Bernard Kouchner, un parcours engagé - Objectif Soins & Management n° 0300 du 31/07/2024 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0300 du 31/07/2024

 

HISTOIRE

Anne Lise Favier

  

Bernard Kouchner fut pendant longtemps la personnalité politique préférée des Français. Visage connu pour son engagement humanitaire au-delà de nos frontières, il a également été plusieurs fois ministre. Retour sur son parcours humanitaire et ses actions en matière de santé, dont certaines réformes constituent aujourd’hui un socle pour le système de soins français.

Adolescent, Bernard Kouchner se voyait en cinéaste, rêvant devant Gary Cooper, Burt Lancaster et Humphrey Bogart. La médecine, c’était le métier de son père, Georges, qui exerçait à Montreuil. Pas encore une vocation pour le jeune Bernard, mais une curiosité pour ce métier qu’il observait « parfois caché dans un arbre, par une fenêtre entrouverte » où « il tentait de percer l’énigme du colloque singulier qui unit le médecin au patient ». C’est finalement en 1958 que Bernard Kouchner embrasse la carrière de médecin en intégrant le certificat d’études physiques, chimiques et biologiques, préalable à l’époque à la faculté de médecine. Pendant sa formation, il entre dans le service de pneumologie du Pr Raoul Kourilsky à l’hôpital Saint-Antoine et découvre le discours que ce dernier délivre à ses étudiants : « Jeunes gens, ici à l’hôpital, vous n’êtes pas chez vous, vous êtes chez les malades. C’est à eux que vous devez respect, respect pour ce que vous avez appris grâce à eux, le respect de savoir, le respect de comprendre, le respect qui consiste à se présenter devant eux bien habillé et propre ». Des paroles qui resteront longtemps gravées dans la mémoire du futur médecin et seront le terreau de sa vocation.

1968 : La France s’embrasse, Kouchner s’engage

Mai 1968, la jeunesse se révolte : Bernard Kouchner s’engage du côté des soignants, formant une brigade pour soigner les blessés des barricades. Il croit en la possibilité d’ébranler et de changer le fonctionnement de l’Université, qu’il estime autoritaire et dépassé. Avec ses compagnons de route, Bernard Kouchner passe la plupart de son temps rue des Saints-Pères à rédiger la charte d’une médecine plus moderne. Le Livre blanc qui verra le jour réclame la fin du mandarinat, un travail d’équipe, l’accès de tous les étudiants à l’hôpital, un contrôle continu des connaissances et la création de centres hospitaliers universitaires.

Mais l’année 1968, c’est surtout celle où le destin de Bernard Kouchner rencontre l’humanitaire. Fin août, il passe une soirée chez l’écrivain Marek Halter : ce dernier reçoit l’appel d’Isabelle Vichniac, une journaliste au Monde, qui s’émeut de la situation au Biafra – une partie de l’actuel Nigeria – où les tueries, la guerre et la famine déciment la population. « Comment aider ces gens ? », interroge Marek Halter. « Justement, répond la journaliste : la Croix-Rouge vient de rassembler une équipe médicale d’urgence pour l’expédier au Biafra. Mais il leur manque encore un médecin ». Sans réfléchir, Bernard Kouchner demande : « Quand faut-il partir ? ». Le lendemain, il s’engage auprès de l’association non sans s’interroger sur cette Croix-Rouge, qui pendant la guerre, avait tu les crimes perpétrés contre les juifs (les grands-parents paternels de Bernard Kouchner ont péri à Auschwitz). Avant de partir pour le Biafra, bref passage à Genève pour y recevoir quelques conseils en matière de médecine de guerre et apprendre le principe de neutralité de l’association, ce pacte de silence qui invite à ne pas prendre parti, même face aux horreurs observées. C’est d’ailleurs probablement d’Auschwitz que sont nées la pensée et l’action de Bernard Kouchner. En 2004, lors d’une interview pour la revue Les Temps modernes, il racontait : « Qu’aurait-on pu, qu’aurait-on dû faire ? Les rescapés d’Auschwitz que j’ai interrogés m’ont tous dit : « Il fallait venir, même si rien n’aurait été fait ». Personne ne m’a dit : « Cela n’aurait servi à rien, donc il ne fallait pas venir ». Il faut toujours être là et être témoin. Si la Croix-Rouge internationale avait alerté le monde, si le Pape, Winston Churchill et ceux qui étaient au courant de l’extermination avaient parlé, cela aurait beaucoup changé. Pourquoi le monde n’a-t-il rien fait ? ».

Soigner et alerter le monde

Au Biafra, il soigne mais est révolté par ce qu’il observe. Trois missions plus tard, Kouchner finit par rompre son devoir de réserve et publie plusieurs tribunes pour dénoncer ce qui se passe au Biafra, convaincu que désormais l’action humanitaire se doit d’être politique : « J’ai préféré soigner illégalement que laisser mourir légalement », expliquera-t-il plus tard à l’Abbé Pierre. En 1971, après d’autres missions humanitaires, il fonde aux côtés de Max Récamier (rencontré à la Croix-Rouge), Xavier Emmanuelli (futur fondateur du Samusocial) et d’autres compagnons de route*, l’Organisation non gouvernementale (ONG) Médecins sans frontières. Celle-ci a pour mission de porter assistance aux populations dont la vie ou la santé est menacée, en cas de conflits armés, d’épidémies, de catastrophes naturelles ou d’exclusions des soins. L’ONG recevra en 1999 le prix Nobel de la Paix.

Entre deux missions humanitaires, Bernard Kouchner, devenu gastro-entérologue, exerce à Cochin. Un « médecin ordinaire » qu’il ne sera en réalité pas vraiment : il ne posera jamais sa plaque comme des milliers d’autres. Il retourne en mission à Saïgon, publie un témoignage sur les boat people sous le titre de L’Ile de lumière, qui médiatise son action et le met sous le feu des projecteurs. Rupture avec Médecins sans frontières et création au tout début des années 1980 de Médecins du monde, un organisme qui va aller « là où les autres ne vont pas et témoigner des atteintes aux droits et à la dignité humaine », selon les principes fondateurs de l’ONG.

Entrée en politique

Mai 1981 : le candidat socialiste François Mitterrand devient Président de la République puis enchaîne un second septennat en 1988. Michel Rocard, alors nommé Premier ministre, choisit Bernard Kouchner comme secrétaire d’État chargé de l’Insertion sociale : c’est au cours de cette législature que naîtra le Revenu minimum d’insertion (RMI). Dans le deuxième gouvernement Rocard, Kouchner est en charge de l’Action humanitaire, rôle qu’il conserve sous le gouvernement d’Édith Cresson. C’est à cette époque qu’il travaille sur la notion de devoir d’ingérence, concept apparu pendant la guerre du Biafra, qui consiste à justifier l’intervention, humanitaire ou militaire, dans un pays, en violation de la souveraineté nationale, au nom de la protection des droits humains. Plus tard, sous l’impulsion de la France, le principe de cette assistance humanitaire est défendu à l’ONU, pour certaines situations d’urgence ou les catastrophes naturelles. Lorsque Pierre Bérégovoy devient à son tour Premier ministre, en 1992, Bernard Kouchner hérite du portefeuille de la Santé en plus de l’Action humanitaire : c’est l’époque de grands changements pour le système de santé français.

Marqué par les années Sida et l’affaire du sang contaminé, le ministre Kouchner réfléchit au concept de sécurité sanitaire, une révolution pour l’époque. Naissent alors de nouvelles institutions dont l’Agence française du sang (qui deviendra par la suite l’Établissement français du sang) et le Réseau national de la santé publique ; en 1993, c’est au tour de l’Agence du médicament (qui deviendra l’Afssaps puis l’ANSM) de voir le jour. C’est également l’époque de l’avènement des traitements antidouleurs dans les hôpitaux.

Se pose également la question d’encadrer la science médicale qui connaît de grands bouleversements : le travail autour d’une future loi de bioéthique commence en 1993 mais est interrompue par les législatives. La loi de bioéthique, longuement portée par Bernard Kouchner, passe dans les mains de Philippe Douste-Blazy et Simone Veil, qui lui succèdent dans un gouvernement de cohabitation et font adopter le texte.

Réformes sanitaires

Bernard Kouchner revient au gouvernement avec Lionel Jospin, d’abord comme secrétaire d’État à la Santé et à l’Action humanitaire (1997-1999) puis comme ministre de la Santé (1999-2002). À cette période, il combine ses compétences en matière humanitaire, santé et diplomatie pour administrer le Kosovo à la suite du conflit en ex-Yougoslavie.

En France, côté santé, il poursuit ses réformes en mettant en place les États généraux de la santé (1998) qui produisent en un an et demi plus de 1000 réunions dans 180 villes de France avec plus de 100 000 participants : l’idée est claire, c’est celle de donner la parole aux usagers du système de soins, personnes malades ou citoyens. Les doléances se résument en plusieurs points pour les malades et leurs familles : ne plus souffrir, bien vieillir puis avoir une mort paisible, entouré des siens. Ils réclament aussi l’écoute, le dialogue, l’information. En 1999, la loi sur les soins palliatifs voit le jour, avec l’ouverture d’unités de soins et des équipes dans les hôpitaux. Kouchner crée aussi, aux côtés de Martine Aubry, la Couverture maladie universelle (CMU) pour aider les plus démunis. Un peu auparavant, il met en place un organisme chargé de veiller à la sécurité sanitaire, l’Institut de veille sanitaire, à la suite de la crise de la vache folle.

Une loi pour les malades

Le 5 septembre 2001, Bernard Kouchner sort du Conseil des ministres satisfait, avec la présentation de son projet de loi sur le droit des malades. Cette loi, il la voit comme une émancipation du malade : ce dernier aura désormais droit au respect, à la dignité, à l’information, et sera acteur de sa propre santé. Cette loi propose également un système d’indemnisation pour les victimes d’accidents médicaux. Bernard Kouchner veut aller plus loin et s’adresser aux patients en fin de vie qui, malgré la loi sur les soins palliatifs, ne peuvent s’en satisfaire. Il n’y parviendra pas, à regret : « Je n’avais pas pu aller jusqu’à la fin de vie. J’avais supprimé l’acharnement thérapeutique, c’est déjà pas mal. Pour le reste, j’avais réuni avenue de Ségur des gens choisis pour leur connaissance du sujet, des représentants des religions, quelques médecins, quelques malades et je prenais des décisions après consultation, et sur la fin de vie, en dehors de Paul Ricœur et Françoise Giroud, c’était très difficile de dégager une opinion positive ou négative : je le regrette profondément. Je voulais que la discussion aille jusqu’au bout, mais il fallait que la loi aboutisse rapidement, à cause des élections qui se profilaient (les élections présidentielles de 2002, NDLR) », exprimait-il il y a deux ans, lorsqu’on l’interrogeait sur le sujet. Il s’était néanmoins déclaré satisfait que les débats aient repris dans le cadre de la Convention citoyenne sur la fin de vie, ouvrant peut-être la porte à un nouveau texte (démarche aujourd’hui ajournée compte tenu de l’actualité politique et parlementaire).

Le 4 mars 2002, un mois et demi avant les élections présidentielles, la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé est promulguée. Elle restera à jamais connue comme la loi Kouchner, socle de la démocratie sanitaire et de l’amélioration de la qualité du système de santé. Une loi qui allait tout changer pour les professionnels de santé également.

* Les Drs Marcel Delcourt, Gérard Pigeon, Jean Cabrol, Vladan Radoman, Jean-Michel Wild, Pascal Greletty-Bosviel, Jacques Bérès, Gérard Illouz, ainsi que Raymond Borel et Philippe Bernier, deux journalistes.

Infos

Nom complet :

Bernard Kouchner

Date de naissance :

1er novembre 1939

Lieu de naissance :

Avignon

Postérité :

Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé