OBJECTIF SOINS n° 0301 du 15/09/2024

 

INNOVATIONS MANAGÉRIALES

Dalila Belkhadem   Sonia Cardoso   Lucas Walsdorf  

Étudiante infirmière en pratique avancée, Ifsi de NanterreÉtudiante infirmière en pratique avancée, Ifsi de NanterreÉtudiant infirmier en pratique avancée, Ifsi de Nanterre

La souffrance au travail, sujet complexe, est de plus en plus présente dans nos sociétés. Elle englobe un ensemble de situations qui peuvent affecter la santé physique et mentale des salariés, et se manifeste sous différentes formes.  Une approche conceptuelle permet de mieux comprendre quels sont ses enjeux pour mieux lutter contre ses causes.

L’activité professionnelle peut être présentée comme une composante du bien-être de la personne(1). Elle est alors associée à l’accomplissement d’un développement personnel dans lequel les valeurs de la personne se fondent naturellement. Cette notion de bien-être englobe l’estime de soi, le statut social, etc., et dépasse le champ de l’activité professionnelle par elle-même. Il s’agit d’une quête d’identité. La notion de bien-être au travail est « un ingrédient essentiel à la satisfaction générale dans la vie »(2). Au regard de l’actualité de l’organisation hospitalière, nous pouvons dire que la surcharge de travail constitue souvent un facteur de risque psychosocial. Des expressions attestent l’aspect besogneux et contraignant de l’activité des soignants : « Je me tue au travail, il manque toujours quelqu’un, on a de moins en moins de temps pour nous occuper correctement des patients, j’en ai ras le bol, je suis fatiguée… ». Selon l’Institut de veille sanitaire, 480 000 personnes en France seraient en détresse psychologique au travail et le burnout en concernerait 7 %, soit plus de 30 000 personnes(3).

Qu’est

Le travail est étymologiquement associé à la souffrance, au labeur, aux contraintes. Le terme est issu du latin populaire « tripaliare » signifiant « tourmenter, torturer », le trepalium étant l’appareil servant à ferrer les bœufs. Cette notion, qui induit le fait de supporter une charge importante, est utilisée au Moyen Âge pour évoquer les douleurs de l’accouchement, puis, au XIIIe siècle, pour désigner la peine supportée dans l’exercice d’un métier artisanal(4). Dans l’ancien français, travailler signifie « faire souffrir » (physiquement ou moralement) avec l’idée de transformation acquise par l’effort (« travailler comme un cheval »). En moyen français (1534), il s’agit « d’exercer une activité régulière pour assurer sa subsistance, d’où faire travailler, c’est-à-dire embaucher »(5). Le travail n’est pas toujours associé à une profession, il peut être bénévole et peut concerner l’activité d’une personne au foyer, qui travaille sans rémunération.

Le travail est déterminé par des capacités à exercer une activité dont l’objectif est de satisfaire un besoin (humain, matériel ou financier). Il porte en lui la réalité d’une charge exigeante. Il peut être injuste, précaire, professionnalisant, usant, collaboratif, valorisant, déprécié…

Par ailleurs, le travail caractérise l’activité humaine en transformant l’environnement social. Il s’agit de « toute activité humaine finalisée par la production de valeurs d’usage matérielles et immatérielles »(6,7).

Souffrance et douleur

Le verbe souffrir est issu du latin populaire « sufferire » avec altération du latin classique « sufferre » signifiant « supporter, se soutenir », et au sens figuré « endurer ». Il porte le même sens en ancien français (1150), « soferre ». Jusqu’au XVIIe siècle, ce verbe était en concurrence avec « douloir »(4). Du latin classique « dolor, -oris », la douleur est aussi une souffrance, construite à partir d’une expérience interne mais générée par des circonstances externes. Pour David Lebreton, « la douleur est propre à un organisme, à un processus neurophysiologique, la souffrance en est la résonance chez l’individu. Elle marque le niveau de pénibilité de la douleur pour l’individu à travers le prisme de son histoire personnelle et de la situation. Dans souffrance, il faut entendre sens. Si douleur est un concept médical, souffrance est le concept du sujet qui la ressent. C’est la dimension du sens qui donne à la douleur son intensité, sa souffrance, et non pas l’état réel de l’organisme puisqu’il n’existe pas en soi »(8). La douleur morale peut évoquer la souffrance des individus liée aux conditions de travail. Il s’agit d’un mal-être mais aussi d’une réponse émotionnelle. Pour Emmanuelle Gilloots, « avec ces réponses émotionnelles, comportementales et affectives, nous entrons dans le domaine où la douleur devient souffrance, où elle fait partie d’une expérience plus large mobilisant notre personnalité, notre mémoire, et nos systèmes de défense »(9).

Le travail induit une contrepartie qui est liée à l’organisation et au management. Le sujet attend une rétribution pécuniaire mais aussi une reconnaissance symbolique. Pour Marie Pezé, « la reconnaissance de la qualité du travail accompli est la réponse aux attentes subjectives dont nous sommes porteurs. Alors, les doutes, les difficultés, la fatigue s’évanouissent devant la contribution à l’œuvre collective et la place que l’on a pu se construire parmi les autres. Le monde du travail peut permettre au sujet de rejouer, sur la scène du « faire », la construction de soi. […] Si le travail autorise, en dépit des contraintes du réel et de l’organisation, un exercice inventif des corps, il devient source de plaisir et de sublimation. Psychisme et corps agissent de concert pour une production valorisante »(10). La mise en place de la tarification à l’activité (T2A)(11) en 2004 a conduit à un changement majeur dans le fonctionnement de l’hôpital, qui semble  répondre à une demande de rentabilité. Aujourd’hui, « à l’hôpital, les contraintes budgétaires et le management aggravent la souffrance des soignants »(12). Les modèles managériaux influencent les risques psychosociaux des équipes soignantes. Pour Diane Girard, « les modèles managériaux axés presque exclusivement sur la performance, avec l’obligation de résultats et l’exclusion des moins performants qui en découlent, sont aussi considérés engendrer de la souffrance en psychopathologie du travail, puisqu’ils peuvent entraîner de l’angoisse, la perte d’estime de soi, de l’insomnie et divers troubles digestifs, dermatologiques et cardiovasculaires…»(13). Par ailleurs, « Selon Dubet, les souffrances professionnelles se manifestent particulièrement dans trois univers professionnels dans lesquels il diagnostique un « déclin de l’institution » (Dubet, 2010) : la santé, le travail social et l’éducation »(14).

Pour les soignants, la souffrance professionnelle désigne une douleur psychique et physique liée à des conditions de travail de plus en plus dégradées. Elle induit un état d’anxiété et de dépression qui a un impact direct sur le quotidien et la vie personnelle.

La souffrance psychique au travail (SPT) est un phénomène exponentiel, « au carrefour du monde médical, psychologique, économique et législatif »(15). Ce concept trouve son origine dans les travaux liés à la psychodynamique du travail, notamment sous l’impulsion de Christophe Dejours(16). « Il ne se réduit pas seulement aux entités pathologiques qui pourraient avoir pour cause le travail, mais regroupe l’ensemble des situations où le travailleur va, par sa confrontation avec le travail, présenter un vécu douloureux. Ce terme apparaît comme opérant pour identifier un type de situations cliniques auxquelles le médecin généraliste peut avoir à faire face dans sa pratique »(15). Travailler contribue au changement social, politique, psychologique où « le soi » est l’enjeu principal. L’environnement, la qualité de vie, les conditions et les contraintes devraient être au cœur des enjeux et des dynamiques de transformation de la société(17). Le travail est aussi, au plan individuel, un lieu important, si ce n’est le lieu privilégié, pour la personne, de l’exercice de sa puissance d’action(18), du développement de son « pouvoir d’agir »(19), de l’expérimentation de ses possibilités de transformation du monde et de soi. Si le travail est le tiers-lieu(20) où se conjuguent formel et informel, où s’exerce le pouvoir d’agir, de créer, d’expérimenter, comment alors, l’identité professionnelle peut-elle construire des valeurs sans générer de conflits ?

Souffrance au travail, stress au travail, harcèlement moral, burnout… Ces termes revêtent une certaine diversité pour définir un seul concept de souffrance au travail qui  « émerge pour la première fois avec l’ouvrage de Heinz Lehman « Mobbing » en 1993, suivi de l’ouvrage très médiatisé « Le harcèlement moral » de Marie-France Hirigoyen »(21). La première consultation « souffrance et travail » a été ouverte en 1997, à l’Hôpital de Nanterre, par Marie Pezé(22), qui a contribué au développement et à la mise en place de ce type de consultation.

La loi, l’engagement, la volonté politique contribuent à définir la qualité de vie au travail afin de veiller à la santé et au bien-être des individus et au bon fonctionnement d’une structure de soins, pour le bénéfice des personnes soignées. Ce cercle vertueux relève d’un arsenal(23) législatif, associatif, syndical, politique et stratégique.  Des textes, des guides, des informations peuvent favoriser la construction d’un rempart de défense collectif et individuel. Le Code du travail apporte des éléments concrets sur la prévention, notamment via l’article L. 4121-2(24) qui vise l’employeur « afin de mettre en œuvre les mesures […] sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :

1. Éviter les risques ;

2. Évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ;

3. Combattre les risques à la source ;

4. Adapter le travail à l’homme […] en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;

5. Tenir compte de l’état d’évolution de la technique ;

6. Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n’est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;

7. Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l’influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel […] ;

8. Prendre des mesures de protection collective […] ;

9. Donner les instructions appropriées aux travailleurs. »

La loi demande aux responsables d’évaluer les risques et les conditions de travail, afin de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité des employés et protéger leur santé physique et mentale. Pour l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), les employeurs « sont également soumis à l'accord national interprofessionnel sur le stress au travail, rendu obligatoire pour tous les employeurs et tous les salariés de son champ d’application à compter de la date de son extension. Cet accord, signé en juillet 2008 [a été] rendu obligatoire par un arrêté ministériel du 23 avril 2009 »(25). Des propositions concrètes permettent aux soignants d’identifier des risques potentiels afin de les déclarer,  de les prévenir et de mettre en place des processus d’accompagnement comme développer des stratégies de coping, mettre en place des actions de prévention (formations, évaluations des risques psychosociaux), favoriser un climat social positif, améliorer les conditions de travail, encourager le dialogue social, etc.

Ainsi, La souffrance au travail des soignants est un problème complexe qui nécessite une réponse globale et coordonnée de la part de tous les acteurs concernés : les établissements de santé, les pouvoirs publics, les syndicats et les professionnels eux-mêmes.

Ce travail  lexicographique, sous la forme d’une revue de la littérature, a été mené par trois étudiants infirmiers en pratique avancée de l’Institut de formation de Nanterre, promotion 2023-2024, sous la direction de Christine Paillard, lexicographe, docteure en sciences du langage, responsable du centre de documentation et d’information.

Références bibliographiques

1. Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). How's Life?  Measuring Well-being. Éditions OCDE, 2020.

2. Senik C. Bien-être au travail. Ce qui compte. Presses de Sciences Po, 2020. p. 5-9.

3. Observatoire de la compétence métier. https://www.observatoire-ocm.com/societe/chiffres-burn-out/

4. Dictionnaire Trésor de la langue française informatisé (Tlfi).

5. Dictionnaire historique de la langue française. Robert, 2016.

6. Freyssinet J. (dir.). Travail et emploi en France. État des lieux et perspectives. La Documentation française, 2006.

7. Maillard F. Travail. In : Jorro, A. (dir.). Dictionnaire des concepts de la professionnalisation. De Boeck supérieur, 2022. p. 443-446.

8. Le Breton D. Douleur et souffrance : déclinaisons du sens. Revue des sciences sociales. 2015 ; 53 : 76-81.

9. Gilloots E. Souffrance et douleur. Gestalt. 2006/1 ; 30 : 23-32.

10. Grenier-Pezé M. Corps et souffrance au travail. Corps, 2009 ; 6 : 15-21.

11. Direction générale de l’offre de soins (DGOS). Financement des établissements de santé. 2022.

https://sante.gouv.fr/professionnels/gerer-un-etablissement-de-sante-medico-social/financement/financement-des-etablissements-de-sante-10795/article/financement-des-etablissements-de-sante

12. Dejours C. Quand le tournant gestionnaire aggrave les décompensations des soignants. In: Auslander V. Omerta à l’hôpital. Le livre noir de la maltraitance faite aux étudiants en santé. Michalon ; 2017. p. 203-212.

13. Girard D. Conflits de valeurs et souffrance au travail. Éthique publique 2009 ; 11, n° 2 : 129-138. http://journals.openedition.org/ethiquepublique/119

14. Lantheaume F. Souffrances professionnelles. In : Jorro, A. (dir.). Dictionnaire des concepts de la professionnalisation. De Boeck supérieur ; 2022. p. 405-408.

15. Foure J, Vincent F, Cade C, et al. Perceptions par leurs employeurs des salariés en situation de souffrance psychique liée au travail. Archives des maladies professionnelles et de l'environnement. 2019 ; 80(1) : 16-26.

16. Dejours C. La méthodologie en psychopathologie du travail. Travailler. 2016/1 ; 35 : 125-144.

17. Almudever B, et al.  Le pouvoir d’agir à l’épreuve de la souffrance au travail : émotions, recherche et construction de sens. Psychologie du travail et des organisations. 2018 ; 18(1) : 81-95.

18. Zarifian P. Le travail et la compétence : entre puissance et contrôle. PUF ; 2009.

19. Clot Y. Travail et pouvoir d’agir. PUF ; 2008.

20. Galvão I, et al. Cultiver le pouvoir d’agir dans l’urgence sociale : les potentiels de la cohabitation dans un tiers-lieu temporaire. Le sujet dans la cité. Actuels. 2022 ; 14 (2) : 91-104.

21. Beaumont D, et al. Les consultations « souffrance et travail – psychopathologie du travail » des Centres de pathologie professionnelle d’Île-de-France : présentation. Pour qui ? Pourquoi ? Archives des maladies professionnelles et de l’environnement. 2017 ; 78(1) : 64-67.

22. Réseau de consultations de souffrance au travail (Marie Pezé). https://www.souffrance-et-travail.com/a-propos/

23. Ministère du Travail. Souffrance au travail, harcèlement : comment faire face ? https://idf.drieets.gouv.fr/sites/idf.drieets.gouv.fr/IMG/pdf/depliant_souffrance_au_w_v5_web.pdf

24. Article L4121-1 et suivants du Code du travail.  https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000035640828

25. Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS). Stress au travail. Dossier, 2023. https://www.inrs.fr/risques/stress/reglementation.html

Pour aller plus loin

- Brousseau S, Cara C, Blais R. Proposition d’une modélisation humaniste de la qualité de vie au travail inspirée de la théorie du caring de Watson. Revue francophone internationale de recherche infirmière. 2016 ; 2(4) : 187‑196.

- Décret n° 2016-756 du 7 juin 2016 relatif à l’amélioration de la reconnaissance des pathologies psychiques comme maladies professionnelles et du fonctionnement des comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000032669434

- Proposition de loi relative à l’instauration d’un nombre minimum de soignants par patient hospitalisé. Rapport n° 281 (2022-2023), déposé le 25 janvier 2023. https://www.senat.fr/rap/l22-281/l22-281_mono.html

- Deux accords nationaux interprofessionnels ont été signés à l’unanimité par les organisations patronales et syndicales : sur le stress au travail le 2 juillet 2008, et sur le harcèlement et la violence au travail le 26 mars 2010. Ministère du Travail, de la Santé et des Solidarités. Risques psychosociaux. 21 février 2023. https://travail-emploi.gouv.fr