À la tête de la Chaire de design d’expérience « soignant » de l’université Paris-Saclay, Géraldine Hatchuel tente d’inventer un futur plus désirable pour les soignants à l’hôpital. Elle explique comment, et avec quels outils, elle entend y parvenir.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste le design d’expérience ?
Géraldine Hatchuel. C’est une démarche d’innovation sociale et sociétale qui permet de réinventer la manière dont on organise une structure, une institution, dont on conçoit l’offre qu’on propose à ses différents usagers. Cette démarche utilise notamment la notion d’expériences, et plus spécifiquement de scenario d’expériences : l’idée est que l’on peut écrire le scénario d’une expérience visiteur, d’une expérience soignant, de la même façon qu’on écrit une histoire (encadré 1). Et l’une des façons d’utiliser cette démarche, c’est de faire en sorte qu’elle ne soit ni descendante, ni ascendante, mais que le scénario soit co-écrit par l’ensemble des parties prenantes.
Concrètement, comment cette démarche est-elle mise en œuvre ?
GH. Notre métier, c’est d’abord de faire les détectives, les ethnographes : nous observons les personnes avec lesquelles nous travaillons, nous essayons de nous mettre « dans leur peau » de manière émotionnelle, corporelle. Nous tentons par ailleurs d’identifier ce qu’on appelle les « moments irritants » et les « moments motivants », pour créer les conditions d’un dialogue de confiance dans lequel on peut aller chercher des « angles morts », des choses qu’on ne peut pas voir à première vue. En 2020, par exemple, nous avons mené dans le cadre de la mission « Prenons soin des soignants » une analyse en lien avec la crise sanitaire auprès d’une quinzaine de soignants venus de toutes les professions (cadres, aides-soignants, réanimateurs…) et de tout le territoire. Nous avons passé deux heures avec chacun d’entre eux, avec une trame d’entretien spécifique pour explorer les moments de joie, de frustration, et pour voyager avec eux, comme on pourrait le faire avec une caméra, dans les espaces, les relations qu’ils vivent… C’est ainsi que nous avons pu identifier des lieux mal exploités, comme la question du vestiaire, par exemple : comment en faire un lieu qui ne serait pas uniquement un endroit fonctionnel où je me change, mais aussi un lieu de décompression où je pourrais décharger tout ce que j’ai emmagasiné pendant la journée… ? On essaie donc de comprendre ce qui ne va pas dans le « film » actuel, en allant au-delà des habituels baromètres de satisfaction, qui ont un périmètre trop restreint, et on essaie de construire une utopie rationnelle qui pourrait vraiment avoir lieu.
Quel est le résultat final de vos interventions ?
GH. Avec la mission « Prenons soin des soignants », nous ne travaillions pas pour une structure en particulier : l’idée était de faire converger différents professionnels vers une transformation-clé, dans le cadre d’une étude qui devait servir à la France entière, et qui a abouti à 30 solutions expérientielles. Mais quand nous travaillons directement avec une équipe, comme cela a par exemple été le cas avec une unité gériatrique des HCL [Hospices civils de Lyon, ndlr], l’enjeu est de leur faire gagner du temps sur l’émergence des solutions. Nous sommes partis de certaines solutions qu’ils avaient choisies parmi celles de la mission « Prenons soin des soignants », en les réadaptant au travers d’ateliers avec les médecins, les cadres, etc. Et en parallèle, nous tenons à mener une action de plaidoyer, car nous pensons qu’il est essentiel de ne pas s’en tenir à de « petites expérimentations » mais de changer le système dans son ensemble.
Quel est le cadre théorique sur lequel vous vous appuyez ?
GH. Notre approche s’appuie sur les sciences de gestion, avec notamment l’apport de Gilbert Giacomoni, professeur à Agro Paris Tech qui nourrit beaucoup notre travail. Nous nous appuyons également sur des travaux de psychologie sociale, d’ethnographie, d’anthropologie, avec par exemple Franck Zesnani, professeur au Lapea [Laboratoire de psychologie et d’ergonomie appliquées de l’Université Paris Cité, ndlr]. Enfin, en lien avec ma société, Choregraphy, nous employons une approche créative et hybride qui s’appuie sur les arts vivants, l’improvisation…
Quels outils utilisez-vous ?
GH. Une première approche est celle de la double empathie, qui est un concept assez puissant pour évaluer l’équilibre d’une situation, les objectifs de chaque partie prenante… Nous utilisons bien sûr différents types d’entretiens, avec par exemple une attention portée aux moments motivants et irritants, ce qui permet de bien situer les problèmes. En ce qui concerne les solutions, nous utilisons des outils qui viennent du design, de la facilitation graphique, de la conception de scenarios, et des arts vivants. Ce dernier aspect est en général assez mobilisateur. Il génère de la confiance, de l’engagement, et présente l’avantage d’être accessible à tout le monde : le dessin, par exemple, nécessite certaines compétences mais chacun peut improviser une saynète, incarner un personnage…
Comment en êtes-vous venue à travailler sur le design d’expérience en général, et à l’appliquer à la santé en particulier ?
GH. Personnellement, j’ai toujours eu beaucoup d’attirance pour les arts, le dessin, le théâtre, la danse… J’ai été poussée à faire une école de management, mais j’ai aussi « traîné mes guêtres » dans une école de design, et j’ai eu l’opportunité d’enseigner sur l’émergence du design thinking, d’une part, et de me lancer dans la recherche-action, d’autre part. Pour ce qui est de la santé, je viens d’une famille où il y a des médecins, et je suis proche des soignants en général, notamment de Marie Lechat, qui est infirmière sophrologue et qui fait partie du conseil d’administration de la chaire de design d’expérience « soignants ». Et en 2020, l’ARS [Agence régionale de santé, ndlr] d’Île-de-France nous a demandé avec Choregraphy de mener une étude sur la manière dont 400 startups du monde entier se réinventaient pour aider les professionnels de santé face à la crise. Nous avons alors compris les limites d’une approche uniquement technologique de ces questions, et nous nous sommes rendu compte qu’il fallait que nous mettions nos propres compétences au service des soignants. C’est ainsi que ça a commencé.
Quelles sont les réactions des professionnels auxquels vous proposez cette approche ? Sont-ils séduits ou déroutés ?
GH. Un peu les deux à la fois. Ils se disent séduits, car cela les reconnecte à leur vocation première, et cela leur permet de porter un regard nouveau sur le lieu de travail, de se libérer, d’être plus créatifs qu’ils ne le pensaient. Nous avons eu des retours très positifs en ce sens, de la part des directions comme des participants. Nous observons en revanche que le travail lié au corps, qui est essentiel dans notre approche notamment pour générer le lâcher-prise, pour libérer la créativité, restait une forme de tabou chez les soignants. Tout se passe comme si les soignants, qui travaillent tellement autour du corps d’autrui, subissaient une forme de « décorporéisation » quand il s’agit de leur propre corps, comme s’ils coupaient toute relation avec leurs propres émotions corporelles. Cela reste un grand questionnement pour nous : le cérébral est quelque chose qui marche avec les soignants, mais ce qui est corporel est plus difficile. On dirait que le corps, qui ailleurs est un tabou, mais pas un interdit, est chez les soignants un interdit, mais pas un tabou.
Selon vous, comment est-il possible de dépasser ce problème ?
GH. Honnêtement, il me semble qu’il est trop tôt pour le dire : il faut que nous approfondissions ce sujet. Mais ce qui est certain, c’est qu’il existe une frange des soignants qui est à l’écoute de nouvelles approches liées au corps, et qui peut « faire le pont », qu’il s’agisse de ceux qui travaillent sur l’hypnose, la méditation de pleine conscience…. C’est peut-être dans cette direction qu’il faudrait travailler.
En dehors de cette « décorporéisation », rencontrez-vous des difficultés dans la mise en œuvre de cette approche ?
GH. Il y a des obstacles qui tiennent à une certaine vision managériale, considérant par exemple que si les baromètres de satisfaction sont positifs, il n’y a pas besoin de « creuser » les problèmes. Par ailleurs, nous faisons face à une autre conception qui voudrait que les solutions soient forcément technologiques ou digitales, et qu’elles ne doivent venir que du niveau national. Il y a également une tendance à penser que seule la rémunération des soignants peut avoir un impact sur leur qualité de vie au travail. Bien sûr, un bon niveau de salaire est indispensable, mais il est aussi essentiel de travailler la motivation, la vocation… Enfin, nous rencontrons parfois une vision du soin monolithique, figée par des protocoles auxquels on ne peut pas déroger, qui doivent être contrôlés par des instances supérieures. Nous avons pourtant vu, pendant la crise sanitaire, que les soignants doivent savoir assumer des situations d’improvisation, avoir des « scénarios bis », ne pas se laisser enfermer dans des carcans. C’est d’autant plus important que nous serons à l’avenir malheureusement appelés à vivre d’autres crises.
Vous intervenez aussi hors du champ de la santé. Quelles différences avez-vous remarquées dans la mise en œuvre de votre approche ?
GH. L’une de nos grandes contraintes, c’est d’avoir dû nous concentrer à l’hôpital sur des ateliers de quatre fois deux heures, alors qu’en entreprise, nous pouvons souvent disposer de deux ou trois jours entiers, emmener les gens dans notre « story room », qui est un studio conçu pour nourrir les « bonnes questions » pour notre approche. Dans les hôpitaux, nous disposons rarement de ce genre d’espace. Par ailleurs, les directions semblent encore trop enclines à investir leurs budgets dans de grandes transformations digitales onéreuses, et moins à favoriser ce type de projet porteur de sens. Mais de manière plus générale, il y a une grande différence entre, d’une part, les métiers de bureau, où l’on se trouve généralement devant un ordinateur, avec des horaires réguliers, et où la motivation peut parfois être liée au sens, mais rarement à la vocation, et d’autre part, les métiers du soin, qui sont corporels, physiques, où les personnes peuvent faire 20 000 pas par jour, où il faut gérer des chocs émotionnels intenses en passant d’une chambre à l’autre… Nous savions donc, la première fois où nous sommes intervenus auprès de soignants, que nous aurions besoin d’un certain temps d’adaptation.
Comment souhaitez-vous continuer à intervenir dans le champ de la santé ?
GH. Nous aimerions, à terme, développer une formation qui pourrait permettre aux directions, aux cadres de santé, de se former aux outils que j’ai évoqués, afin d’améliorer les conditions de travail, mais aussi de mieux s’approprier la créativité qui peut exister dans le travail au quotidien, et in fine se trouver plus à même de réagir face aux crises futures. Nous souhaiterions bien sûr continuer à accompagner des établissements, qu’il s’agisse d’hôpitaux, de cliniques, d’Ehpad, qui souhaitent s’emparer de certaines de nos 30 solutions. Et nous aimerions développer l’aspect recherche afin de consolider le corpus. Les précédentes phases ont été financées par la MSH [Maison des sciences de l’homme] Paris-Saclay, et nous sommes en attente de nouveaux financements.
Selon vous, la crise que traverse le système de santé est-elle plutôt une opportunité ou un défi ?
GH. Il me semble difficile de répondre : cela dépend des cas. Mais cela me fait penser à la phrase selon laquelle l’important n’est pas d’attendre que l’orage passe, mais d’apprendre à danser sous la pluie. Je pense que nous sommes entrés dans une phase de pluie, voire une phase de tempêtes successives. Dans ce contexte, beaucoup de gens ont de l’énergie pour se faire procureurs, désigner les coupables, pointer celui ou celle a mal géré tel ou tel aspect… Il nous faut davantage d’éclaireurs, de personnes qui aient la volonté d’anticiper positivement les crises à venir.
Encadré 1
Basée à la Maison des sciences de l’homme (MSH) de l’université de Paris-Saclay, la chaire de design d’expérience « soignants » est un programme d’enseignement et de recherche-action chargé d’aider les établissements à faire face aux problèmes qu’ils rencontrent, notamment en termes d’attractivité. Elle utilise en particulier une méthodologie fondée sur des ateliers faisant la part belle à la créativité : improvisation, échauffements corporels… Une grande place est accordée au corps, aux émotions, aux relations… La chaire a notamment développé une « banque » de 30 solutions dites « expérientielles » qu’elle propose aux équipes, qui peuvent choisir de se les approprier. Les noms de certaines de ces solutions sont en eux-mêmes tout un programme : « carnet des prévenions », « scratch des urgences », « calendrier de l’après », « code pédestre »…
https://msh-paris-saclay.fr/chaire-de-design-dexperience-soignants/
2016. Fondation de l’agence de design Choregraphy.
2018. Publication chez Fyp Editions de Le design d’expérience : scénariser pour innover.
2020. Étude « Prenons soin des soignants ».
2022. Fondation de la Chaire de design d’expérience « soignants ».