OBJECTIF SOINS n° 0301 du 15/09/2024

 

interview

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Claire Pourprix

  

Praticien hospitalier cardiologue à l’Institut Cœur Poumon du CHU de Lille et professeur des universités en médecine vasculaire à l’Université de Lille, Claire Mounier-Véhier a cofondé le fonds de dotation « Agir pour le cœur des femmes » avec Thierry Drilhon, en 2020. Son objectif : sauver 10 000 vies en 5 ans. Elle nous explique pourquoi les maladies cardiovasculaires peinent à être reconnues chez les femmes et comment y remédier. Et compte sur les cadres de santé pour prendre soin d’elles et véhiculer ces messages !

Comment expliquez-vous que l’on (re)connaisse encore si mal les signes d’un problème cardiovasculaire chez la femme ?

Il existe un préjugé dans le domaine médical et dans notre société, laissant penser que les maladies cardiovasculaires sont des maladies d’hommes. C’est comme cela qu’on nous a formés à la faculté, en tant que médecins : la maladie cardiovasculaire – c’est-à-dire tout ce qui est maladie du muscle cardiaque, des valves cardiaques, des coronaires, du tissu électrique, de l’aorte, des artères, des veines – est une maladie d’hommes de la cinquantaine ou plus âgés avec facteurs de risque. En fait, il s’agit d’une vraie maladie de l’environnement avec des facteurs de risque modifiables tels que l’hypertension, le tabac, le cholestérol, le stress, la sédentarité ou le diabète, liés à notre façon de vivre. Or, les femmes sont soumises au même rythme et aux mêmes facteurs de risque que les hommes depuis un peu plus de 60 ans. Chaque jour, 200 femmes en France décèdent d’une maladie cardiaque, soit six fois plus que le cancer du sein.

Chez la femme, ces facteurs de risque s’intensifient ?

Oui, notamment le tabac (l’âge de la première cigarette est de 12-13 ans par exemple en France !) et l’alcool, tensiogène qui fait aussi grossir : il s’agit d’une calorie « blanche ». À cela s’ajoutent la charge mentale, la sédentarité, la « malbouffe »… et des facteurs de risque spécifiques aux femmes, liés à leur statut hormonal (endométriose, contraception, grossesse, syndrome des ovaires polykystiques, ménopause…) ou encore la migraine avec aura, les maladies inflammatoires comme le lupus ou la polyarthrite.

Quels sont les signaux d’alerte les plus courants ?

Une artère athéromateuse qui se bouche, pouvant conduire à un infarctus du myocarde, se manifeste par une gêne puis une douleur dans la poitrine dans huit cas sur dix. Une envie de vomir, une sensation lipothymique, des palpitations sont aussi associées. D’autres signaux doivent alerter comme une oppression à la respiration, une gêne entre les omoplates, un essoufflement à l’effort, une fatigabilité, des symptômes très associés aux autres tels que des angoisses ou l’impression de ne pas se sentir comme d’habitude. Les femmes exposées à des facteurs de risque comme le tabac, le cholestérol, le diabète, la tension artérielle, un stress intense ou encore l’hérédité coronarienne, doivent être particulièrement attentives à ces signaux. Une autre forme d’infarctus est la dissection coronaire, qui touche huit femmes pour trois hommes, notamment les femmes longilignes très stressées, fumeuses, ou après un accouchement. Une des difficultés de ces maladies est de présenter des signes peu spécifiques, qui peuvent conduire à des errances diagnostiques et thérapeutiques. C’est le cas par exemple des jeunes femmes fumeuses et/ou sous contraception avec œstrogène, qui souffrent d’artérite (rétrécissement athéromateux des artères des jambes), mais sont soignées pour une sciatique, par exemple. Ou encore des femmes ressentant des douleurs épigastriques suggérant un ulcère à l’estomac ou des problèmes de reflux gastro-œsophagien, plutôt qu’une maladie coronarienne.

Vous constatez aussi que les femmes souffrant d’une maladie cardiovasculaire sont moins bien suivies que les hommes. Comment expliquer cela ?

Il existe un effet de genre et de sexe. D’après une enquête que nous avons réalisée avec Axa Prévention il y a deux ans, il apparaît que les femmes s’occupent d’abord de la santé de leurs proches, font de l’automédication à 75 % et ont tendance à mettre leurs symptômes sur le compte de la fatigue. Nous avons aussi constaté que les femmes n’obtiennent pas les mêmes ordonnances que les hommes en sortie d’hospitalisation : par exemple, elles sont moins bien traitées au niveau des doses de statines ou encore pour leur hypertension artérielle. D’un autre côté, elles disent souvent ne pas avoir le temps d'aller en rééducation après un accident coronaire, ou diffèrent leurs rendez-vous médicaux faute de temps… Les femmes, comme les médecins, ont donc une part de responsabilité.

Avec votre fondation « Agir pour le cœur des femmes », vous souhaitez alerter, anticiper, agir. Comment ?

Nous avons cofondé Agir pour le cœur des femmes en février 2020, avec Thierry Drilhon, dirigeant d’entreprises. Allier nos expertises médicales, scientifiques et du monde de l’entreprise nous a permis de construire très rapidement des missions phares. Celles-ci s’articulent autour de trois engagements forts : alerter, anticiper et agir pour faire reculer l’épidémie des maladies cardiovasculaires chez la femme. Il s'agit de rendre joyeuse et efficace cette prévention en actions du « Aller vers » dans les territoires en France, mais aussi à l’étranger. Alerter passe par la communication, anticiper par une prévention en actions qui repose sur le repérage des femmes, au travers du Bus du cœur des femmes et de la Journée cœur des femmes. Enfin, agir consiste à remettre ces femmes dans des parcours de soins, à former les professionnels de santé aux facteurs de risque spécifiques aux femmes.

Comment fonctionne le Bus du cœur des femmes qui sillonne la France ?

Il s’agit d’une opération itinérante d’information, de sensibilisation et de prévention sur les maladies cardiovasculaires et gynécologiques réalisée en coopération avec l’Assurance maladie, les établissements de santé et les villes. Les professionnels de santé, tous bénévoles, sont associés à la démarche quand un bus, sa maison médicale mobile et son village Bien-être & santé s’installent dans un lieu public. Cette opération nationale de dépistage fait appel aux services de la Ville et aux professionnels de santé du territoire, pour contribuer au dépistage cardiovasculaire métabolique et gynécologique. Ces professionnels sont de toutes origines : établissement, secteur libéral, école, ou retraités. Le bus permet de déployer ce dispositif de dépistage partout en France, avec 17 étapes par an, et d’aller à la rencontre des femmes vulnérables, en ciblant les 40 à 60 ans. Pour être accueillies dans le bus, elles doivent se préinscrire, sur invitation de l’Assurance maladie ou des services sociaux, mais aussi grâce au bouche-à-oreille. Le dépistage dure environ deux heures. Il commence par un entretien médical avec un dossier prérempli par un médecin, toutes disciplines confondues. Les infirmiers réalisent des prélèvements capillaires (bilan lipidique complet, glycémie et créatine plasmatique), un électrocardiogramme, et prennent la tension. Ils remplissent la « cible artère des facteurs de risque », qui permet d’identifier et de relier les facteurs de risque de la femme. Le dépistage se termine par un entretien de synthèse et la remise d’un courrier pour le médecin traitant, avec leur électrocardiogramme. Les femmes repartent avec un auto-tensiomètre, une fiche technique (automesure tensionnelle) et un auto-questionnaire « Je prépare ma consultation ». Des rendez-vous sont fixés pour environ 25 % d’entre elles afin de revoir un cardiologue, un gynécologue, ou effectuer une mammographie. Entre 250 et 300 femmes sont ainsi dépistées par ville-étape sur trois jours.

La Journée du cœur des femmes à l’hôpital a été conçue sur le même modèle ?

Oui, à la différence que ce dispositif lancé en 2024 a lieu dans les hôpitaux, dans des espaces de confidentialité. Il permet de recevoir 50 à 80 femmes par jour. Il se décline en six étapes et est aussi réalisé sur rendez-vous avec le soutien des CPAM des territoires. L’objectif est aussi de favoriser l’intégration des femmes à risque dans un parcours de soins.

Avec les données recueillies dans les consultations du Bus du cœur des femmes, vous avez publié au printemps dernier les chiffres de votre Observatoire national de la santé des femmes (ONSF) 2024. Quels enseignements en tirez-vous ?

Les femmes n’ont jamais été autant en danger face à leur santé ! Sur les 8 400 femmes dépistées entre 2021 et 2023, 90 % avaient au moins deux facteurs de risque cardiovasculaire (RCV), 50 % deux facteurs de risque gynéco-obstétrical et la moitié étaient ménopausées. Le risque à la ménopause est particulièrement mal encadré : seuls 40 % des femmes sont à jour dans leur suivi mammographique, la moitié n’ont pas de suivi gynécologique et 80 % n’ont jamais rencontré de cardiologue alors qu’elles sont à haut risque cardiovasculaire.

Comment y remédier ?

L’information du grand public est la clé, mais aussi celle des médecins, des infirmières et des cadres, dès l’école. Nous avons lancé une nouvelle initiative à l’attention des femmes : des auto-questionnaires à effectuer avant une consultation médicale afin de répertorier les antécédents médicaux, les traitements en cours, et de constituer son dossier médical complet pour optimiser la consultation. D’autres fiches sont aussi disponibles sur http://www.agirpourlecoeurdesfemmes.com.

Quatre ans après la création du fonds Agir pour le cœur des femmes, quel bilan dressez-vous ?

Le bilan est très positif ! Nous en sommes très fiers avec Thierry Drilhon et les équipes. Ce sont 12 000 femmes qui ont été dépistées, plus de 1 200 professionnels de santé bénévoles qui ont participé à cette action dans 47 villes et dix établissements de santé. Ce projet redonne du sens au métier de soignant, il fédère les équipes de multiples disciplines dans un état d’esprit bienveillant. D’ailleurs, si des lecteurs et lectrices ont envie de mettre en place une journée de dépistage dans leur établissement, qu’ils n’hésitent pas à nous contacter !