DOSSIER
Docteur en philosophie, coordinateur pédagogique d’Ifsi pour l’Université Paris-Est Créteil (Upec), ancien cadre supérieur de santé formateur IFCS
Alors que la question de la souffrance au travail n’a jamais été autant d’actualité, il est possible malgré tout de parvenir à évoquer avec justesse le bien-être, voire le plaisir et la joie, que peut procurer l’activité soignante au quotidien.
Évoquer le plaisir lorsqu’on travaille au quotidien auprès de personnes qui souffrent peut sembler inconvenant. Pourtant, nous constatons que le travail du soin, pratiqué dans certaines conditions, peut être source d’une grande satisfaction personnelle. En donnant du sens à notre existence, il contribue à nous sentir en accord avec nous-même. Entre plaisir indicible et satisfaction d’être utile, comment alors parler avec justesse du bien-être que peut procurer l’activité soignante ?
Cette question me renvoie à ma propre histoire professionnelle. C’est ainsi que les souvenirs de l’époque où j’occupais la fonction de cadre de santé dans un service de maladies infectieuses/Sida à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif, entre 1990 et 2000, m’apparaissent aujourd’hui comme contradictoires. J’éprouve en effet à la fois une immense tristesse à avoir assisté impuissant à la mort de tant de jeunes hommes fauchés dans la force de l’âge, et dans le même temps, osons le dire, une certaine satisfaction à avoir pu partager des moments aussi forts. Je mesure aujourd’hui combien cette période a été importante dans ma vie professionnelle mais aussi personnelle. Il me serait pourtant difficile a priori de parler de cette époque comme d’un moment de bien-être, et encore moins de joie.
En référence à Spinoza, le mot de joie n’est peut-être pourtant pas aussi incongru qu’on pourrait, de prime abord, le penser. Il faut en effet se souvenir que l’auteur de L’éthique conçoit notre existence à partir de deux affects premiers : la joie et la tristesse(1). Si la première relève de l’accroissement de sa puissance d’exister, la seconde, au contraire, est intrinsèquement diminution. Vu sous cet angle, il y avait donc, aussi surprenant que cela puisse paraître, une véritable joie à travailler dans ces services, et cela malgré les difficultés de la tâche et les tragédies qui s’y jouaient.
Afin d’aller plus loin dans cette réflexion, il nous faut auparavant analyser précisément ce que nous entendons par « travail » lorsqu’il s’agit du soin. Pour y parvenir, je vous propose de reprendre la typologie qu’Hannah Arendt expose dans son ouvrage Condition de l’homme moderne paru en 1961(2). Elle y rappelle que les Grecs de l’Antiquité différenciaient la vie contemplative (celle réservée aux philosophes) de la vie active (celle que partagent tous les autres hommes). Toutefois, cette dernière regroupait en réalité trois formes d’activités humaines fondamentalement différentes : le travail, l’œuvre et l’action.
Le travail, comme labeur, qui permet à l’homme de survivre, apparaissait comme la plus élémentaire. En dépassant le nécessaire pour accéder au domaine utilitaire, voire artistique, venait ensuite l’œuvre (poiesis). Enfin, au stade supérieur, se trouvait l’action (praxis) grâce à laquelle l’homme pouvait exercer pleinement sa liberté au sein de la cité. Dans cette conception nous passons ainsi de l’animal laborans qui peine, à l’homo faber qui fabrique des objets utiles ou artistiques, pour aboutir à l’homo agens qui se révèle à lui-même et aux autres dans la parole et l’action.
Je vous propose donc d’analyser l’activité soignante successivement au travers de ces trois dimensions afin de comprendre à quelles conditions l’activité soignante peut être source de satisfaction, voire de plaisir et de joie, ou au contraire d’insatisfaction, voire de souffrance et de tristesse.
Le travail, comme labeur, est pour les Grecs de l’Antiquité l’activité qui vise à la survie de l’homme que Karl Marx associait, pour sa part, à la reproduction de la vie(3). Parce que les besoins physiologiques reviennent de manière cyclique, le travail est l’activité épuisante par excellence car toujours à recommencer. Sa malédiction consisterait dès lors moins dans la peine que dans la contrainte. Activité harassante qui ne connaît ni début, ni fin, et ne laisse pas de trace ; les Grecs considéraient que toutes les activités qui ont trait aux besoins humains nécessaires à la vie privée ou familiale relèvent du travail. C’est ainsi qu’il concerne autant le travailleur qui peine à la tâche… que la femme qui accouche* puisque dans les deux cas, nous sommes renvoyés à la nécessité naturelle. Ce mépris du travail traverse en réalité toute la pensée antique, grecque** comme romaine, et le recours massif à l’esclavage, dans ces deux traditions, permettait aux hommes libres d’y échapper.
Il apparaît clairement que l’activité de soin, liée à la persistance d’une vie purement physiologique et assurée principalement par les infirmières et les aides-soignantes, relève bien de ce point de vue de la catégorie du travail***. La nature cyclique d’une activité sans fin comme le nursing ferait de ces soins d’entretien de la vie, un travail dévalorisant, routinier, sans grandeur. Un peu comme Sisyphe, poussant éternellement son rocher, il s’agirait de répondre indéfiniment à un besoin se présentant comme un manque par nature « incomblable ».
Pourtant, à l’image de la mère qui s’occupe de son nouveau-né, n’existe-t-il pas une certaine satisfaction, et même un plaisir, à procurer ces soins ? Dans son livre au titre évocateur, Soigner, premier art de la vie, Marie-Françoise Collière cherche ainsi à montrer la grandeur de cette activité d’entretien de la vie qu’elle associe au care****(4). Si « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme », serait-il dès lors possible, à l’instar de Camus pour Sisyphe, d’imaginer, malgré la pénibilité de la tâche, le soignant heureux ?(5) Cette proposition semble d’autant plus pertinente lorsque le travail du soin peut parvenir à la catégorie de la poiesis, c’est-à-dire à une forme d’œuvre.
La différence entre travailler et œuvrer (même si elle n’est pas si évidente en français) était pourtant fondamentale dans l’Antiquité. Certaines langues modernes ont d’ailleurs conservé cette distinction. Ainsi, l’allemand différencie arbeiten de werken et l’anglais labour de work. Ce qui sépare essentiellement le travail de l’œuvre c’est, en premier lieu, sa durabilité. Le monde humain est ainsi peuplé d’objets fabriqués de mains d’hommes qui perdurent parfois même à leurs propres existences.
En second lieu, l’œuvre suppose un projet préexistant (plan ou représentation imaginaire) qui précède nécessairement l’existence de l’objet. Parvenir à actualiser ce projet, le faire accéder à la réalité, permet à l’individu de ressentir une grande satisfaction devant la tâche accomplie et de recevoir, en conséquence, avec bonheur l’estime qui lui est due. Ainsi, si le travail a toujours été considéré comme une honte (dans la tradition antique grecque et romaine) ou comme une malédiction (dans la tradition judéo-chrétienne), il n’en a jamais été de même pour la fabrication comme poiesis.
D’ailleurs, concernant le domaine qui nous intéresse ici, ne parle-t-on pas à juste titre d’art médical ou d’art infirmier ? Rappelons ici que ce mot qui vient du latin ars (signifiant « talent », « savoir-faire »), était lui-même la traduction du grec techné (dans le sens « habileté », « compétence »). Il n’est alors pas exagéré de parler, en la matière, de bel ouvrage en évoquant un aspect esthétique du soin relevant d’une éthique du travail bien fait. Toutefois, ce plaisir n’est possible qu’à la condition sine qua none que l’activité ne soit pas totalement standardisée, qu’il y demeure une part de créativité et d’autonomie. Évoquant le travail du care auprès des personnes dépendantes, Marie Garrau explique ainsi qu’une « standardisation des pratiques de care, voire leur soumission progressive à des normes d’efficacité et de productivité peut heurter de front la dimension éthique et l’engagement affectif que les travailleurs de care placent au centre de leur travail. »(6)
Au fond, ici comme ailleurs, c’est indéniablement la possibilité d’un certain degré de liberté dans la pratique qui permet l’épanouissement et donc le plaisir au travail. Si le soin peut donc à certaines conditions relever de l’œuvre (poiesis), pourrait-il aller pour autant jusqu'à relever de la sphère de l’action, c’est-à-dire pour les Grecs à une forme de praxis ?
Reposant sur l’initiative, l’action comme praxis ne nous est pas imposée par la nécessité comme pour le travail. Nous n’y sommes pas non plus engagés par l’utilité comme pour l’œuvre. Nous nous situerions donc résolument ici dans l’ordre de l’imprévisible, donc bien de la liberté en acte.
Précisons également que les Grecs associaient l’action (praxis) et la parole (lexis). En effet, il apparaît que, dans certaines conditions, la parole peut se révéler action. Le célèbre linguiste américain John Langshaw Austin, dans son livre au titre évocateur Quand dire c’est faire, montre ainsi le caractère performatif du langage(7). À titre d’exemple, quand le maire prononce les mots « Je vous marie », ces paroles vous changent réellement la vie (... pour le meilleur évidemment !). Or, nous savons que les soignants soignent aussi par la parole (et pas seulement en psychiatrie). Il s’agirait alors de considérer la praxis soignante comme une rencontre entre deux personnes (un soignant et un soigné) qui détiendraient chacun une part du processus de soins.
Afin d’illustrer cette affirmation, nous pouvons prendre l’exemple d’une action aussi (apparemment) simple qu’une toilette. Il serait toujours possible de considérer cette tâche comme un travail qui répond à un besoin puisqu’il s’agit pour le soignant de suppléer à un acte relevant du corps. Il serait également possible d’en faire une production (poiesis) qu’il s’agirait ensuite d’évaluer au travers de critères d’efficacité et/ou de bientraitance. Pourtant, la toilette peut aussi devenir une action porteuse de sens pour le soignant comme pour le soigné et s’inscrire dans une véritable praxis soignante. Comme l’écrit Bernard Honoré : « Comprendre les actes de la toilette (…) c’est donner à ces actes de toilette la tournure, les manières de faire qui permettent (…) d’y accéder au-delà de leur signification d’actes d’hygiène, comme actes de soin. »(8)
Pour revenir aux conditions qui permettent un bien-être au travail, je m’inspirerai ici des travaux des théoriciens de la psychodynamique du travail, notamment de ceux du psychiatre Christophe Dejours. Pour faire bref, cette école de pensée considère qu’il existe un écart irréductible entre le travail prescrit et le travail réel, entre « ce que l’on me demande » et ce que « cela me demande »(9). Deux raisons peuvent expliquer cet inévitable écart. La première est liée au fait que l’inattendu est inhérent à toute activité humaine. La seconde s’explique par le fait que les hommes ont, consciemment ou inconsciemment, le besoin irrépressible de mettre quelque chose d’eux-mêmes dans ce qu’ils font. La question est alors de savoir comment cet écart sera vécu par l’agent et perçu par les autres (particulièrement par la hiérarchie). Vu comme occasion de créativité et d’autonomie, il y aura plaisir au travail ; considéré exclusivement sous l’angle de l’infraction à la règle, comme tricherie, il y aura souffrance au travail.
Christophe Dejours ajoute qu’il existe deux points de vue bien différents pour juger de la performance et de la qualité d’un travail : le jugement d’utilité et le jugement de beauté(10). Le premier, de nature technique ou économique, est formulé au travers de normes rationnelles et formelles qui se veulent objectives. Le second, porté par les pairs, s’intéresse à la conformité avec les règles de l’art et se traduit par le sentiment du travail bien fait. Valoriser exagérément le jugement d’utilité, au détriment de celui de beauté, revient à nier d’une certaine façon la part de créativité du travail. L’individu risque alors de se sentir comme étranger à son propre travail, et de n’y voir qu’une source d’aliénation et de contraintes. A contrario, mettre en valeur le jugement de beauté va permettre à la personne de ressentir légitimement une fierté tant vis-à-vis d’elle-même que des autres (patients, collègues et hiérarchie). En se reconnaissant, et en étant reconnu, dans son activité, l’individu peut, malgré toutes les difficultés, ressentir alors une véritable joie (dans le sens qu’en donne Spinoza) dans la réalisation d’un travail qu’il peut légitimement revendiquer comme sien.
Marie-Françoise Collière posait, il y a maintenant plus de trente ans, cette question toujours d’actualité : « Comment user de la créativité pour faire apparaître les soins invisibles (...) d’accompagnement des malades et de leur famille qu’aucun système économique n’a reconnu comme postulat de tout traitement ? » Elle relevait que la tâche était d’autant plus difficile que ces soins, trop souvent perçus comme subalternes, « sont toujours imprégnés des idéologies du rôle moral, de leur passé de gratuité et de bénévolat, ou réduits à des tâches dévalorisées et dévalorisants tant pour les usagers des soins que pour les soignants. »(4)
Elle avait bien compris que, loin d’une attitude doloriste liée à un passé religieux où les sœurs se dévouaient corps et âme au nom de la charité chrétienne, les soignants de nos jours cherchent, comme les autres travailleurs, à pouvoir s’épanouir dans leur activité professionnelle tout en préservant leur vie personnelle. Ne soyons donc pas trop idéalistes, cet épanouissement est d’abord la conséquence de bonnes conditions de travail et l’obtention d’un salaire décent. Toutefois, il faut aussi souligner l’importance que revêt, dans nos métiers, la part non négligeable de la reconnaissance symbolique, que celle-ci provienne des malades, des collègues, de l’institution mais aussi plus globalement de la société dans son ensemble. C’est elle qui donne du sens à nos actions et nous permet de ressentir pleinement le plaisir du travail bien fait. À cet égard, on remarquera que le travail du soin peut, dans l’idéal, réunir les trois moments de la petite éthique que Paul Ricœur développe dans son ouvrage Soi-même comme un autre : vivre une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes(11). L’estime de soi, essentielle à l’épanouissement professionnel (vivre une vie bonne), est en effet liée à une certaine réciprocité dans la relation de sollicitude (avec et pour autrui). Faut-il encore que cette relation puisse s’établir dans un cadre professionnel respectant les valeurs du soin (dans des institutions justes). C’est donc bien à ces trois conditions que le travail soignant peut être porteur de cette forme de joie si bien décrite par Spinoza.
*On retrouve cette idée lorsqu’on dit encore de nos jours qu’une femme qui ressent les douleurs de l’accouchement entre en travail et le lieu de la naissance se nomme encore parfois « salle de travail ».
**Avec le travail, nous sommes dans ce qui relève pour les Grecs de l’oikia (ou oikos), qui peut être traduit par la maisonnée, le domestique, le ménager. On retrouve étonnamment ce suffixe d’oikos (éco) dans éco-nomie (littéralement la loi de la maisonnée) et éco-logie (le discours sur la maisonnée).
***On peut penser ici aux 9 premiers besoins naturels – sur 14 – décrits par la théoricienne des soins infirmiers Virginia Henderson.
****On pourrait reprendre ici cette jolie formule de Boris Pasternak : « [atteindre] la grandeur en faisant de petites choses » (Pasternak B. Le docteur Jivago, Folio, 1973).
1. Spinoza B., L’éthique. Paris, Le livre de poche, 1990.
2. Arendt H., Conditions de l’homme moderne. Paris, Le livre de poche, 2020.
3. Marx K., Le Capital, Livre 1. Paris, PUF, 2009.
4. Collière M.-F., Soigner, premier art de la vie. Paris, Masson, 2001.
5. Camus A., Le mythe de Sisyphe. Paris, Folio Essai, 1985.
6. Garrau M., Éthiques et politiques du care. In V. Bourdeau et R. Merill (dir.) DicoPo. Dictionnaire de théorie politique, 2008. http://www.dicopo.org/spip.php?article101
7. Austin J.-L., Quand dire c’est faire. Paris, Seuil / points essais, 1991
8. Honoré B., Pour une philosophie de la formation et du soin, Paris, L’Harmattan, 2003.
9. Dejours C., Travail vivant 1 : Sexualité et travail. Paris, Payot, 2013.
10. Dejours C., Souffrance en France : La banalisation de l'injustice sociale. Paris, Points, 2014.
11. Ricœur P., Soi-même comme un autre. Paris, Seuil, 1990.