DOSSIER
Cadre de santé puéricultrice en poste de nuit, Pôle Pédiatrie et Obstétrique-Reproduction-Gynécologie, CHU de Bordeaux
Le cadre de santé en poste de nuit travaille avec la même temporalité que les autres acteurs de nuit. Il œuvre pour faciliter l’activité de soins avec la vision transversale d’un périmètre élargi sur un ou plusieurs pôles, bâtiments et sites. Si cette activité ressemble à celle d’une garde de weekend ou de jour férié, elle en est pourtant différente et mérite d’être mise en lumière.
Nous sommes douze cadres de santé à exercer des fonctions d’encadrement de nuit, sur quatre périmètres différents. Cette activité est méconnue et semble peu attractive. Certains postes restent non pourvus pendant plusieurs mois, ou occupés par des « faisant-fonction » (FF) cadre de santé qui, de par leur parcours de promotion professionnelle, sont amenés à intégrer le cursus en Institut de formation de cadre de santé (IFCS), quittant de fait leur poste de nuit. J’ai moi-même découvert ce métier en tant que « FF » en 2010. Je connaissais bien le périmètre qui m’était confié, le pôle pédiatrie et le pôle obstétrique-reproduction-gynécologie (ORG) : par mon exercice de jour de puéricultrice au lactarium de Bordeaux, j’exerçais déjà en transversalité. Cependant, je me représentais mal mon rôle d’encadrant la nuit. J’allais découvrir le management, qui plus est celui de nuit, et j’appréhendais cette nouvelle situation. Je craignais aussi de ne pas tenir le rythme, d’être très fatiguée. Après une immersion de quelques nuits avec une cadre de santé de nuit chevronnée, rassurée, je me suis lancée dans l’aventure. J’ai beaucoup appris, sur le travail et sur moi-même.
Après l’école des cadres, j’ai exercé en tant que responsable d’unité en néonatalogie puis aux lactariums du CHU de Bordeaux et à la biberonnerie de l’Hôpital des enfants. En 2017, j’ai décidé de retrouver cette activité singulière qui répond aujourd’hui à mes attentes professionnelles et personnelles.
Si les personnels exerçant la nuit sont en relation fonctionnelle directe avec le cadre de nuit durant leur temps de travail commun, ils n’en restent pas moins sous la responsabilité hiérarchique de l’encadrement de jour : les cadres de santé responsables d’unité. Ainsi, une relation collaborative naît entre eux et nous, pouvant concerner à la fois le management d’équipe ou l’accompagnement d’un professionnel en particulier. Modification d’organisation dans le service, dynamique d’équipe, analyse d’événements indésirables, évaluation de compétences des personnels : nombreux sont les sujets à aborder pour permettre la cohérence managériale et la continuité d’encadrement, par courriels, par téléphone ou via des rencontres.
20h00. Je quitte ma famille – des bisous à mes proches, des caresses à mes animaux –, j’attrape mon sac et mon thermos de thé, et je roule à contre-courant de ceux qui terminent leur journée.
20h25. J’arrive à mon bureau, un espace partagé avec un deuxième cadre de santé de nuit. Ma collation de nuit placée au frigo, je m’installe et j’allume mon ordinateur. Ma boîte mail bouillonne de messages. Certains vont impacter grandement ma nuit : ils proviennent de l’encadrement de jour et annoncent les organisations modifiées, les situations sensibles de certains patients.
20h30. La puéricultrice de flux du pôle de pédiatrie, qui clôture sa journée, me transmet les données nécessaires pour gérer les orientations des patients qui seront hospitalisés pour les prochaines dix heures et demie : fréquentation des urgences, nombre de lits vacants, problématiques de charge de travail, situations psychosociales préoccupantes. Elle dresse un tableau éloquent de cet « hôpital des petits », le pôle pédiatrique, au cœur de ce « grand hôpital », le CHU de Bordeaux, avant de me souhaiter une belle nuit, et parfois, un bon courage.
21h05. J’identifie déjà où pourront être mes points de blocage et mes pistes de solution au regard du flux entrant de patients. Après un échange avec le médecin sénior des urgences, je réalise un point de consigne aux personnels des urgences.
21h10. En bonne soignante, je « prends la température » de mon deuxième patient, la « maternité ». Cette appellation est bien réductrice pour ce pôle complet qui accueille en hospitalisation des femmes, des mères et des bébés. Nous y croisons aussi des hommes, les pères bien sûr, mais aussi des patients relevant de l’urologie. Contact est pris avec le centre névralgique du pôle ORG : la salle de naissance, toujours en lien étroit avec les urgences gynéco-obstétricales. Il y a beaucoup de sens à unir ces deux pôles – pédiatrie et ORG – par le management : leurs flux communiquent sans cesse, en particulier par la filière néonatale. Les données collectées auprès des sages-femmes, telles que le nombre de parturientes en salle de naissance, leur terme, l’avancée de leur travail, leur situation de santé et celle de leur fœtus, les lits d’aval vacants, sont autant de « coups de crayon » qui achèvent de mettre en perspective la vision globale du cadre de nuit. Je donne le « La » aux équipes en place comme je l’ai fait en pédiatrie. Je coordonne à l’échelle de chaque pôle, mes priorités sont posées. Ce ne sont jamais les mêmes, nuit après nuit.
22h18. Le téléphone sonne. Pierre, auxiliaire de puériculture, a eu Mathilde au téléphone. La puéricultrice l’a prévenu qu’elle est malade et ne viendra pas à 6h45 assurer son poste. Non, Pierre ne sait pas combien de temps elle sera absente. Un coup d’œil à la pendule, trop tard pour contacter les professionnels chez eux, j’ai la nuit pour gérer cela. J’écris dans mon carnet pour ne pas oublier : heure, nom, service, problème. C’est le premier pour ce soir, mais je ne sais pas encore combien j’en aurai. La nuit, c’est l’inconnu.
23h00. Je suis au déchocage néonatal. Le fracas des portes. Un brancard file au bloc opératoire, une femme est césarisée en urgence, elle saigne beaucoup. Le temps ne se suspend pas, non, il s’accélère, tout le monde œuvre. Il y a le temps du bloc, et il y a « l’après » : Mme B. est transférée en réanimation, tandis que son bébé, Théophile, passe entre les mains expertes des pédiatres et des puéricultrices. Ils sont occupés, la concentration est là. Une fois que je me suis assurée que le personnel et le matériel est suffisant, je m’éclipse.
00h15. Je suis appelée aux urgences pédiatriques. J’y arrive après avoir parcouru deux longues passerelles et plusieurs couloirs. Un mineur de treize ans, présentant des blessures aux bras, s’est présenté seul. D’où vient-il ? Où sont ses parents ? Que lui est-il arrivé ? Les soignants s’occupent de lui. De mon côté, plusieurs appels plus tard, la situation prend sens : Yanis, confié aux services de protection de l’enfance, a fugué de son foyer d’hébergement après avoir brisé une vitre lors d’une crise clastique. Son père est incarcéré, déchu de ses droits parentaux, sa mère bénéficie de droits de visites médiatisés. Informée, elle ne sera pas autorisée à venir le voir à l’hôpital cette nuit. Après les soins de ses plaies, réalisés par Marie la puéricultrice avec Sophie, l’auxiliaire de puériculture, rassurante et contenante, le médecin valide le retour au foyer de Yanis, qui est calme et coopérant. J’organise cela avec les éducateurs du foyer et en informe le directeur de garde.
01h23. Un appel téléphonique m’interrompt. Je repars en service : de l’eau coule sous la porte d’une salle de bains, elle semble venir du plafond, le PC sécurité est sur place pour sécuriser la zone. Une fuite modérée sur un tuyau d’eau chaude est rapidement identifiée. Cependant, à cette heure-ci, les ressources techniques sont différentes : l’eau sera coupée et la réparation sera réalisée en journée. Je coordonne le changement de chambre du patient, sollicite le personnel de bionettoyage et vérifie la sécurisation du périmètre.
02h15. Dans ce même service, c’est l’occasion de rencontrer Marie-Hélène, une nouvelle professionnelle du pool de remplacement-suppléance. En pédiatrie, l’encadrement de nuit est en responsabilité hiérarchique des personnels du pool, en binôme avec des cadres de jour : six puéricultrices et six auxiliaires de puériculture. Marie-Hélène et moi échangeons sur l’organisation de son planning. J’en profite pour lui donner un certain nombre d’informations institutionnelles. Dans l’environnement intimiste de la nuit, le tête-à-tête est favorable à la création d’une relation de confiance. Le périmètre du cadre de santé de nuit étant très large, le temps passé dans chaque service est assez court. C’est la confiance qui permettra à Marie-Hélène de nous solliciter quand elle sera en difficulté.
02h12, 02h45, 02h52… Accident de travail, situation d’agressivité, panne informatique, accompagnement palliatif difficile, tension entre professionnels : les sollicitations se suivent et ne se ressemblent pas. Notre collaboration avec les équipes médicales et les échanges avec le directeur de garde éclairent les situations d’un regard pluriel.
03h30. Vient le temps du repas, ou d’une collation, seul ou parfois partagé, jamais à la même heure. Le rythme biologique s’apprivoise après quelques semaines. Nous accompagnons les nouveaux personnels, avec l’aide du service de santé au travail, à identifier les risques. Il faut être à l’écoute de ses besoins : une mauvaise gestion de son alimentation ou de son sommeil peut être à l’origine de « coups de fatigue », d’une baisse de vigilance préjudiciable à la qualité ou à la sécurité des soins, ou bien, être accidentogène pour le professionnel lui-même, sur son trajet travail-domicile par exemple. Notre rôle est aussi préventif. Le temps de travail de nuit est réglementé à 32h30 hebdomadaires pour protéger les salariés. Cette vie « en décalé » répond parfois à un besoin personnel de bénéficier de temps en journée tout en maintenant une activité professionnelle. Les horaires hospitaliers ne permettent pas toujours une organisation familiale satisfaisante, le roulement de nuit est plus stable. Tout cela favorise l’équilibre tant recherché entre la vie professionnelle et la vie personnelle.
Loin d’exercer de manière isolée, le cadre de nuit est en lien permanent avec ses collaborateurs des services la nuit et de l’encadrement de jour. Certes, on croise peu de monde dans les couloirs, mais de nombreux métiers sont représentés la nuit.
L’encadrement de nuit a mené, dans le cadre du dispositif des Ateliers Compétences et Sécurité des Soins, l’action de formation « kiféquoilanuit », ouvert à tout professionnel exerçant de nuit. Pour améliorer l’accessibilité aux formations, ainsi que la qualité de vie et les conditions de travail, ils se déroulent à 19h00, avant la prise de poste à 20h30. Bien connaître son environnement humain, c’est identifier des ressources aidantes et rompre avec le sentiment d’isolement exprimé par certains. Chacun a son domaine d’expertise, et ensemble, nous trouvons des réponses. Par ailleurs, concevoir les outils pédagogiques et animer cet atelier a été l’occasion, pour Julie Crehalet, faisant fonction cadre de santé de nuit du groupe hospitalier sud et moi-même, d’exercer notre créativité, et pour moi de développer des compétences informatiques nouvelles. Quant à la co-animation avec ma collègue Vanessa Alves, cadre de santé au groupe hospitalier de Saint-André, elle a renforcé nos liens professionnels, entre nous et avec les équipes. Chacun est valorisé. Le sentiment d’appartenance au même groupe et la reconnaissance au travail restent des leviers de satisfaction et de motivation importants pour les personnels de nuit aussi. Souvent, les personnels de jour s’identifient à leur service, en disant par exemple : « Je suis infirmière en chirurgie orthopédique », mais les personnels de nuit s’identifient davantage à l’échelle d’une spécialité ou d’un pôle et de la nuit : « Je suis puéricultrice de nuit en pédiatrie ». Leur équipe, c’est leurs voisins de palier et ceux des étages contigus, car c’est avec les collègues physiquement proches qu’ils résolvent un certain nombre de difficultés : matériel ou médicament manquant, aide pour perfuser un patient, etc. Pour ma part, je me sens appartenir à l’équipe de nuit tout entière. Nous partageons notre temps et notre réalité.
06h45. Les urgences pédiatriques sont calmes, je décide qu’une puéricultrice de jour des urgences ira remplacer Mathilde, l’infirmière de médecine, pour quelques heures. J’accompagne Joséphine, tout en la rassurant, je lui explique les missions qui seront les siennes ce matin.
La diffusion d’un compte-rendu de garde, écrit tout au long de cette nuit, permet de tracer les problématiques rencontrées et les choix organisationnels posés pour permettre la sécurité des usagers et des professionnels. Le fait d’être une équipe de quatre cadres présents par nuit sur un établissement de la taille du CHU de Bordeaux, nous permet d’échanger pour effectuer les meilleurs choix possibles face aux problématiques de nuit. Si ce compte rendu met en lumière les activités, il expose aussi son rédacteur. Concentrée, j’ai repris mes notes de la nuit. Il faut du temps pour maîtriser les codes de communication dans ce document largement diffusé. Il faut être clair – écrire « ce mardi à 7h00 » est plus précis que « demain matin » –, et des transmissions objectives, concises et ciblées sont réalisées sur le mode « Données, Actions, Résultats » : il ne s’agit pas d’un rapport d’activité. Il est utile pour cela de s’imaginer à la place des lecteurs, cadres, cadres supérieurs, directeurs, qui arrivent à leur poste de travail. Il n’est pas rare de relire une cible complexe ou un mail sensible à plusieurs avant leur envoi à 07h00.
06h59. J’ai passé le relais. Mon travail de cadre de santé en poste de nuit s’achève pour quelques heures.
07h10. Je quitte l’hôpital, toujours à contre-courant de la circulation automobile. Je pense à Madame B., la maman de Théophile, qui est en réanimation. Je ne le sais pas encore, mais demain, quand ils iront mieux tous les deux, vers 04h00, après avoir coordonné les soins de la mère et du nourrisson, c’est moi qui lui amènerai son bébé, et ils se découvriront tendrement dans la douce pénombre de la nuit, sous le regard discret et vigilant de soignants attendris.
Il existe bien sûr une certaine routine en filigrane, mais ce travail nous fait souvent rencontrer des situations inédites. J’aime à dire que le cadre de santé se transforme parfois en enquêteur de terrain : pour comprendre et accompagner avec justesse les professionnels dans leurs missions, il doit bien connaître son environnement, collecter des informations nécessaires et suffisantes pour poser les bons choix, trouver un matériel spécifique pour une procédure pointue, identifier le professionnel compétent qui sera à même d’être ressource pour celui qui est auprès du patient.