OBJECTIF SOINS n° 0300 du 31/07/2024

 

ÉTHIQUE

Marc Grassin   Emma Grassin  

PhD, directeur de l’Institut Vaugirard Humanités et ManagementDoctorante, Cifre en droit de l’environnement et de l’urbanisme, POLAU - Pôle arts & urbanisme, Institut de recherche juridique interdisciplinaire de l’Université de Tours

Réinventer le système de santé passe par la recherche de nouvelles inspirations. L’urbanisme est l’un de ces secteurs où l’hybridation des disciplines et des acteurs crée des synergies pour inventer des nouvelles manières de faire. La santé, et son système comme fait social, n’échappe pas au défi d’une inspiration nouvelle et d’un nouveau design.

La médecine a été très largement avant-gardiste lorsqu’elle a développé le champ de la réflexion éthique au milieu des années 1990. Face aux évolutions techniques et socioculturelles ainsi qu’au risque de déshumanisation, les praticiens ont su engager un mouvement de recherche et de réflexion critique à travers la bioéthique et l’éthique clinique. Avant-gardiste, par sa méthode multidisciplinaire et la confiance dans l’éthicité des soignants, dont l’une de ses expressions a été la structuration en comités d’éthique, le milieu de la santé a inspiré les autres champs de l’activité sociale à travers le développement des éthiques appliquées. Si la philosophie était en son début réticente à partager le périmètre de la réflexion, elle a finalement vu l’intérêt et le sens de s’enraciner dans une réalité de terrain pour retrouver la fonction première d’une philosophie pratique. Le monde de l’entreprise a compris lui aussi l’intérêt de ce modèle en recourant à la création de comités d’éthique pour questionner les « angles morts » de ses activités et de ses modes de fonctionnement au regard des attentes des parties prenantes.

De l’inspiration à la crise

Si l’éthique dans le champ de la santé est aujourd’hui très largement institutionnalisée et reconnue comme faisant partie de la compétence pratique, la situation du système de santé s’est paradoxalement dégradée. L’accès au soin, la prise en charge des patients, les inégalités territoriales croissantes non seulement affectent la relation soignante mais impactent les valeurs et la notion de soin elle-même. La « gouvernance par les nombres »(1) n’a pas eu comme seule conséquence des rationalisations déstructurantes et néfastes à la prise en charge des patients, elle a aussi instillé dans le lien patient/soignant une relation marchande et libérale, corporatiste, qui a dégradé l’ancrage dans les valeurs d’un service public, pour ne pas dire du service au public. De ce point de vue, la médecine portée par le souffle inspirant de son éthique, force créative et critique, s’est asséchée et gagnerait à regarder là où se joue désormais les nouveaux modèles d’inspiration. L’éthique revendiquée n’est, dans les logiques « corporatistes et pragmatiques », qu’une éthique « appauvrie », auto-justificatrice, sans réelle volonté de revisiter et remettre en question les modèles. Nous pressentons qu’il faut un nouveau design de la santé, de son organisation et de sa pratique pour répondre à sa mission d’être service d’intérêt général. La santé de chacun et celle de tous, l’une et l’autre étant intimement corrélées, ne peuvent être ni réduites à un objet marchand, ni à une pratique sociale comme une autre, et réclament une re-visitation de ses paradigmes organisationnels et pratiques. Loin de nous ici prétendre apporter les réponses tant la complexité est immense, mais d’inviter seulement à trouver l’inspiration du côté du design de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire en regard de la question écologique. Nous postulons ici que nous pourrions nous en inspirer pour réouvrir un champ de créativité afin de sortir de la crise du non et du mal soigné générée par l’état de fait de la dégradation du système de santé.

Un nouveau design inspirant

Si le parallèle avec l’urbanisme peut sembler de prime abord incongru, il est pourtant riche d’enseignements. D’abord, parce que, comme le système de santé, l’urbanisme est intrinsèquement lié au vécu et au quotidien de chacun. Ensuite, parce qu’il repose sur un écosystème d’acteurs dont les implications dans le champ de la prise de décision sont définies suivant une logique descendante et guidée bien souvent par la quête d’optimisation et de « rationalité ». L’urbanisme est, depuis longtemps, en proie à une crise de sens et de légitimité démocratique du fait de sa dimension technocratique, néolibérale et souvent inadaptée aux réalités locales tant sociales qu’écologiques. Le besoin de recomposer et de transformer les manières de faire est prégnant à l’heure des nécessaires « redirections écologiques »(2) de nos sociétés. De nombreuses approches renouvelées tant sur le plan conceptuel que sur le plan méthodologique de l’urbanisme, de la participation et de l’écologie, émergent pour établir une (re)connexion de la décision aux territoires conçus comme des ensembles vivants, faits de relations qui doivent être (re)considérées. Il ne s’agit alors plus d’administrer de manière désincarnée mais de prendre soin en écoutant ce que les territoires et leurs habitants ont à dire.

L’enjeu n’est plus d’aménager mais de ménager(3) les territoires. Un ménagement qui implique d’« écologiser nos manières de faire et de penser »(4) par une pratique qui « se cultive, qui ne va pas de soi, qui se révèle exigeante, tant elle s’alimente d’attentions intentionnées »(4). Il s’agit là d’un tournant éminemment culturel, au sens anthropologique du terme(5). Pour produire cette bascule, il semble nécessaire de renouveler les imaginaires des professionnels, des élus et des habitants sur ce qu’est le territoire en question. Car, comme le soulignait Paul Ricœur(6), les imaginaires ont une fonction sociale et structurante dans nos manières de faire société. C’est peut-être ce qui fait défaut au monde de l’urbanisme comme à celui de la santé dont les imaginaires se sont appauvris par la rationalisation, l’allocation de ressources, la prévalence de la technique qui assèchent la vitalité des pratiques et du sens.

D’un support économique fait de ressources et de zones découpées juridiquement, le territoire devient vécu, sensible et pluriel. Ce rapport vécu(7) au territoire oblige à penser la décision depuis le milieu de vie et non exclusivement depuis l’institution qui l’administre. Dès lors, le « porter attention » et les égards(8) se recomposent à travers des cercles de négociations élargis(9). Pour renouer avec cette conception et réincarner la prise de décision, il importe de l’enraciner dans le rapport vécu et sensible du territoire. Cet enracinement exige une transdisciplinarité complexe et implique de placer l’habitant-usager au centre du processus décisionnel. Ce dernier n’est alors plus seulement celui qui réceptionne un projet « pensé d’en-haut ». Il en devient l’agent clé en tant qu’expert de ce rapport vécu au territoire habité. Seulement, impliquer l’habitant n’est pas chose aisée et requiert un outillage adapté pour lui donner la capacité d’influencer la décision en lien avec les professionnels et élus.

Conscients que les cadres techniques classiques ne sont pas suffisamment opérants, des praticiens inventent de nouveaux leviers ou en perfectionnent certains. Le design d’intérêt général peut y aider, en ce qu’il consiste en « une approche alternative mettant l’usager au cœur même des politiques publiques. […]. Une transformation des politiques publiques et de la manière dont sont décidés les choix collectifs s’opère »(10). Des approches qui mobilisent le transitoire, le temporaire, le sensible, le culturel et l’artistique peuvent contribuer efficacement au dessein renouvelé du schéma décisionnel. L’urbanisme transitoire et tactique s’autorise par exemple à tester, à préfigurer des usages par le biais d’aménagements temporaires. L’urbanisme culturel mobilise quant à lui les sens, les affects et l’émotionnel par le biais de processus de création artistique(11) appliqué à l’appréhension des enjeux de territoires. Il s’attèle à construire des imaginaires renouvelés par le biais de méthodes et d’outils issus d’un large spectre de médiums artistiques et hybrides n’hésitant pas à mobiliser les ressorts du récit, du narratif et du fictionnel qui est en lui-même puissant de par sa « capacité d’interrogation et de reconstruction d’un nouvel horizon de valeurs »(12).

Il s’agit d’une logique d’hybridation des mondes et des savoirs qui enrichit les cultures professionnelles et in fine décisionnelles sur un « territoire élargi et vivant ». L’enjeu est aussi d’entretenir un nouveau rapport au temps pour réarticuler celui de la décision et celui du vécu. Précisément, des outils de toutes natures peuvent servir à penser ce nouveau rapport entre la décision et son objet grâce à une démarche plus décloisonnée, négociée et située. Au-delà des outils et des méthodes, des changements de postures(13) sont nécessaires. En urbanisme, l’architecte ou le paysagiste font évoluer leurs pratiques en allant habiter les lieux sur lesquels ils travaillent ou, a minima, s’y installer un temps pour rencontrer les habitants. D’autres tendent à mobiliser les ressorts de la programmation ouverte qui se construisent (et évoluent) au gré des besoins, des rencontres, des affects et des histoires des territoires. L’enjeu est bien d’échapper aux approches standardisées et aux solutions préfabriquées en s’attelant à faire du sur mesure. Au-delà des postures, ce sont de nouveaux métiers qu’il faut (ré)inventer par le croisement des disciplines. Parmi les hybridations fertiles, les approches qui mobilisent les arts, les sciences et les territoires sont porteuses d’une multitude de possibles.

Le système de santé ne doit-il pas se recentrer, comme l’urbanisme, sur les relations, les intrications et les rapports sensibles voire symboliques et culturels aux choses ? Pour insuffler un nouveau souffle, réinjecter de la subjectivité, de la sensibilité et de l’affect semble être une piste sérieuse. Car face à des pratiques qui génèrent une forme de déshumanisation au profit de l’optimisation technique et financière, la solution semble se trouver dans la revalorisation des émotions humaines dans leurs interactions au vivant. Ces hybridités donnent lieu à l’émergence de nouveaux métiers plus au fait des interactions et des apports mutuels qu’une discipline peut apporter à une autre. Finalement, il s’agit de renouveler le « porter attention », d’inverser les raisonnements en partant des territoires, de l’habitant, et non en imposant une vision désincarnée et autoritaire de ce qui devrait être.

Penser ensemble la santé comme territoire

Nous pourrions objecter que ces pistes issues de l’urbanisme ; en prise directe avec une nouvelle approche du territoire, sont déjà à l’œuvre à travers le patient-expert, l’approche multidisciplinaire des comités d’éthique. Mais l’économie générale de l’écosystème reste insuffisamment pensée en termes de territoire vivant. C’est la leçon que nous avons à apprendre de la crise écologique en cours et d’une pensée du territoire qui en émerge. Il n’y a pas de succès possible qui ne soit tourné vers la création des conditions qui régénèrent le vivant dans l’écosystème dynamique et singulier. La santé des individus passe par celle de leur territoire, ce qui veut peut-être dire que l’on a la « santé de son territoire ». Le territoire est une réalité hybridée de pratiques inter-agissantes, faite de médecine, de soin, de technique, de social, de représentation, de culture, de circulation, d’habitat. La question n’est plus d’organiser la rationalité des ressources dans des plans d’action nationalisés et uniformisés mais de travailler à construire un système adapté au spécifique de la réalité territoriale avec laquelle il faudra composer. L’attention à la vie, celle des patients, celle des soignants, celle des territoires, exige un nouveau pacte de santé, à l’image du nouveau pacte écologique en cours. C’est l’enjeu d’un changement de paradigme qui nécessite une redéfinition du partage des rôles de chacun car la santé n’est pas l’affaire des soignants, encore moins celle des médecins, mais celle de faire vivre la réalité hybridée sur laquelle elle repose.

Une première piste consiste à « élargir » l’approche de la santé par l’hybridation pour sortir de l’unique logique « anatomophysiologique » qui a réduit la santé à la maladie. Oubliant des pans entiers de ce qui fait de la santé un « état complet de bien-être physique, mental et social », la technique médicale est devenue la clé de lecture prévalente du soin. Retrouver le chemin de partenariats culturels, artistiques et sociaux au cœur du système de santé pour un nouveau design de gouvernance et de soin ouvre la voie à une « santé réhabitée » et « réenchantée » comme étant un vécu complexe et divers qui allie différemment les équilibres objectif/subjectif, les savoirs et les prévalences dans les décisions et la gouvernance. Raconter le vécu et le partager, réintroduire dans l’élaboration des projets et des politiques, y compris dans le soin lui-même, les ressources et les acteurs négligés jusqu’ici, libère une créativité collective exploratoire ancrée sur un territoire réel et vivant à partir duquel émergent les besoins et les solutions. Cela passe par la création d’une stratégie innovante de santé dans des événementiels citoyens d’intelligence créative où chacun est reconnu comme un « citoyen de la santé ». Au cœur de la cité ou des structures de soin, ces logiques de décloisonnement et de narration des vécus permettent le rééquilibrage des pouvoirs et des savoirs, élargissant la notion de thérapeutique en lui redonnant un sens global, ajusté aux besoins globaux des patients dans leur façon de vivre. Ces moments et ces espaces peuvent permettre de « refaire ensemble santé » en réarmant l’enjeu « citoyen » des professionnels, des décideurs, des gestionnaires et des usagers. Le système de santé peut ainsi renouer avec les valeurs qu’il est supposé incarner. La démarche consiste à élargir le périmètre d’acteurs pour constituer un périmètre partagé de la prise en charge. Cette philosophie de la remise en lien des périmètres passe nécessairement par l’exercice d’une narration commune autour de l’objet « santé » qui favorise l’engagement et la conviction qu’il est possible de faire autrement. De très nombreuses initiatives locales existent un peu partout dans les structures de soin. L’écriture de son histoire en fin de vie dans un livre mémoire, l’expérience musicale ou théâtrale dans les services, le transgénérationnel dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), l’activité sportive adaptée, sont des exemples parmi tant d’autres qui montrent que l’efficacité de la prise en charge des patients et de leur proche ne se réduit pas à la technicité médicale mais s’élargit à l’esprit d’initiative et à l’inventivité de multiples acteurs. En ce sens, il s’agit d’élargir l’écosystème soignant à plus grand que ce qu’il est aujourd’hui, pour que l’objet « soin » du système de santé soit réapproprié comme dynamique collective d’un territoire. Ces logiques facilitent l’identification des besoins, des attentes et des priorités autres que celles structurées dans les logiques économiques. Cette voie peut faciliter l’enjeu d’une réflexion et d’une politique de sobriété autour d’une redéfinition collective de la performance du système et de l’offre de soin.

L’éthique de la santé, pour être encore motrice, doit questionner son paradigme beaucoup plus loin qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent en ouvrant, à l’image d’autres secteurs, une re-visitation de son système, en repensant ce que veut dire être sur un territoire et en questionnant la nature et le vécu de nos relations concrètes.

Un exemple d’acteur hybride

Le POLAU - Pôle arts & urbanisme, né en 2007, est une association à la croisée des arts et de l’urbanisme. Par sa double compétence, elle accompagne des acteurs de l’aménagement des territoires (élus, collectivités, architectes, urbanistes, etc.) et des acteurs culturels (artistes, compagnies, structures culturelles, etc.) dans l’émergence de projets croisés vecteurs de nouvelles manières d’appréhender les sujets reliés aux territoires. Son savoir-faire situé à la jonction des mondes de l’art et de l’urbanisme illustre l’émergence de nouveaux métiers et de nouveaux savoir-faire vertueux.

En savoir plus : https://polau.org/

Un exemple de projet en lien avec la santé

L’équipe pluridisciplinaire « Carton plein » expérimente depuis 2018 un projet de recherche-action dans cinq territoires autour du vieillissement, en vue de développer un « prendre soin territorial ». Ce projet s’intéresse aux métiers de l’accompagnement, du soin et de la santé en mobilisant des approches hybridées entre arts, sciences et territoires.

En savoir plus : https://vieillir-vivant.org/

Notes

1. Supiot, A. La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014). 2020.

2. Monin, A., et al. « Qu’est-ce que la redirection écologique ? », Horizons publics, 2021.

3. Pulvar, A. &. Madec, P. « Ménager le territoire pour en prendre soin ». Stratégies 2023.

4. Pacquot, T. « Ménager le ménagement ». Demeure terrestre, 2021.

5. Descola, P. Par-delà nature et culture. Gallimard, 2005.

6. Ricœur, P. L’idéologie et l'utopie : deux expressions de l'imaginaire social. Autres temps 1984 ; 2 : 53-64.

7. Vulbeau, A. « Contrepoint – Territoire : espace vécu, espace politique », Informations sociales 2013 ; vol. 179, n° 5 : 69.

8. Morizot, B. Manière d’être vivant. Actes sud, 2020.

9. Latour, B. « Esquisse d’un Parlement des choses ». Écologie & politique 2018 ; 56 : 47-64. 

10. Chevallier, J. « Le design d’intérêt général ». Résumé de séminaire « Les communs, l’État et le marché comme système ». 2015.

11. Pierron, JP. Pour une résurrection des sens, Danser, chanter, jouer, pour prendre soin du monde. Actes Sud, 2023.

12. C’est ce qu’estime Ariel Kyrou, spécialiste de science-fiction et auteur de « Dans les imaginaires du futur » (ActuSF, 2020).

13. Le Floc’h, M. L’urbanisme culturel, postures et attentions. Horizons Publics, 2023.