Recherche et formation
DOSSIER
Professeur de philosophie, Académie de Montpellier (34), docteur en philosophie, membre associé au Laboratoire interdisciplinaire d’étude du politique Hannah Arendt (Lipha), membre de comités d’éthique d’établissements de santé
Tout comme la société, les établissements de santé et médicosociaux sont traversés par diverses pathologies : celle du désir individuel qui propage le poison de l’individualisme, celle de l’idolâtrie du « gestionnisme » ou du « managérisme », celle de l’accélération du temps... Tous ces aspects participent à la perte du lien social et du sentiment d’appartenance à une communauté. La seule boussole qui doit guider les dirigeants, en vue de fidéliser les personnes recrutées, est de retrouver le sens du « temps long » et d’être au service du bien commun.
Le travail fait partie de nos existences et c’est un effort nécessaire. Il nous aide à organiser notre vie et à subsister. Face à une société de plus en plus rapide et accélérée, il est nécessaire de sortir de cette mode de l’éphémère afin de se focaliser sur la finalité. Le management doit retrouver le « temps long », c’est-à-dire être fondé sur une vision lointaine et synoptique. Le temps long permet également aux professionnels de retrouver le sens du temps qui leur permettra de s’élever par l’effort et d’être dans un chemin d’espérance. Cette espérance fait partie de notre vision du travail et nous devons la cultiver pour pouvoir la transmettre et la faire aimer aux générations futures qui intègrent nos organisations du travail, telle une promesse de vie. Mais alors, pourquoi devons-nous travailler ?
Le travail est une manière, une possibilité de rendre le monde plus habitable parce qu’il n’est pas très « fréquentable ». Évidemment, notre philosophie du travail n’est pas une pensée complètement objective, pas du tout, c’est une manière de voir, cela fait partie d’une anthropologie (du grec anthrôpos qui veut dire « homme » et de logos qui veut dire « parole, langage »). Pour nous, les Occidentaux façonnés de christianisme et les chrétiens façonnés de philosophie occidentale, le travail consiste à améliorer la Terre. Par ailleurs, le travail est valorisé dans Les Travaux et les Jours : Hésiode(1) en fait l’instrument de la fraternisation entre les dieux et les hommes. Nous sommes dans une époque qui a tendance à dévaloriser le travail, à en faire une sorte d’infortune qu’il faudrait fuir. Cela correspond à la fin du mythe du progrès.
Il faut savoir que le travail a été valorisé avec le christianisme ; avec le judéo-christianisme, plus précisément.
Dans l’Antiquité grecque, le travail est dévalorisé, considéré comme une activité propre aux exclaves. Les Grecs opposent ce qui relève de la nécessité, du seul maintien de la vie biologique, et ce qui relève de la liberté, de l’initiative et de la créativité. Platon et Aristote établissent ainsi une hiérarchie entre les activités humaines : l’activité théorique, comme la philosophie, est la plus noble, celle qui fait intervenir notre raison et notre intelligence. La politique est également valorisée : elle est le domaine de la liberté humaine. Le travail, au contraire, relève de la nécessité : chez les Grecs, le travail est perçu comme une contrainte, un asservissement. C’est donc bien à partir du christianisme que le travail commence à « valoir quelque chose ». Une fois que le christianisme s’efface, petit à petit, il est substitué par la philosophie du progrès qui reprend ses idées en les sécularisant, dont celle selon laquelle le travail rend la terre plus habitable. C’est pourquoi, le travail a une grande importance dans la philosophie des Lumières avec notamment le développement du progrès technique. C’est parce que se produit aujourd’hui un effacement de la philosophie des Lumières, parce que l’idée de progrès s’efface, que celle de travail disparaît aussi.
Nous assistons donc aujourd’hui à une sorte d’étape asiatique, à une orientalisation(2) de notre culture et plus particulièrement de notre culture au travail, que nous semblons regarder avec attrait et enchantement. Il faut prendre garde à ce que cette séduction de l’orientalisation ne nous fasse pas perdre nos références. Les sagesses asiatiques ne comprennent pas pourquoi nous devrions améliorer la Terre, parce que ce qui arrive doit se produire : c’est une forme de fatalisme. Nous vivons dans un monde où le fatalisme est en train de revenir. Pour le dire autrement, autrefois avec le christianisme, nous étions guidés par le Salut ; aujourd’hui nous sommes guidés par le destin. Le destin s’est substitué au Salut : il s’agit d’une sorte de renoncement qu’a magnifiquement bien décrit Chantal Delsol(3). En revenant aux « sagesses anciennes », nous nous accommodons du monde au lieu de le transformer. C’est une rupture nette avec le temps fléché, celui du progrès. Il est significatif de constater que les jeunes générations sont fascinées par les cultures orientales.
Il ne faut pas oublier que pour le judéo-christianisme, la Terre n’est pas achevée, elle est laissée incomplète par le Créateur. Dans le Pentateuque(4), la Terre est donnée dans notre histoire originelle comme un monde qui n’est pas encore achevé. Pour l’exprimer de manière aristotélicienne, le monde est en puissance et nous devons l’actualiser. Le Créateur nous le laisse alors qu’il n’est pas encore fini et il nous dit : à vous de le finir ; à nous de l’actualiser ou, plutôt, soyons plus réalistes et humbles, nous devons le prolonger : c’est pour cette raison que nous devons défendre cette vision occidentale du travail.
Par conséquent, que veut dire travailler si ce n’est prolonger une œuvre que le Créateur a laissé inaccomplie, qui n’est pas actualisée ? C’est à l’homme de finir le monde, de le façonner d’une certaine manière, d’où la nécessité du travail.
Ce travail, il faut le faire, d’une part sur soi, et d’autre part sur le monde. Le travail sur soi est une forme de sagesse intérieure tandis que le travail sur le monde est une tâche extérieure que nous réalisons. Bien évidemment, le travail peut être pénible et dans ce cas, on travaille par utilité. C’est pourquoi, nous devons rendre le travail le moins inintéressant possible parce qu’il s’agit d’une activité extérieure qui nous construit intérieurement. Le travail nous humanise, il nous permet « d’être plus que ce que nous sommes ». Je suis quand même ce que j’ai fait, je suis celui ou celle qui a fait ceci, qui a construit cela. Je suis celui, par exemple, qui a soigné cette personne, je suis celui qui a dirigé telle équipe pour un projet commun. Le travail ouvre donc sur soi et sur le monde. En travaillant, l’homme transforme le monde mais il transforme aussi sa propre nature. Dans le travail, l’homme se transforme lui-même. Il s’ajuste au monde et développe en lui-même des capacités et des qualités nouvelles. Le travail est donc non pas seulement un intermédiaire entre l’homme et la nature mais une médiation entre l’homme et lui-même.
Il faut toutefois se méfier, d’une part, de la perversion de notre époque pour ce goût et cette ambition effrénée pour le travail, selon laquelle nous devons être dans une démesure du travail, et d’autre part, se défier d’un goût prononcé pour l’oisiveté. Ces deux démesures sont le meilleur moyen de tomber dans la perversion du travail. Le travail doit rester ce qui nous édifie et ce qui nous permet de trouver du sens.
Face à la montée de l’individualisme, face à des générations qui souhaitent de plus en plus se contenter de ce qui est et qui ne souhaitent plus changer le monde, face à une logique consumériste et à l’immédiateté du travail, il faut affirmer notre anthropologie culturelle : une liberté personnelle, une autonomie et une responsabilité au service du Bien commun.
La fidélisation passera par la défense de nos principes. Elle passera également en appliquant un management fondé sur le principe de subsidiarité au sein des organisations. C’est en redonnant la responsabilisation aux acteurs de terrain que les professionnels de santé pourront retrouver le sens de leur travail et gagneront en autonomie. Le principe de subsidiarité est le meilleur moyen de ne pas tomber dans le « managérisme », qui ramène la personne humaine à sa seule dimension matérielle et économique. La fidélisation passe par une juste conception de la personne. Le seul but du management et de la gestion, c’est l’homme et son service.
L’homme a une double dimension personnelle et communautaire(5), et le management devra respecter cet élément fondamental. Un décideur ne doit jamais oublier que ses collaborateurs sont des être humains : c’est à leur humanité qu’un dirigeant compréhensif doit s’intéresser avec discrétion et prévenance. Le professionnel ne doit jamais être considéré comme un simple automate exécutant des ordres mais comme un être doué d’intelligence et de liberté au service d’une tâche qui les dépasse, chacun à sa place.
Le décideur doit éveiller le sens des responsabilités chez les professionnels parce que c’est un des moyens les plus puissants de les rendre plus humains. Une personne sera d’autant plus intéressée à une mission qu’elle se sent capable de la faire, qu’elle en comprend mieux la finalité et qu’elle pourra cultiver son esprit d’initiative et de finesse. Cette idée de responsabilité ne grandit que grâce au goût pour le travail en commun. C’est le principe de subsidiarité qui fonde l’âme communautaire qui s’oppose radicalement à l’âme de concurrence sur laquelle a été fondé jusqu’à aujourd’hui notre modèle de management. L’âme de concurrence avive et exalte les vanités tristes dont l’égoïsme fait partie et qui relègue le Bien commun alors que l’âme communautaire est toujours au service du Bien commun, elle anime et vitalise notre espérance.
Finalement, si nous souhaitons réhabiliter la fidélisation au travail et le sens que nous donnons au travail, alors nous devons défendre ce que nous sommes, nous devons assumer notre héritage et nous devons transmettre cette vision de la personne humaine et sa capacité à transformer le monde grâce à son travail. Nous devons retrouver son sens si nous le voyons à nouveau non pas simplement à travers son produit mais comme une médiation en vue de notre propre humanité. Le travail peut aussi retrouver son sens s’il retrouve ce caractère de médiation.
Dans tout travail se joue pour les hommes l’aventure qui consiste non pas simplement à survivre mais à vivre bien et à habiter le monde que la nature nous a donné pour en faire un monde humain. Autrement dit, si nous voulons fidéliser nos professionnels, nous devons assumer pleinement notre héritage culturel qui ne souhaite pas modeler l’homme pour l’adapter au fonctionnement d’une organisation, avec un risque de le chosifier. Cela passera également par la fin des structures technocratiques et bureaucratiques qui tendent à l’uniformisation et qui génèrent de la démotivation et du rejet. Enfin, il conviendrait donc de fonder nos organisations sanitaires et médicosociales sur le plein respect de la subsidiarité qui est la source du développement intégral de l’homme.
Il n’est pas surprenant d’entendre très régulièrement, dans les organisations de travail, ce type de formule constante et très à la mode : « Il faut lâcher prise », « Je ne resterai pas toute ma vie dans cette entreprise ». Il faut laisser faire, changer n’est pas grave, il est inutile de « se tuer à la tâche », ce n’est pas nous qui allons pouvoir transformer le monde. Le monde nous façonne, donc laissons faire le monde. Il est vrai que nous, les Occidentaux, nous souhaitons transformer le monde : transformons-le, il ne faut rien abandonner ! Cela ne veut pas dire être prométhéen, ou considérer que nous avons une puissance absolue, mais il faut persister et ne rien abandonner. Le travail a, avec l’homme, une relation de nécessité ontologique, anthropologique : le travail est la trace de l’homme sur la Terre.
1. Hésiode. Les travaux et les jours. Les Belles Lettres ; 2018.
2. Delsol C. « Les Occidentaux ont-ils encore envie de changer le monde ? ». Le Figaro, 23 octobre 2022.
3. Delsol C. L’âge du renoncement. Éditions du Cerf ; 2011.
4. Le Pentateuque désigne les cinq premiers livres de l’Ancien Testament.
5. Mounier E. Le Personnalisme. PUF ; 2016.