, Hunger Games, etc. Ils ont le souvenir du 11 septembre, ont été marqués par les printemps arabes… Ils sont partagés entre l’envie de se faire plaisir et l’attention portée à la planète. Ils voudraient ne pas prendre l’avion, mais sont tentés par une année de césure au Chili…
Comment toutes ces générations cohabitent-elles à l’hôpital ?
Je note qu’au sein d’une même génération, la communication est très facile, il y a une forme d’harmonie. Les internes vont souvent se sentir plus proches de jeunes infirmières de leur âge que des médecins plus âgés. Ils peuvent même avoir tendance à faire bloc contre les autres générations, à se retrouver pour « boire des pots » sans inviter les patrons. Il y a une forme de partage interdisciplinaire qui se fonde sur la génération.
Il y a donc, selon vous, une nécessité de faciliter le partage intergénérationnel. Comment faire ?
Il faut en parler. Lors des conférences que je donne, cela se passe de façon remarquable. Cela donne des clés aux uns pour comprendre le fonctionnement des autres, et beaucoup disent qu’ils ne verront plus les choses comme avant. Et ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les choses vont dans les deux sens. Les plus anciens doivent faire l’effort de comprendre les plus jeunes, mais ceux-ci doivent aussi saisir que les parents des baby-boomers ont connu la guerre, que nous avons grandi dans un environnement où il ne fallait pas jeter le pain, où on devait éteindre la lumière quand on sortait d’une pièce, et que quand on fait ce genre de remarque, ce n’est pas que nous sommes grincheux, c’est que nous avons été élevés comme cela.
Diriez-vous qu’une meilleure compréhension entre les générations est une clé pour que l’hôpital regagne de l’attractivité ?
Oui. Je dirais surtout que la non-compréhension des attentes des nouvelles générations est un obstacle majeur pour que celles-ci restent à l’hôpital. Je vois beaucoup de jeunes médecins, de jeunes infirmières, qui disent qu’ils vont partir dans le libéral ou dans le privé parce que leur fonctionnement n’est pas pris en compte, parce que l’environnement hospitalier n’est pas en phase avec leurs attentes. Ils ont l’impression que personne ne fait l’effort de comprendre leurs besoins. Mais je reconnais qu’il est difficile pour l’administration, pour les cadres, de tenir leurs objectifs tout en répondant aux besoins de liberté et d’autonomie des jeunes générations.
Pouvez-vous nous donner des exemples de mesures concrètes qui pourraient faciliter la collaboration entre les générations ?
C’est anecdotique, mais dans mon service, nous faisons toujours une grande fête en fin d’année où tout le monde vient : il n’y a plus de hiérarchie, cela aide à ce que chacun se sente bien. Au quotidien, le plus important me semble être de donner la parole à chacun, de faire du management participatif. Même si on sait vers quoi on veut aller, il faut interroger tout le monde dans un staff. Dans ces générations, chaque voix compte, et le système pyramidal, descendant, n’est plus possible. Il faut aller chercher les informations chez les uns et chez les autres avant de dire quelle est la décision. Une autre chose importe : il est important de répondre aux demandes des plus jeunes de façon rapide, de ne pas mettre des semaines à répondre à un mail. Ce sont de petites choses qui montrent qu’on a compris leurs codes, même si on reste le chef car il est pour eux rassurant d’avoir un cadre.
Et que peuvent faire les plus jeunes pour mieux intégrer les attentes et les modes de fonctionnement des générations précédentes ?
Il faut qu’ils comprennent que nous essayons de changer, mais que si certains défauts perdurent, c’est que nous n’avons pas connu d’autre modèle. Nous n’avons jamais eu avec nos patrons les rapports que nous avons avec eux. De manière générale, mon conseil serait de ne pas porter de jugement sur la personne : si votre cadre ou votre stagiaire réagit d’une façon qui vous heurte, c’est seulement que ses codes sont différents des vôtres.