ÉTHIQUE
Cadre de santé formateur, Ifsi Charles-Foix (AP-HP), Ivry-sur-Seine (94)
Ce court propos sur le lien, terme couramment utilisé pour mentionner le rapport entre plusieurs éléments, invite à la réflexion sur ses différents sens et sa nature. Il questionne également sa construction et la responsabilité des personnes qu’il unit.
D’usage courant, le mot lien évoque la relation, le rapport qui existe entre au moins deux éléments. À son évocation, spontanément vient l’idée qu’il est présent partout dans nos vies : entre les personnes, les idées, les faits... Cela n’est pourtant pas le premier sens de ce mot, qui désigne un « objet flexible de forme allongée servant à entourer une chose pour maintenir ensemble ses différentes parties, ou à attacher entre elles deux ou plusieurs choses »(1).
C’est davantage au sens figuré du terme que nous faisons référence, dans notre usage courant, selon lequel le lien n’est pas visible par notre œil, tel un objet, mais est pensé, perçu par notre esprit, et par ailleurs vécu, ressenti. Il peut concerner les idées, les choses, les faits et les rapports humains. Il est alors synonyme de relation, qu’elle soit source de joie, de satisfaction, de difficulté, de conflit, ou plus neutre sur le plan des affects.
Sur le plan des idées et des faits, le lien de causalité, le lien logique, font référence au travail de la pensée. C’est le raisonnement, acquis ou en œuvre, et plus particulièrement le fruit de celui-ci, qui va démontrer les rapports entre les éléments et leur pertinence.
Le lien existe entre des éléments ou notions, et le mettre en évidence, le chercher et le trouver donne de la signification entre ces données. Il s’agit bien là aussi de relation même si elle est autre qu’humaine. Alors, il permettra de donner le sens, la signification mais également, la direction de ce qu’il convient de faire. En situation d’apprentissage ou de management, cela implique que le tuteur, le formateur ou le manager, par la parole notamment, les rendent visibles, perceptibles pour l’apprenant ou le collaborateur. Le raisonnement pour être compris doit être explicité, mis en mots.
Spontanés, intuitifs ou plus difficiles à établir, ces liens doivent être perçus, identifiés : ce sont eux qui nous permettent une certaine compréhension du monde afin d’agir de façon pertinente, adaptée, en développant la compétence via la transférabilité.
Sur le plan des rapports humains, qui sera l’objet des propos à suivre, le lien est davantage un élément connoté positivement quand il est choisi, admis, consenti. Il semble même donner une puissance, une force, aux éléments qui sont unis par ce lien, voire apporter une plus-value en créant une entité supplémentaire : les liens hiérarchiques et les liens fonctionnels qui unissent différents professionnels qui travaillent ensemble font apparaître l’équipe. Les qualificatifs associés au lien ne disent pourtant rien de la qualité des relations existantes ; ils permettent juste de poser un cadre de relations. Le rapport entre les personnes est défini et il est admis par elles contractuellement. Il en est ainsi dans d’autres types de relations, où la connaissance et la reconnaissance du lien fournissent un cadre, perceptible et compréhensible, qui donne du sens à l’action. Ce cadre peut déjà, en lui-même, impulser une certaine dynamique positive, à titre individuel et collectif.
Le lien n’est pourtant pas toujours source de bien-être ou de plus-value dans la relation. Il peut être une contrainte pour au moins une des personnes concernées par celui-ci ou, davantage encore, être perçu comme une attache, une entrave à la liberté ; dans le lien de dépendance, se trouve la perte de liberté, qui peut être d’ordre affectif, psychique, matériel, financier, moral… Si la dépendance peut être perceptible par des individus extérieurs à ce lien, c’est pourtant seulement la ou les personnes directement concernées qui peuvent percevoir intrinsèquement et ainsi caractériser, qualifier le lien comme entravant leur liberté. Éprouver le sentiment que l’on n’a pas ou plus le choix du lien et qu’il est subi, non accepté, donne à percevoir ce lien comme une entrave, un empêchement, une atteinte à son autonomie au sens kantien(2) du terme : celle de ne plus pouvoir se gouverner soi-même.
Le lien, au sens figuré, relève de notre responsabilité en tant qu’être humain. Sur le plan des affects, c’est un élément évolutif, qui n’est pas figé ni gravé dans le marbre. Ici, le mot lien nous apparaît plus encore comme le synonyme d’une relation fondée sur des valeurs humaines. Le lien serait alors à construire, à entretenir… ou à défaire, à rompre. Ainsi par exemple, le lien de parenté, décrété par la filiation au sens de la loi et donc non choisi, peut, en fonction des relations existant entre les personnes, être connoté positivement ou négativement par les individus intéressés.
Cette façon de le concevoir pose le constat que le lien n’a pas d’existence propre, il ne se décrète pas universellement et inconditionnellement : c’est ce à quoi nous pensons quand nous évoquons des liens amicaux, amoureux ou de confiance. Il semblerait dans ces situations qu’une certaine relation précède le lien, celui-ci ne pouvant exister que par la qualité de ce qui l’a précédé et dans certaines conditions. Ici, le mouvement de développement, d’évolution, est perceptible et donne à penser que le lien peut être un objectif, un souhait, co-construit dans la relation, avec l’idée que les personnes en présence sont créatrices du lien. Il existe, entre les liens décrétés et ceux qui sont construits, une différence de nature. Certains sont choisis, d’autres subis. Lorsqu’ils sont choisis ou consentis, l’engagement et la responsabilité des différentes parties apparaissent nécessaires, comme des principes fondateurs du lien. Leur qualité, leur solidité et leur pérennité en dépendent. Quand le lien n’est plus souhaité, qu’il donne le sentiment d’être contraint, le désengagement peut permettre de le rompre et de s’en libérer.
Les sentiments et les valeurs humaines partagés telles que le respect, la bienveillance, l’honnêteté sont par ailleurs des composantes conditionnelles à la construction d’un lien qualifié de satisfaisant.
Construire le lien, c’est donc questionner la relation qui existe, que l’on a, que l’on souhaite. C’est dans cette élaboration que la dimension éthique peut apparaître : fondée sur des principes, des valeurs, elle permet la satisfaction et l’épanouissement dans un climat de respect et de considération réciproque.
Plus que le lien lui-même, c’est la construction et l’entretien de celui-ci qui méritent notre attention et notre mobilisation, notre engagement en responsabilité. Le lien seul, perçu et ressenti par les intéressés, ne fait que matérialiser l’implication dans un processus d’élaboration.
Le lien nous invite donc à explorer la question du sens et celle de la responsabilité quand il s’agit de le penser, de le comprendre, dans le champ de la relation de soin, de travail ou pédagogique. C’est celui qui, par définition, est à l’origine de proposition de lien, à la suite d’un consentement ou assentiment, qui est à l’initiative du lien. Et ce n’est pas celui qui est en position de besoin ou demande (soin, formation, emploi) qui est en responsabilité professionnelle de le penser, en tant que devoir au sens déontologique, éthique. Et ceci quand bien même le soigné, l’apprenant, le collaborateur peut (doit) avoir la possibilité d’en dire quelque chose, en termes d’attente, de souhait. La relation a beau se vouloir à la recherche d’une certaine symétrie, l’un a une responsabilité de mission que l’autre n’a pas de par sa position première de « demandeur » (de soin, de formation, d’emploi). La question est éminemment éthique. Elle invite à penser la relation, la posture, et convoque à le faire dans le colloque singulier de chaque rencontre. Cela n’est pas chose aisée… et oblige en réalité à un travail d’adaptation perpétuelle loin des procédures normatives. À chaque rencontre, s’invitent les questions « quoi faire » et « comment faire » pour bien agir, mettant le professionnel en position de novice conscient (« Je sais que je ne sais rien de l’autre »). À chaque fois, le lien est à créer, et en premier lieu celui de la confiance, qui ne se décrète pas. Il est un préalable à d’autres liens, évolutif, précieux, et à entretenir pour ne pas le rompre. La confiance (croire en l’autre) fait le lit de ce qui peut advenir ensuite, selon la situation, et favorise la collaboration.
Celui qui est au service de l’autre a la responsabilité du lien, en ce sens qu’il en est garant dans l’intention, de par sa place, sa fonction. Cela n’exclut pas la responsabilité des « bénéficiaires » pour qui la qualité de la relation et le lien qui s’établit – et dans lequel ils ont également une responsabilité – pourra être source de satisfaction voire d’épanouissement.
Le lien vertueux paraît ainsi être celui qui se construit et s’entretient sur des principes et des valeurs humanistes. Sa justesse tient à l’engagement responsable des individus qu’il réunit, dans une relation singulière où chacun s’efforce d’être prudent, au sens où l’énonce Aristote : « Le propre d’un homme prudent c’est d’être capable de délibérer correctement sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même »(3).
1. Centre national de ressources textuelles et lexicales. https://www.cnrtl.fr/definition/lien
2. Kant E (1785). Fondements de la métaphysique des mœurs. Poche ; 1993.
3. Aristote. Éthique à Nicomaque. Livre VI, chapitre 5. Poche ; 2007.