OBJECTIF SOINS n° 0302 du 21/11/2024

 

Interview

ACTUALITÉS

Anne Lise Favier

  

Caroline Chassin, directrice d’hôpital, occupe actuellement le poste de directrice générale adjointe à l’institut Paoli Calmettes, le centre de lutte contre le cancer de Marseille (13). Elle vient d’être distinguée en tant que « Femme de Santé 2024 » pour son travail sur les violences sexistes et sexuelles au sein de la profession.

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la question des violences sexistes et sexuelles à l’hôpital ?

À la suite de mes études qui m’ont amenée à passer le concours de directeur d’hôpital, je me suis investie dans l’associatif en m’interrogeant, notamment au sein de l’Association nationale des directrices et directeurs d’hôpital (ADH), sur le métier de directeur d’hôpital, sa représentation, sa complémentarité avec les autres métiers de l’hôpital. En parallèle, je me suis portée volontaire, au sein du syndicat des managers publics de santé, pour porter le sujet de l’égalité professionnelle. C’est à ce moment-là qu’on a commencé à analyser la situation, dresser la liste des sujets qui posaient problème, identifier ceux sur lesquels on pouvait s’améliorer. Le sujet des violences avait du mal à émerger, même quand on parlait d’égalité professionnelle, on était vite identifiée comme hystérique, féministe, tout avait une connotation négative, et compte tenu de la large représentation des femmes au sein de l’hôpital, c’était considéré comme un non-sujet. Ce qui a tout changé, c’est une enquête réalisée par l’Intersyndicale nationale des internes (ISNI) en 2019 sur les violences sexistes et sexuelles : elle a permis de crever l’abcès. À partir de là, on s’est dit qu’en tant que directeur d’hôpital, nous avions une responsabilité à assumer : ne pas laisser seuls les gens qui ont le courage de mettre le sujet sur la table. Mais plutôt que de faire la leçon aux autres, il fallait d’abord qu’on s’intéresse à ce qui se passait au sein de notre profession et nous avons donc eu l’idée de faire une enquête. Dans le même temps, j’avais reçu un appel de Sarah Eveno, alors élève-directrice à l’EHSP, qui connaissait mon engagement et voulait m’interviewer à ce sujet, pour son mémoire sur les violences sexistes. Nous avons travaillé ensemble pour établir un diagnostic objectif de la situation avec la réalisation d’une enquête au sein de la profession.

En quoi a consisté cette enquête et quels en ont été les résultats ?

Nous avons travaillé sur une question relativement simple : « Au cours de votre vie professionnelle, vous est-il déjà arrivé sur votre lieu de travail de faire l’objet… », avec 11 réponses possibles classées par ordre de gravité, du sexisme ordinaire à l’agression. Par exemple, recevoir des remarques gênantes sur une tenue ou le physique, se faire siffler, faire l’objet de « blagues » ou propos à connotation sexiste ou sexuelle, jusqu’à des faits plus graves comme l’agression sexuelle caractérisée. Près de 300 managers de santé ont répondu, avec 76 % de femmes et 22 % d’hommes, le reste n’ayant pas souhaité le préciser. Lorsque nous avons obtenu les résultats, cela a bousculé notre profession : tout le monde avait la certitude que les violences sexuelles et sexistes, ça n’existait pas chez nous !  Pourtant, l’enquête montrait que parmi les managers de santé, 60 % des répondantes affirmaient avoir déjà été victimes de sexisme et 10 % d’agressions sexuelles, ce qui était énorme. Le jour où l’on a présenté les chiffres, lors du congrès du syndicat, ça a « plombé » l’ambiance : il y avait énormément de questions et de sidération et tout le monde s’est dit qu’il fallait faire de ce sujet une priorité.

Quelles ont été vos propositions ?

On ne pouvait pas agir sur le sexisme sans parler de l’accès des femmes à des postes à responsabilités, et sans aborder la question de l’égalité des rémunérations. On a donc proposé un plan d’actions en travaillant sur quatre axes très complémentaires : l’accès des femmes aux postes à haute responsabilité, l’égalité de la rémunération, l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle et enfin la lutte contre le sexisme et les violences sexuelles. Pour chacun de ces quatre piliers, on a proposé des actions concrètes. Par exemple, sur l’accès des femmes à des fonctions de haute responsabilité, on a étudié toutes les lignes managériales des différents métiers et on a observé que plus on montait dans la hiérarchie, moins il y avait de femmes. On a aussi remarqué que bien que le corps des directeurs d’hôpital soit paritaire depuis au moins 20 ans, dans les faits, il y avait très peu de femmes chefs d’établissements. On s’est aussi rendu compte que même dans les professions plus féminisées, notamment le paramédical, les hommes arrivent plus facilement aux postes de direction. On a donc défendu l’égalité dans les quotas de nomination – jusqu’à présent la loi le fixait à 40 % –, et nous avons été écoutés à travers la loi du 19 juillet 2023 qui vise à renforcer l’accès des femmes aux responsabilités dans la Fonction publique. On s’est également saisi de la question de l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle : en effet, il y a un déséquilibre entre ce qu’assument les femmes dans la sphère familiale et ce qu’on demande aux hommes d’assumer dans la sphère professionnelle. On demande aux hommes d’être omniprésents dans le monde du travail alors qu’ils aspirent de plus en plus à s’occuper aussi de leurs enfants, de leur famille. La parentalité est un des sujets sur lequel on essaye de faire bouger les lignes, pour faire en sorte que les hommes culpabilisent moins de s’occuper de leur sphère familiale, ce qui fera prendre conscience aux manageurs et législateurs qu’il faut, autour de la naissance, un dispositif qui permette aux parents de s’occuper de leur enfant sans compromis pour la carrière professionnelle : lorsque l’on est épanoui à la maison et au travail, cela donne des gens plus heureux, c’est ce vers quoi on doit tendre ! Ces sujets d’égalité ne sont pas un sujet de femmes mais un sujet d’hommes et de femmes.

Quels dispositifs peuvent être mis en place pour prévenir ou prendre en charge les violences sexistes ou sexuelles ?

Il est important de rappeler que le principe de base est la tolérance zéro face à ces agissements. Mais il peut être difficile de rassembler des preuves, de faire en sorte que les victimes souhaitent témoigner, car elles ont souvent peur. Au syndicat, nous avons une petite équipe sensibilisée aux procédures d’accompagnement lorsque des collègues nous appellent et se disent victimes d’agissements sexistes ou d’agressions sexuelles : en tant que manager, l’écoute est primordiale, pour rassurer et aider la victime à passer à l’étape d’après, celle du signalement. Lorsque des faits sont dénoncés, il faut réaliser une enquête : je conseille de faire appel à un cabinet extérieur, rôdé à ce genre de procédure, car c’est lui qui va réaliser l’enquête, mener les auditions et rendre un rapport de manière indépendante et la plus objective qui soit. Ensuite, il faut agir et ne laisser aucun comportement de ce type perdurer dans l’établissement : toute personne identifiée comme ayant un comportement sexiste ou faisant preuve de harcèlement sexuel doit faire l’objet d’une sanction. Il faut aussi mettre en place des actions de sensibilisation sur le sujet : par exemple, à Paoli Calmettes, on a mis en place un questionnaire, pour chaque personne recrutée, qui interroge sur certains types de comportements : « Diriez-vous que cette attitude relève de la blague, d’un comportement sexiste, etc. ». Si jamais la réponse est équivoque, on apporte une explication sur ce qui est acceptable et ne l’est pas, sur ce que dit la loi, on donne des pistes pour aller plus loin, afin que chacun soit sensibilisé. C’est à la fois très déculpabilisant et cela permet de s’informer sur ces comportements, tout en envoyant à chacun un signal très fort selon lequel l’établissement ne peut tolérer aucun comportement de ce type. On peut aussi mettre en place des formations spécifiques, avec des professionnels experts. Pour ma part, j’aime bien travailler avec les stéréotypes de genre : ils montrent la même situation mais représentée par un homme ou au contraire par une femme. Cela fait sentir qu’on n’accorde pas la même attention à une situation si elle est vécue par un homme ou par une femme, on n’utilise pas les mêmes qualificatifs : c’est très intéressant ! C’est par là qu’il faut commencer : on est tous pétri de stéréotypes et même les plus aguerris : ça fait dix ans que je travaille sur le sujet et je me surprends parfois à avoir des remarques… Ces formations éveillent l’esprit, permettent de réfléchir sur le sujet. Beaucoup de choses ont évolué, #metoo a permis de faire bouger les choses !

Comment agir concrètement face à des situations de violences sexistes ou de harcèlement selon qu’on est victime, témoin ou manager ?

Lorsqu’on est victime, il faut trouver le moyen d’en parler à quelqu’un : c’est fondamental. Si on ne trouve pas la bonne écoute, il faut toquer à une autre porte. Il existe plusieurs dispositifs d’écoute. Le soutien extérieur est fondamental : on peut citer le CNG (Centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière – ndlr), certains syndicats comme le nôtre mais aussi, on y pense moins, le défenseur des droits, qui peut être saisi par les victimes. Lorsque l’on est témoin, il faut aller vers la victime et même si ce n’est pas immédiat, ne pas culpabiliser de le faire à distance ; si l’on ne peut pas aller vers elle, alors il faut s’adresser aux autres dispositifs d’écoute. En tant que manager, il est important de connaître les procédures prévues par l’établissement et si on ne les connaît pas, on s’appuie sur son réseau : il existe des référents dans certains établissements qui peuvent constituer une ressource importante. Face à ce genre de situations, on ne prend jamais seul une décision, on discute, on partage pour trouver la solution la plus adaptée.