OBJECTIF SOINS n° 0302 du 21/11/2024

 

DOSSIER

Florian Boye  

Responsable Mobilité Carrière, Pôle des ressources humaines, CHU de Bordeaux

La continuité des soins est un « trésor national » que les établissements de santé d’un territoire organisent afin d’assurer une prise en charge de qualité pour les patients. Ceux qui la garantissent doivent être écoutés et destinataires d’un accompagnement et d’un soutien institutionnel à tous les niveaux.

Une mission de service public

Pour garantir la continuité des soins, il faut disposer de professionnels qui assurent la prise en charge des patients 24 heures sur 24. Différentes organisations sont à l’œuvre : alternance (activité de nuit sur une période donnée plus ou moins longue puis retour sur une activité de jour) ou activité fixe de nuit. Si les conclusions d’un certain nombre de travaux divergent, notamment lorsqu’il s’agit de catégoriser les avantages et les limites perçues vis-à-vis de ces organisations de travail en horaires atypiques, toutes s’accordent à dire qu’elles ne sont pas sans impact.

Si la question de l’alternance peut et doit nourrir des réflexions et des adaptations dans les rythmes de roulement, il est clair que les professionnels évoluant au sein de telles organisations semblent moins isolés du reste de l’activité que les professionnels engagés dans des postes exclusifs de nuit. L’alternance jour/nuit donne en effet accès aux interlocuteurs et aux actions (réunions, formations, évènements, etc.) qui se tiennent généralement la journée. Le contact avec l’encadrement de jour est ainsi présent et facilité.

Il nous paraît important de préciser que le lien hiérarchique des professionnels de nuit est établi avec le cadre de jour de l’unité ou du secteur dans lequel ils travaillent. Les cadres de nuit, moins nombreux, occupent une mission transversale sur un périmètre élargi, et répondent aux problématiques immédiates survenant dans les secteurs.

Le postulat qui a guidé notre action s’appuie, non pas sur la recherche d’une organisation qui, de manière absolue, s’avérerait plus vertueuse que les autres, mais bien sur la volonté d’une action responsable qui reconnaît d’emblée le caractère non naturel de tels rythmes. Par conséquent, nous devions mettre en œuvre les actions nécessaires à l’accompagnement de nos professionnels, afin de limiter ces impacts et de structurer une démarche de prévention des risques de tous ordres.

En effet, si un rythme de travail nocturne est adopté de manière pérenne, sans être associé à un certain nombre d’actions protectrices, les impacts peuvent s’avérer délétères pour l’agent et donc pour l’organisation, et ce, qu’ils soient d’ordre physiques, psychiques, sociaux ou même professionnels. Si les trois premières dimensions sont largement étayées dans la littérature, il convient probablement de préciser cette quatrième dimension. Les impacts professionnels se traduisent notamment dans les parcours des professionnels, par des limites concrètes ou perçues comme : « J’ai peur de ne pas pouvoir repasser de jour ». Il convient en effet de reconnaître que la qualité de l’engagement professionnel est moins visible la nuit. Il est par conséquent plus difficile, pour l’agent de nuit, d’être identifié comme un « professionnel à potentiel », et de construire un parcours d’évolution sur une activité de nuit.

L’activité de nuit est souvent perçue par le « monde diurne » comme moins exigeante d’un point de vue technique et en termes de charge de travail. Les professionnels de nuit sont ainsi souvent en difficulté lorsqu’il s’agit de repasser de jour, de défendre la transférabilité de leurs compétences ainsi que la pertinence et la plus-value de leurs expériences. Enfin, le temps de réadaptation à une activité diurne est également perçu comme un obstacle dans un contexte où l’opérationnalité des nouvelles recrues se doit d’être la plus rapide possible.

Le CHU de Bordeaux a donc souhaité faire de cette démarche une de ses priorités afin de sécuriser :

- les parcours de ses professionnels de nuit, en développant les ressources à leur disposition et en accentuant les démarches de prévention ;

- ses effectifs de nuit et ainsi la qualité de la prise en charge des patients, grâce à un cercle vertueux de bonnes pratiques.

Genèse de la démarche

Nous sommes fin 2019. Une rencontre réunissant représentants syndicaux et membres de la direction (Direction des soins et du pôle des ressources humaines – RH), permet d’acter la volonté de constituer un groupe de travail spécifique avec pour mission d’œuvrer à l’amélioration du vécu des professionnels de nuit. La pandémie de Covid-19 reporte nos ambitions mais ne remet pas en cause notre intention.

2021 est l’année de la remise en ordre de marche pour bon nombre de nos projets institutionnels. Un co-pilotage Direction des soins et Pôle RH est retenu. Il s’agit d’un choix fondateur, et selon nous, une des conditions sine qua non de l’efficience des actions collectives qui en découlent.

Notre priorité : partir du vécu des principaux intéressés. Au premier trimestre 2022, la parole est donnée aux professionnels par le biais d’une enquête adressée à l’ensemble des agents de nuit du CHU de Bordeaux. L’objectif est de s’appuyer sur leur vécu et ainsi de faire de leurs difficultés et de leurs ressentis, nos priorités ; de faire en sorte que les professionnels deviennent maîtres de l’ordre du jour. Les orientations et actions qui en découleront en seront d’autant plus légitimées. Pour cela, il est essentiel de mener une enquête qui puisse à la fois identifier, quantifier mais aussi garantir le recueil d’une parole libre sur les vécus des professionnels et donc sur le « qualitatif ».

Plus de 350 professionnels ont renseigné totalement cette enquête (1/3 de la population cible). Il s’agit d’une participation relativement forte qui traduit leurs attentes, et donc la nécessité d’y répondre par des actions concrètes dans une temporalité courte.

Méthodes et lien avec les professionnels

Une fois la parole des professionnels recueillie par l’intermédiaire de l’enquête, il convenait de fédérer un collectif de travail permettant d’analyser ces données et de couvrir l’ensemble du spectre des problématiques retranscrites, pour adopter une organisation agile et tournée vers l’action concrète, à l’aide de l’approche systémique et pragmatique d’un groupe de travail pluridisciplinaire (encadré 1).

Le collectif de travail et ses pilotes ont pour missions d’intégrer pleinement les paroles des professionnels dans la définition des axes prioritaires, et de les faire vivre dans l’animation du groupe de travail et la tenue du calendrier d’actions.

Des avancées concrètes

L’enquête menée a permis de faire émerger les thèmes jugés comme prioritaires par les professionnels. Parmi ceux-ci, des avancées significatives ont pu être opérées sur les problématiques relatives à l’accessibilité à un interlocuteur (notamment RH) et à l’accès à la formation. Ces thèmes reflètent la nécessité de répondre au sentiment d’isolement, et à la question du développement des compétences tout au long du parcours de l’agent.

En effet, pour un professionnel qui œuvre la nuit, les modalités d’échanges sont souvent réduites aux e-mails ou aux conversations téléphoniques. Si celles-ci sont suffisantes pour un certain nombre de contextes et de sujets, il n’en demeure pas moins que l’accès à un interlocuteur en présentiel est un axe fortement plébiscité par les professionnels, notamment pour aborder des sujets complexes. Une réflexion a donc été menée avec les services supports, et plus particulièrement avec les équipes RH, afin d’adapter des permanences aux horaires des professionnels de nuit. Les permanences se réalisent désormais, sur la plupart de nos sites, les deux premiers vendredis de chaque mois (afin de répondre aux professionnels positionnés en semaine paire et ceux en semaine impaire) : une ouverture à 7h00 permet, au détour d’une sortie de nuit, de trouver une porte ouverte et d’échanger plus en détail sur les problématiques rencontrées par les professionnels.

L’isolement perçu l’est également souvent quant aux perspectives d’enrichir son parcours et de développer ses compétences. Prises dans un cercle non vertueux, les difficultés de recrutement rencontrées sur l’ensemble du territoire national ont rendu encore plus complexes les organisations ayant pour but de libérer les professionnels pour des temps de formation. Une approche pragmatique nous a permis de proposer des actions, courtes mais régulières, sur des sujets fortement plébiscités. Il s’agissait de proposer une offre de formation réaliste, répondant à la fois aux besoins de développement de compétences techniques, organisationnelles, mais également de prévoir une démarche de formation/prévention relative à l’exercice d’une activité de nuit, et aux conséquences directes ou indirectes qu’elle peut engendrer. Des ateliers d’une heure quinze (à raison de deux à quatre par an et par professionnel) sont proposés. Ce sont soit des ateliers « compétences » déjà existants mais dont l’organisation a été adaptée aux professionnels de nuit, sur des créneaux 19h00- 20h15 par exemple (avant des prises de fonction généralement), soit des ateliers spécifiques, créés par le collectif de travail et des experts, tels que l’atelier prévention nutrition ou encore l’atelier « kifékoilanuit », séance dynamique et interactive, conçue et animée par l’équipe des cadres de nuit. Cette dernière vise à rompre avec l’idée reçue de l’isolement, en permettant notamment aux nouveaux professionnels d’identifier les personnes ressources présentes la nuit, et les modalités d’y recourir. Un nouvel atelier de gestion de l’agressivité a également été adapté à ce format. Ces temps de formation sont valorisés par l’institution et récupérés à terme.

Le groupe de travail cherche sans cesse à évaluer ses actions, en vue de les réajuster et les enrichir. De nombreux autres projets s’ouvrent à nous pour fin 2024 et l’année 2025 :

- la question de la sécurité de nos professionnels la nuit ;

- le renforcement du lien avec l’encadrement ;

- mais aussi les modalités de retour à un poste de jour lorsque celui-ci est souhaité par l’agent.

Ces axes sont autant de sujets qui nécessitent une mobilisation de tous, en vue de continuer à améliorer les conditions atypiques d’un exercice professionnel de nuit, pour que cette activité soit de plus en plus reconnue et recherchée pour les qualités qu’elle exige. Souhaitons que les professionnels qui assurent cette continuité des soins voient leurs parcours tout autant enrichis, par cette expérience professionnelle de nuit, que l’est notre société par leur travail et le service qu’ils lui rendent.

Encadré 1

Un collectif pluridisciplinaire

Le groupe de travail comportait, dans sa forme initiale, des cadres supérieurs de santé (de soins et médicotechniques), des cadres de santé en poste de nuit, des responsables RH, le service de santé au travail, le service social du personnel, avec la volonté d’associer les compétences nécessaires lors de séances de travail spécifiques (diététicienne, psychologue, responsable formation, etc.). Avant de définir un calendrier de travail, ce collectif s’est retrouvé afin de préciser l’intention de sa mission : s’inscrire dans une démarche d’actions concrètes et réalistes, pour un impact rapide, visible par les professionnels et portant sur leurs attentes. En effet, la réalité du terrain, notamment les difficultés de recrutement de professionnels de nuit, devait être parfaitement intégrée dans nos propositions d’actions, afin que ces dernières puissent voir le jour et qu’elles aient un niveau d’acceptabilité satisfaisant par l’ensemble des organisations.

Ce collectif se réunit en moyenne chaque trimestre et organise, une à deux fois par an, un temps de rencontre auprès des professionnels de nuit. Celui-ci comprend plusieurs objectifs :

- relayer le bilan des actions réalisées (transparence et visibilité) ;

- impliquer les professionnels dans le choix des priorités d’actions (reconnaissance du vécu et de la valeur de la parole de nos professionnels) ;

- montrer le lien entre problématiques vécues et réponses concrètes apportées par le groupe de travail (renforcer la relation de confiance).

Dans leur forme, ces temps de rencontres se veulent simples, fluides, pour une parole libérée, des échanges constructifs et utiles. Ils ne se structurent pas autour d’un support de communication visuel arrêté mais se co-construisent à l’instant T, sous un format de table ronde, avec pour seule ossature le bilan des actions de l’année écoulée et l’objectif de définir ensemble les priorités d’actions pour l’année à venir.