OBJECTIF SOINS n° 0299 du 21/05/2024

 

ÉTHIQUE

Concetta Bonomo  

Formatrice en Ifsi

Une démarche pédagogique fondée sur la relation soignante a été mise en place auprès d’étudiants en soins infirmiers de troisième année. Ceux-ci se sont vu remettre la lettre d’une patiente exprimant son ressenti négatif à la suite d’une prise en soins : charge à eux de lui répondre de manière individuelle et personnalisée. Puis une réponse a été rédigée par la patiente à chacun de leurs courriers, suscitant chez ces apprenants une réflexion sur leur identité professionnelle, les valeurs du soin et la co-construction d’un savoir-être soignant.

Selon différents médias et revues professionnelles « 30 % des jeunes diplômés abandonnent la profession infirmière dans les 5 ans qui suivent le diplôme »(1), et « 43 % des quelques 60 000 infirmiers qui ont répondu [à l’enquête de 2020 réalisée par] l'Ordre national des infirmiers (ONI) disent qu’ils ne savent pas s’ils seront toujours infirmiers dans cinq ans »(2).

Nous émettons l’hypothèse que nourrir et faire grandir les motivations en formation initiale permettrait de prévenir la perte de sens et l’abandon de la profession après l’obtention du diplôme. La proposition pédagogique qui va être exposée s’inscrit dans cette perspective.

Aujourd’hui, la place des patients dans les soins devient une préoccupation sociétale. Au-delà des principes éthiques et humanistes fondamentaux qui sont à l’origine des métiers d’aide à la personne, nous pouvons assister, de nos jours, à une meilleure prise en compte de l’individu bénéficiaire des soins, qui devient « patient sujet » et non plus patient « objet de soins »(3). Les programmes d’éducation thérapeutique du patient (ETP) constituent une illustration de la nécessité de « connaître le patient, identifier ses besoins, ses attentes », ainsi que de faire avec lui : « formuler avec le patient les compétences à acquérir au regard de son projet et de la stratégie thérapeutique »(4). Au-delà des situations de soins singulières, nous pouvons, depuis 2005, réfléchir avec les bénéficiaires de soins présents dans les instances hospitalières telles que la commission des usagers. Plus récemment, ils se sont engagés dans des groupes de travail afin d’améliorer la qualité et la sécurité des soins en équipe(5).

Alors, qu’en est-il de la formation initiale ? Le patient y a-t-il sa place ?

Proposition pédagogique : la lettre à Sabrina

Nous avons proposé aux étudiants de troisième année de l’institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) dans lequel nous travaillons, au sein du Groupement hospitalier de territoire Yvelines Nord, de se prêter à un exercice atypique.

Lors de la première semaine d’enseignement théorique, en début de troisième année, une lettre leur est adressée. Celle-ci est commune à l’ensemble de la promotion, signée par une bénéficiaire de soins qui se nomme Sabrina. Celle-ci y évoque un vécu difficile au sein de l’unité de soins qu’elle s’apprête à quitter. Il leur est demandé de répondre à Sabrina, sous forme de courrier individuel. Un moment est prévu dans leur emploi du temps pour prendre connaissance de la lettre et rédiger la réponse qu’ils doivent remettre au formateur référent de l’unité d’enseignement « soins relationnels ». Nous ne donnons pas de consigne sur le contenu de la lettre à réaliser : ni sur le fond, ni sur la forme, si ce n’est qu’ils doivent apporter une réponse individuelle et personnelle. Ils peuvent choisir de réaliser ce temps pédagogique à l’Ifsi ou à leur domicile.

Puis, ils partent en stage. Celui-ci est scindé par un retour à l’Ifsi, au cours duquel se déroulent des enseignements mobilisant un niveau élaboré de connaissances (travaux pratiques sur les chambres implantables, cas cliniques complexes, débats éthiques autour de prises en soins palliatives, etc.). À l’occasion d’un enseignement autre que les soins relationnels, le formateur vient leur apporter un « courrier réponse ». Chaque étudiant reçoit ainsi un commentaire individuel et personnalisé de Sabrina, qui exprime ce qu’elle a pensé de la lettre reçue. Sabrina ne connaît pas les étudiants et ne les a jamais vus, elle ne sait rien de leur parcours. Elle exprime son ressenti sur le courrier, voire donne des conseils pour l’avenir professionnel de l’auteur.

Ancrage théorique

La notion d’engagement des patients

Le premier élément théorique que nous avons mobilisé est canadien : le « Cadre Carman » ou « Cadre théorique du continuum de l’engagement des patients inspiré de Carman et al. »(6). La participation des patients y est décrite dans une perspective de partenariat avec les professionnels de terrain, et l’engagement dans le cadre de la formation est envisagé à plusieurs niveaux. Il va de « l’utilisation dans l’enseignement d’informations obtenues auprès de patients » jusqu’à « une co-construction des savoirs avec partage de savoirs expérientiels », en passant par « l’implication dans les cours, par des témoignages ».

Pour la séance de travaux dirigés (TD) proposée, la participation envisagée est pensée, dans un premier temps, en termes d’implication dans les cours, par un témoignage. Une lettre exprimant des ressentis négatifs lors de prises en soins est transmise aux apprenants. Puis, dans un second temps, une réponse leur est adressée. Les éléments contenus dans ce courrier de réponse sont destinés à constituer des déclencheurs d’une co-construction de savoir-être.

Une approche pédagogique s’inspirant des ateliers d’écriture

À un stade de la formation où les enseignements sollicitent à la fois une exigence protocolaire et une finesse de la dextérité, d’une part, et une aptitude à mettre en mots des réflexions soignantes en respectant un cadre d’écriture pour le mémoire de fin d’études, d’autre part, le travail demandé aux étudiants fait appel ici à la rédaction d’un texte libre.

Dans l’esprit de la pédagogie de Célestin Freinet(7), l’étudiant choisit d’apporter une réponse à sa manière. C’est l’occasion pour lui de se lancer, d’oser, d’être soi. Il lui est demandé de construire un texte narratif de type autobiographique dans lequel le personnage principal s’exprime à la première personne. Ce courrier est révélateur de la personnalité de l’apprenant. Il peut être spontané ou rédigé après un choix réfléchi de chaque mot.

Dans la pratique du texte libre, l’accent est mis sur le rôle actif dans l’acte d’écrire. Le texte produit s’adresse à une personne, il est rédigé à partir de la lettre remise par le formateur et il n’est pas noté(8).

Résultats

Les réponses rédigées par les étudiants sont diverses : lettres académiques contenant des formules de politesse copiées sur le net, ou courriers plus personnels, pouvant contenir des illustrations. Certaines ne font que quelques lignes, d’autres comportent plusieurs pages.

Des émotions

La première réaction des apprenants, lors de l’annonce du courrier réponse de Sabrina, est la surprise. Malgré le fait que cela ait été annoncé, beaucoup restent très étonnés de recevoir une réponse, d’autant plus que les propos sont rédigés par une « vraie » bénéficiaire de soins, et non par un formateur : « Elle nous a répondu ? À chacun ? Oh, c’est touchant ! ». Il s’en suit une impatience de lire ce courrier. Un temps leur est laissé pour cela. L’émotion est palpable. Des yeux embrumés, des sourires… ou la tristesse de ne pas avoir compris la détresse de la patiente. La réponse obtenue permet de redonner du sens au soin, et d’en éprouver du plaisir ou du déplaisir.

Entre motivations et reconnaissance

Les sciences humaines apportent un éclairage intéressant sur l’évolution du projet de l’étudiant et la construction de son identité professionnelle. Ainsi, Claude Dubar(9) explique que l’identité implique une définition de soi par les autres et des autres par soi-même. Elle se construit et évolue.

Avant de commencer la formation, au moment des recrutements, les candidats évoquent quasiment tous l’objectif de prendre soin des personnes, d’apporter de l’aide aux plus vulnérables, d’être utile dans un « métier de l’humain »… Les valeurs du soin sont mises en exergue et les idéaux sont nommés.

Les échanges avec les bénéficiaires de soins restent essentiels dans toute relation de soins, qu’elle se situe en phase aiguë, chronique, en intra- ou en extrahospitalier. Comment évoluent ces idéaux au cours de la formation ? Comment se conjuguent les vocations et la réalité de terrain ? « C’est en entrant dans des relations de travail, en participant à des activités collectives dans des organisations et en intervenant dans des jeux d’acteurs que les individus parviennent à construire une identité professionnelle spécifique »(10).

De plus, en s’inspirant de la psychodynamie du travail et des travaux de Christophe Dejours, nous pouvons affirmer que « La reconnaissance permet au travailleur d’accéder au sens de son rapport au travail, fondant ainsi la construction de son identité »(11). La reconnaissance apparaît ici comme une condition essentielle de construction de l’identité au travail.

Après la lecture des courriers, les étudiants évoquent leur ressenti et l’importance qu’ils accordent aux propos de Sabrina : « Sa parole vaut plus que toutes les évaluations », « En stage, on ne le demande pas, on n‘a des retours que quand ils sont négatifs », ou « Ce sont les autres professionnels qui nous disent si nous sommes adaptés ou pas…, là c’est une personne directement concernée, c’est le plus important, c’est pour les patients qu’on est là avant tout. »

Les étudiants partagent entre eux des passages de leurs courriers, telles des récompenses : « Ta lettre m’a profondément touchée, et m’a fait du bien », « Je sens de vraies qualités humaines en toi », « Merci et bonne chance dans ton futur métier, garde cette sensibilité ». En les interrogeant sur l’impact de ce simple courrier, rédigé par une patiente qu’ils n’ont pas croisée physiquement, sur leur humeur ; en leur demandant pourquoi cela suscite chez eux un tel émoi, ils répondent : « J’ai besoin de savoir si je suis efficace », « J’avais peur d’avoir perdu mon côté humain », « Est-ce que, au bout de 3 ans, j’ai perdu ce qui était ma principale conviction ? Est-ce que je me suis oubliée, effacée dans l’accomplissement d’actes ?... Avec sa réponse, je suis rassurée ».

Les étudiants qui ont reçu moins d’éloges cherchent à comprendre ce qui a manqué, ce qu’ils n’ont pas compris… « Mais qui parle ? Le soignant ou moi ? »… C’est alors l’occasion de rappeler, comme l’explique Walter Hesbeen, que dans les soins, chacun donne une part de soi, de les aider à questionner les logiques professionnelles, et de les inviter à rompre avec la logique de la tâche pour s’ouvrir à la logique d’attention à la personne : « Un tel travail est l’essence du métier de soignant qui le différencie d’une pratique robotisée »(12).

D’une façon plus générale, le débriefing avec l’ensemble de la promotion invite à une réflexion éthique sur la façon dont ils conçoivent leur métier : « faire des soins » ou « prendre soin ».

La vigilance portée à la relation de soins se pose ainsi comme une condition incontournable « qui nécessite que les professionnels se rappellent en permanence que le malade n’est pas la maladie qu’il a »(10) et que le soignant a pour mission de l’aider à vivre ce qu’il a à vivre.

Autres approches et perspectives

Une expérience similaire a été réalisée dans le cadre des enseignements en santé mentale, au cours desquels des patients suivis et stabilisés sont venus faire part de leur histoire de vie et des difficultés liées aux stigmates et aux préjugés sur la maladie mentale. Là encore, la parole des bénéficiaires de soins a été appréciée, et a contribué à l’évolution des identités professionnelles.

Inscrire le patient à cette place, dans la formation, rend également plus concrète la notion de collaboration avec les bénéficiaires de soins. Gageons que cela crée une nouvelle génération de soignants, prêts à contribuer au déploiement du partenariat avec les patients. Après tout, les patients sont aussi concernés par la qualité des professionnels qui vont s’occuper d’eux !

Dans cette démarche, replacer le patient comme acteur dans la formation initiale a permis de donner du sens à la place des bénéficiaires de soins au cœur de nos préoccupations de soignants. À six mois de l’obtention de leur diplôme, cela a ravivé ou conforté les idéaux, les valeurs et les fondamentaux de la relation soignant-soigné, et cela a ré-enchanté la formation.

Bibliographie

1. Amouroux, T. (2019). https://www.syndicat-infirmier.com/Infirmiers-30-des-nouveaux-diplomes-abandonnent-dans-les-5-ans.html

2. Langlois, G. (2020). « Infirmiers, ils souhaitent raccrocher la blouse… ou l’ont déjà fait », actusoins.com. https://www.actusoins.com/339548/infirmiers-ils-souhaitent-raccrocher-la-blouse-ou-lont-deja-fait.html

3. Hesbeen, W. (2014). Pour une éthique quotidienne des soins. Cancer(s) et psy(s) 1 : 173-177.

4. Haute Autorité de santé (HAS). (2007). Éducation thérapeutique du patient. Recommandations. https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/etp_-_definition_finalites_-_recommandations_juin_2007.pdf

5. HAS. (2021). Engager le patient pour améliorer la qualité et la sécurité des soins en équipe. Programme d’amélioration continue du travail en équipe (Pacte). https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2021-08/spa_113__guide_engager_le_patient_pacte_vd.pdf

6. Carman, K-L., Dardess, P., Maurer M., et al. (2013). Patient an family engagement: a framework for understanding the elements and developing interventions and policies. Health Aff (Millwood) 32 : 223-231.

7. Freinet C. (1994). Œuvres pédagogiques, 2 tomes, Seuil.

8. Lafont-Terranova, J. (1999). Pour une ethnolinguistique des ateliers d’écriture : analyse de pratiques sur plusieurs terrains. Thèse de doctorat, Linguistique, Université de Tours.

9. Dubar, C. (2015). Chapitre 5. Pour une théorie sociologique de l’identité. Dans : La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles. Armand Colin, p. 103-120.

10. Buteau, M. (2008). La construction identitaire professionnelle de l’infirmier de secteur psychiatrique. Cadre de sante.com, https://www.cadredesante.com/spip/IMG/pdf/ConstructionIdentitairePsy.pdf

11. El Akremi, A., Sassi, N., Bouzidi, S. (2009). Rôle de la reconnaissance dans la construction de l’identité au travail. Relations industrielles 64(4) : 662–684. https://www.erudit.org/fr/revues/ri/2009-v64-n4-ri3588/038878ar/

12. Hesbeen, W. (2018). Comment définir la relation de soins ? Santé mentale 230 : 24-29.

Références complémentaires

- Abid, N. (2016). Les ateliers d’écriture : une expérience sociale diversifiée. Thèse en Sciences de l’Éducation, Université Paris-Est.

- Gentili, F. (2005). Comment définir l’identité professionnelle ? Dans : La rééducation contre l’école, tout contre. Érès, p. 17-57.

- Pomey, M.-P., Flora, L., Karazivan, P., Dumez, V., Lebel, P., Vanier M.-C., et al. (2015). Le « Montreal model » : enjeux du partenariat relationnel entre patients et professionnels de la santé. Santé publique HS (S1) : 41-50.

- Sebai, J., Yatim, F., (2018). Approche centrée sur le patient et nouvelle gestion publique : confluence et paradoxe. Santé publique 30 (4) : 517-526.