OBJECTIF SOINS n° 0300 du 31/07/2024

 

ÉCONOMIE DE LA SANTÉ

Pascaline Cristofini   Marine Saint-Olive  

Responsable des soins infirmiersInfirmière anesthésiste

Sur la base de deux expériences professionnelles axées autour d’un questionnement éthique et déontologique, cet article explore la possibilité de l’attribution de primes sur objectifs dans le milieu du soin et en délimite les contours. Exemples en santé au travail et dans un service d’anesthésie.

Le paiement à la performance chez les soignants a souvent fait débat, en raison de critères éthiques portant atteinte à la déontologie du métier. L’exemple de la rémunération sur objectifs de santé publique (Rosp)(1) a suscité des réactions mitigées, avec une opposition marquée du corps médical exprimée par le conseil national de l’ordre des médecins lors de son instauration. 

Bien que les études à ce sujet n’aient pas toutes démontré les bienfaits d’une rémunération sur la base d’atteinte d’objectifs dans le milieu professionnel, la prime sur objectifs peut contribuer à valoriser le salarié et à améliorer la performance de l’entreprise. Toutefois, considérant les soignants, qui ont choisi un métier du care, fondé sur le prendre soin, est-elle pertinente ? Et surtout, est-elle éthique ?

Nous commencerons par aborder les notions de prime sur objectifs, performance au travail et déontologie. Puis, comme fil conducteur de notre analyse, nous nous appuierons sur notre expérience professionnelle, en santé au travail en tant que cadre de santé d’une part, et dans un service d’anesthésie en tant qu’infirmière anesthésiste d’autre part. 

Historique, contexte et pratique 

Une prime sur objectifs est une rémunération supplémentaire basée sur l’atteinte de certains objectifs prédéfinis. Elle découle de l’évolution des pratiques de gestion des ressources humaines au fil du temps.  

Le concept de gestion par objectifs, qui a contribué à populariser l’idée de lier les récompenses financières à la réalisation d’objectifs spécifiques, a été largement associé au travail du consultant en gestion Peter Drucker(2) dans les années 1950. Celui-ci a développé et promu l’idée selon laquelle les organisations devraient fixer des objectifs clairs et mesurables pour leurs employés, et que la récompense financière devrait être alignée sur la réalisation de ces objectifs. Leur adoption s’est développée de manière significative au cours du 20e siècle dans le secteur privé, à mesure que les théories de gestion évoluaient et que les entreprises cherchaient des moyens de motiver les employés à améliorer leur performance.  

Le terme de performance a été défini par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact)(3) comme : « La capacité d’une entreprise à mobiliser adéquatement les ressources individuelles et collectives à sa disposition pour accomplir ses objectifs ».

Le soignant peut être performant, si tant est qu’on lui en donne les moyens, mais existe-t-il des indicateurs permettant d’évaluer cette performance ? La mise en place d’une prime sur objectifs est-elle applicable dans le milieu du soin ?

Le seul terme d’objectif peut susciter une controverse : l’infirmier (IDE) a choisi un métier du care pour prendre soin d’autrui et apporter une réponse à ses besoins fondamentaux. D’un point de vue de la morale stricto sensu, cela doit être son seul objectif. Or celui-ci est non spécifique (il n’est pas précis car multifactoriel), difficilement mesurable, parfois inatteignable et il ne s’inscrit pas dans une durée précise. De plus, nous restons sur des objectifs collectifs et centrés sur le patient : il n’y a donc pas de valorisation d’un travail individuel. Or, l’instauration d’une rémunération en sus sur la base d’objectifs fixés en amont a pour but de valoriser un travail individuel qui aura contribué à la performance de l’entreprise. Et c’est cela qui fait toute la différence dans le milieu du soin : pour bon nombre de personnels de santé, l’employeur n’est pas perçu comme une personne morale devant être performante mais plutôt comme une institution qui est censée leur donner les moyens de prendre soin des usagers, en mettant de côté l’aspect économique de l’activité de soin. Pourtant, dans le domaine de la santé, il existe bel et bien des indicateurs de performance, mais ceux-ci sont souvent axés sur des critères de qualité et de satisfaction du patient. Ce sont donc les procédures de l’établissement et la manière dont elles sont appliquées qui sont évaluées. Avec à la clef, ce fameux graal, qui donne des sueurs à bon nombre de soignants et de qualiticiens : la certification de la Haute Autorité de santé (HAS), donnant lieu à un classement des hôpitaux. C’est un enjeu extrêmement important dans un monde où la tarification à l’activité (T2A) et le retour de l’expérience patient rendent le milieu du soin concurrentiel.

Afin d’encourager l’implication des infirmiers, des primes sur objectifs ont été mises en place dans certains hôpitaux et centres de santé pour stimuler les agents à prodiguer des soins de qualité et de ce fait, obtenir la satisfaction des patients. Cependant, l’attribution de primes dans le secteur de la santé peut également susciter des débats en raison des implications éthiques et des risques liés à la pression sur les professionnels de santé. Le code de déontologie infirmier est très clair à ce sujet : « L’infirmier salarié ne peut, en aucun cas, accepter que sa rémunération ou la durée de son engagement dépendent, pour tout ou partie, de normes de productivité, de rendement horaire ou de toute autre disposition qui auraient pour conséquence une limitation ou un abandon de son indépendance ou une atteinte à la qualité ou à la sécurité des soins » (Article R4312-64 du code de la santé publique). L’attribution d’une prime n’est donc pas interdite mais soumise à certaines conditions.

Dans le cadre d’un exercice en santé au travail  

La médecine du travail, spécialité souvent oubliée, est, elle aussi, soumise à des indicateurs de performance. Les services de prévention et de santé au travail ont des objectifs issus la plupart du temps des Contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) qu’ils signent avec la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets).

Pour impliquer les infirmiers, un service a fait le choix d’attribuer une prime sur objectifs individuels, dont le montant est évalué par le cadre de santé.

L’infirmier en santé au travail effectue des soins préventifs dans le cadre du suivi de santé des travailleurs. Ses missions peuvent prendre plusieurs formes : suivi individuel des salariés via les visites d’information et de prévention, ou actions de prévention en milieu de travail. Ces dernières, du fait d’une culture de prévention peu ancrée en entreprise, notamment dans les très petites entreprises (TPE, moins de 10 salariés) et petites et moyennes entreprises (PME, moins de 250 salariés) sont souvent difficiles à développer, aussi pertinentes et bénéfiques soient-elles. L’infirmier doit alors revêtir une « casquette de commercial » pour valoriser ses actions, rôle qu’il n’a pas l’habitude de jouer. Ainsi, face à des employeurs parfois réticents, les infirmiers peuvent se démotiver, laissant leurs connaissances, leurs expertises, leurs compétences et leur pédagogie « dans un placard de leur bureau ». Dans ce cas précis, la prime sur objectifs peut avoir un intérêt pour le cadre responsable du suivi et du pilotage de l’activité et pour l’infirmier salarié, à bien des égards y compris d’un point de vue économique. En effet, les objectifs prennent la forme d’une feuille de route sur l’année permettant à l’infirmier de planifier son activité. Sa motivation et son intérêt au travail peuvent alors être encouragés par une potentielle rétribution financière.

L’entreprise dont il assure le suivi bénéficie d’actions de prévention adaptées aux risques professionnels auxquels sont exposés ses salariés. Le cadre manager peut voir la performance de son service augmenter et ce dernier devenir plus efficient. Mais alors, est-il possible de fixer des objectifs individuels en santé au travail ?

Dans cet exercice, le cadre doit faire appel à sa faculté d’évaluer le travail de l’infirmier. Toute la question réside dans la manière dont il va s’y prendre pour cela. Dans son ouvrage Critique du jugement, Emmanuel Kant distingue deux types de jugement : « La faculté de juger en général est la faculté par laquelle le particulier est pensé comme compris sous l’universel. Si l’universel (la règle, le principe, la loi) est donné, alors la faculté de juger, qui subsume sous lui le particulier, est déterminante (y compris lorsque, en tant que faculté de juger transcendantale, elle indique a priori les conditions conformément auxquelles seules il peut y avoir subsomption sous cet universel). Mais dès lors que seul le particulier est donné, pour lequel la faculté de juger doit trouver l’universel sous lequel le subsumer, elle est alors simplement réfléchissante. »(4) Plus simplement, la faculté de juger est « déterminante » (Kant, 1790) lorsque nous avons déjà une règle générale à appliquer. Mais elle devient « réfléchissante » (Kant, 1790) lorsque nous devons trouver la règle appropriée pour un cas particulier. Pour encourager l’adhésion de l’infirmier à ses objectifs, le jugement du cadre doit être éminemment « réfléchissant ». Plus concrètement, il faut personnaliser, adapter la fixation d’objectifs à la singularité de l’infirmier, et donc les co-construire avec lui. Tout cela contribue à l’amélioration de la performance individuelle et à la satisfaction du « travail bien fait » ressentie par l’infirmier. Un suivi régulier de l’activité permet éventuellement de réadapter les objectifs en fonction des moyens alloués à l’infirmier pour les atteindre.

En pratique, il s’agit de partir de la singularité : prendre le temps de discuter avec l’infirmier sur ses appétences en termes de santé au travail et de santé publique, sur la typologie des entreprises qu’il suit et la catégorie socio-professionnelle des salariés. Il va de soi que nous n’allons pas demander à un infirmier de réaliser quinze actions de sensibilisation au travail sur écran si le sujet ne l’intéresse pas, ou si la majorité des effectifs suivis sont des ouvriers ou des agents d’entretien (encadré 1)(5).

Se pose également la question du montant de la prime faisant intervenir la notion d’équité pour les membres de l’équipe. Si tous les salariés remplissent leurs objectifs, le cadre doit-il donner le même montant à tous, ou doit-il adapter ce dernier ? Il doit être au clair sur ses critères d’attribution et honnête envers son équipe : les indicateurs sont-ils purement numéraires ? La mobilisation des connaissances acquises lors des formations est-elle prise en compte, ainsi que l’investissement de l’infirmier dans la construction et l’atteinte de ses objectifs ?

En pratique, c’est cette partie qui rend difficile l’attribution d’une prime : le souhait d’être objectif et équitable dans la singularité et la personnalisation.

Dans un service d’anesthésie 

L’objectif de travail d’un infirmier anesthésiste diplômé d’État (Iade) au bloc opératoire est de prendre en charge les patients en péri-opératoire et de surveiller l’anesthésie de l’arrivée du patient au bloc jusqu’à sa sortie de la salle de surveillance postinterventionnelle. Tous les Iade ont ce même objectif.  Des missions plus transversales peuvent s’y ajouter comme la gestion du matériel biomédical, les commandes de pharmacie et dispositifs médicaux, le tutorat des étudiants, la gestion des stupéfiants, etc.

Dans le service dont il est question ici, ces tâches essentielles au bon fonctionnement du service étaient  réalisées sur la base du volontariat. Elles étaient considérées cependant comme le « sale boulot » des Iade et n’étaient donc pas forcément réalisées de manière régulière, avec un impact négatif sur la performance du service. Mis en évidence par le sociologue américain Everett C. Hughes dans les années 1970, le concept de « sale boulot » se réfère à des tâches qui sont considérées comme peu intéressantes et potentiellement dévalorisantes au sein d’un groupe professionnel. Ces mêmes professionnels sont donc souvent tentés de le déléguer. Dans certains blocs opératoires, une partie de ces tâches sont effectuées par les cadres de santé qui les délèguent aux Iade. La non-réalisation de ces missions nécessaires et indispensables au bon fonctionnement du service désorganisait complètement le bloc opératoire. La cadre d’anesthésie a donc décidé de « rémunérer » ces tâches transversales en les confiant à des personnes attitrées avec une prime associée. 

La performance du service a augmenté mais cela a posé d’importants problèmes d’équité au sein du service. En effet, s’il est compréhensible de privilégier ceux qui s’en occupaient bénévolement, il est inéquitable de ne pas rendre cette prime accessible à tous. Les personnes rarement volontaires pour réaliser ces missions ont souhaité s’investir, intéressées par cette prime. Or, ces tâches transversales rémunérées étant réalisées par d’autres, elles n’avaient plus la possibilité de les effectuer. L’ambiance de travail, plutôt satisfaisante, s’est dégradée, avec chez certains le développement d’un sentiment d’injustice. La question suivante s’est alors posée : comment trouver une solution acceptable par tous ? La désignation des responsables pourrait-elle être décidée en équipe ? Les responsables pourraient-ils alterner pour que tous les volontaires puissent accéder à ses responsabilités supplémentaires, et donc à cette prime ? 

Conclusion

Ces deux exemples illustrent les bénéfices et les défis associés à l’instauration d’une prime sur objectifs dans le milieu du soin.

Au sein d’un service de santé au travail, l’introduction d’une prime a conduit à une reconnaissance de la valeur du travail des infirmiers. Cette valorisation a favorisé le développement d’un certain attachement au service contribuant ainsi à une atmosphère de travail positive et à des effets bénéfiques notables. 

Par ailleurs, l’attribution de primes aux Iade a amélioré la performance du service et optimisé son organisation. Cela a permis d’améliorer la qualité de vie et des conditions de travail en diminuant les « temps morts » qui entraînaient des retards dans les fins de programme et nécessitaient la réalisation et donc le paiement d’heures supplémentaires. Toutefois, elle a également suscité un sentiment d’injustice et d’inégalité parmi l’équipe. Cette dynamique a eu des répercussions néfastes sur l’ambiance de travail et a engendré un sentiment de frustration chez certains professionnels. Cette expérience souligne l’importance de préserver la cohésion d’équipe et de promouvoir un environnement de travail collaboratif, fondamental pour maintenir un niveau optimal de motivation et d’efficacité. 

L’instauration d’une prime sur objectif comporte ainsi deux enjeux majeurs. Le premier est d’améliorer la performance du service : réduction de l’absentéisme, augmentation de la qualité de vie et des conditions de travail, meilleure qualité de soin et du service rendu… Dans un milieu concurrentiel basé en grande partie sur l’expérience patient, ces éléments ont une importance essentielle dans l’amélioration des finances d’un établissement. Le deuxième enjeu est d’offrir aux salariés de nouvelles perspectives quant à leurs missions, de leur donner la possibilité de monter en compétences et de voir leur travail individuel valorisé.

Cependant, cette pratique comporte un défi de taille, celui de maintenir une équipe motivée et solidaire, dans une atmosphère de travail juste et équitable. Pour le cadre de santé, il est indispensable de mener une réflexion éthique et déontologique pour établir les critères d’attribution de prime. Toutefois, la personnalisation et la singularité de ce processus comprennent forcément une part de subjectivité dans la décision. La transparence contribuera alors à maintenir un climat de confiance et à encourager la collaboration plutôt que la compétition.

Encadré 1

Aline, infirmière de santé au travail

Lors de son entretien annuel, il est demandé à Aline, infirmière : « Que souhaites-tu faire cette année ? ». Celle-ci répond : « J’ai remarqué que beaucoup de salariés souffraient de stress, c’est un sujet qui m’intéresse. Je voudrais travailler dessus ». Un objectif de cinq sensibilisations sur l’année à destination de salariés lui a alors a été fixé.

Après avoir bénéficié d’une formation, elle a pris le temps de construire son support et s’est lancée. Elle l’a d’abord présenté à ses collègues lors d’une réunion d’équipe et s’est exercée devant ses pairs. Elle a ensuite démarché les entreprises adhérentes, s’appuyant sur les informations glanées au fur et à mesure des entretiens individuels de salariés. Le succès a été au rendez-vous. Elle a animé plusieurs webinaires, s’est déplacée et a touché plusieurs centaines de personnes.

Procurer des soins préventifs, répondre à un besoin identifié, lui a permis de ressentir la satisfaction du travail bien fait. Se serait-elle autant investie en l’absence de la perspective d’une rémunération en sus de son salaire ? Probablement. En revanche, la prime lui a permis d’augmenter son attachement à l’entreprise et de se sentir valorisée. Et cela contribue grandement à la performance individuelle, en plus de réduire l’absentéisme. Pour l’entreprise, cela a bien évidemment l’avantage d’améliorer ses finances : nous savons que les coûts directs liés à l’absentéisme représentent en moyenne 4,4 % de la masse salariale en France(5). Nous pourrions imaginer que cela pourrait induire une certaine compétition entre infirmiers, mais cela ne s’est pas produit puisque les objectifs différaient d’une personne à l’autre. 

Notes

1. Pour en savoir plus : https://www.ameli.fr › exercice-liberal › nouvelle-rosp

2. Drucker P. The Practice of Management, Harper and Brother, 1954. Traduction française : La pratique de la direction des entreprises, Éditions d’Organisation, 1957. Chapitre repris dans : The Essential Drucker, Harper Business, 2001. Traduction française : Devenez manager ! Village Mondial, 2002.

3. Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). 10 questions sur la contribution de la performance au travail, 2019. https://www.anact.fr/system/files/2019-10_questions_sur_la_contribution_du_travail_a_la_performance.pdf

4. Kant E. Critique du jugement. Chapitre IV : De la faculté de juger comme faculté légiférant a priori. 1790. Traduction par Jacques Auxenfants, publication électronique. p 14.

5. Axa. Datascope. Observatoire de l’absentéïsme, bilan de l’absentéïsme 2022 et projection 2023. 22 mai 2023. https://www.axa-assurancescollectives.fr/wp-content/uploads/2023/05/Datascope-2023-observatoire-absenteisme.pdf

Bibliographie

- Burger-Helmchen T, Raedersdorf S. Le management par objectifs. In : Pro en Management. 70 outils et 16 plans d'action métier. Vuibert ; 2018. pp. 122-123.

- Sebai J. L’évaluation de la performance dans le système de soins. Que disent les théories ? Santé publique 2015 ; 27 : 39-40.

- Dormont B. Le paiement à la performance : contraire à l’éthique ou au service de la santé publique ? Les tribunes de la santé 2013/3 (n° 40) : 54.