ÉTHIQUE
Cadre de santé formateur, Ifsi Toulouse, M2 Sciences de l’éducation, parcours Professionnalisation de la formation et de l’accompagnement, Université Jean-Jaurès, ToulouseFormateur Ifsi, Toulouse, M2 Éthique et recherche, Université Paul-Sabatier, Toulouse, diplôme universitaire Intelligence artificielle en santé, Université Paris-Descartes
L’identité narrative d’une personne renvoie à sa capacité de mettre son histoire en récit. En cas de trouble psychique, le rapport à la réalité et aux autres peut être perturbé, ce qui rend cette démarche complexe. Le rôle du soignant vise à accompagner le patient, par son écoute et sa disponibilité, afin de l’amener à donner du sens à son parcours et aux événements de son existence. Dans ce contexte, la médecine narrative est au service de la rencontre et de l’alliance thérapeutique.
Publié dans les années 1990, le philosophe Paul Ricœur, au travers de la cinquième et sixième étude qui composent Soi-même comme un autre, consacre sa réflexion à l’analyse du sujet, à ce qui constitue l’identité personnelle et le maintien de soi. Il se propose de montrer que c’est dans le cadre de la théorie narrative que « la dialectique concrète de l’ipséité et de la mêmeté […] atteint son plein épanouissement » et « de remettre ici en chantier la théorie narrative […] à la constitution du soi » (Ricœur, 1990, p. 138).
La notion très complexe d’identité narrative posée par Paul Ricœur permet de dépasser une sorte de débat entre deux conceptions de l’identité : l’identité-idem et l’identité-ipséité. De façon très simple, l’identité-idem ou mêmeté se rattache à l’idée que l’identité du sujet serait stable, permanente, linéaire, avec l’idée d’un sujet parfaitement identique, toujours répété, forme de « continuité ininterrompue » à lui-même à travers le temps (Ricœur, 1990, p. 144).
À l’inverse, l’identité-ipséité permet de poser d’autres modalités d’identités et se rattache à l’idée qu’un sujet exclusivement stable et continu n’est qu’imagination et croyance, et que nous n’avons affaire qu’à de l’impermanence, à des variations.
Comme le rappelle Pierre Guenancia, le « Moi » ne se superpose pas indéfiniment sur lui-même : il s’agit d’une réalité en évolution, en changement. En somme, l’ipséité désigne une part de multiplicité au cœur de l’identité personnelle.
Afin de dépasser cette contradiction de l’identité-mêmeté et de l’identité-ipséité, le philosophe développe l’idée d’une identité narrative. Celle-ci se traduit par la capacité de la personne de mettre en récit les évènements de son existence. C’est le récit biographique, qui doit, selon Ricœur, permettre d’articuler cette partie mouvante de l’identité-ispéité à l’identité-mêmeté afin la rendre constitutive de l’identité personnelle : « C’est dans le cadre de la théorie narrative que la dialectique concrète de l’ipséité et de la mêmeté […] atteint son plein épanouissement » (Ricœur, 1990, p. 138).
En d’autres termes, « Si les histoires que les gens se racontent décrivent leur vie, en retour elles modèlent leur existence et constituent une identité dynamique. » En racontant notre vie ou des épisodes de celle-ci, « nous en construisons ou reconstruisons la cohésion. »
La santé mentale contient de nombreux champs d’étude. Celui de la narration en fait partie intégrante car il correspond à la manière dont les individus se décrivent, s’imaginent, se livrent. La maladie et ses conséquences, la fin de vie et les questions existentielles qu’elle suppose, certaines pathologies psychiatriques… interrogent le sujet, tout au long de sa vie, sur son identité. Ajoutons que le développement des techniques et technologies dans les soins questionne aussi le sujet sur la place qu’il occupe dans la relation soignant-soigné. De plus, une étude a montré qu’en moyenne, le patient, lorsqu’il raconte l’histoire de sa maladie, ne dispose que de dix-huit secondes avant que son médecin ne l’interrompe pour lui poser la première question de l’interrogatoire (Charon, Goupy, 2018, p. 33).
En réaction, la médecine narrative s’est développée à l’université Columbia, aux États-unis, dans les années 2000. Elle correspond à une nouvelle approche des soins centrée sur le patient. Passionnée de littérature, Rita Charon a eu l’idée ingénieuse de la mettre au service de sa pratique clinique et universitaire de médecin, en trouvant des points communs entre littérature et médecine, l’histoire de la maladie se présentant comme une construction de textes. Cet engouement pour la médecine narrative ces dernières années montre que celle-ci répond à un besoin urgent des professionnels de santé du terrain de repenser la place de la relation soignant-patient dans l’acte de soin.
La médecine narrative, explique Rita Charon, donne aux cliniciens « la compétence de reconnaître, absorber, interpréter et être ému par les histoires de maladies » (Charon, 2018, p. 25). Il s’agit donc en premier lieu de reconnaître qu’au-delà de la nécessité d’énoncer les symptômes qui motivent la demande de soin, le patient a besoin de raconter une histoire afin de pouvoir donner du sens à ce qui lui arrive. Absorber l’histoire, pour le clinicien, c’est être capable d’offrir un espace au patient afin d’accueillir son récit. Interpréter une histoire signifie de garder ouvertes des interprétations possibles. Enfin, être ému par l’histoire de la maladie, conclut Charon, est associé à l’empathie.
Charon (2018) démontre que la spécificité de la médecine narrative est d’accorder de l’importance à la richesse du récit réalisé par le patient. Il va de soi que le temps de l’écoute par les soignants conditionne la qualité de la prise en charge. Afin de rendre accessible la narratologie aux cliniciens, Charon propose une grille adaptée à l’analyse du récit, étudiant le cadre de celui-ci, la forme, le temps, l’intrigue, le désir.
Le travail du soignant en psychiatrie est (entre autres) de permettre au patient de retisser la trame de son existence ou, du moins, d’en remettre en ordre les éléments dispersés. Les événements de vie, la pathologie, rendent cet exercice complexe tant pour le soignant que pour la personne soignée. Le rapport au réel et à l’autre, souvent perturbé, complexifie cette tâche. Comme l’affirment Coopman et Janssen (2010), « La narration de [sa propre] histoire permet de lier ce qui apparaît comme ruptures et discontinuités en produisant des effets de sens ».
Replacer le sujet au centre de son expérience et lui permettre de faire sens nous renvoie, en tant que soignant, à notre modèle du prendre soin.
Walter Hesbeen (1999) définit le prendre soin comme « l’intention de porter une attention particulière à une personne qui vit une situation qui lui est particulière et ce, dans une perspective de lui venir en aide, de contribuer à son bien-être, à sa santé ». Au-delà de cette intention, l’objectif du soignant est d’accompagner la personne dans sa subjectivation.
La subjectivation est un processus, en partie inconscient, par lequel un individu se reconnaît dans sa manière de donner sens au réel, au moyen de son activité de symbolisation. Ce processus nécessite la participation d’autrui. Il s’agit ici d’un double enjeu et d’un double bénéfice : pour la personne soignée, la possibilité de retracer son parcours dans sa maladie, de reconstruire, réorganiser les fragments épars liés aux troubles, pour le soignant de comprendre ce parcours, d’en saisir la singularité et de nourrir son raisonnement clinique.
Roselyne Orofiamma (2022) s’intéresse au « travail de narration dans le récit de vie » et met en exergue les possibilités qui s’offrent au sujet au travers de son récit : « la possibilité de raconter une histoire parmi d’autres possibles, de traiter la vie comme une histoire », de s’ouvrir à soi-même, « de mettre en forme l’expérience » et surtout, de situer le récit « entre la réalité historique et la réalité psychique ».
Dominique Friard (2022) aborde la spécificité du raisonnement clinique en psychiatrie en ce qu’il « tient à la nécessité de tenir compte du contexte de la rencontre avec le patient, des mécanismes de défense mis en jeu, des modulations induites par les interactions soignants-soignés. Il est ainsi possible de mieux comprendre les processus en jeu dans le raisonnement clinique, mais aussi de voir comment le soignant peut nourrir ses intuitions et sa démarche hypothético-déductive, qui ne s'opposent pas mais se complètent. »
Fréderic Mougeot (2021) propose de définir la clinique de l’infirmier en psychiatrie « comme ce qui confère un sens au quotidien psychiatrique » et « façonne l’expérience des acteurs ». La clinique est la base théorique qui soutient le travail institutionnel du soignant auprès de la personne soignée. Elle est le médiateur de la rencontre. Elle donne les pistes des actions soignantes.
En psychiatrie et en santé mentale, le patient doit faire face à des troubles et symptômes qui altèrent la perception et le jugement. Ceux-ci s’expriment de plusieurs manières : délires, hallucinations, altération de l’humeur, troubles anxieux, etc. Ils modifient le rapport à la réalité et aux relations interpersonnelles. Dans ces contextes pathologiques, la souffrance du sujet peut constituer un frein à l’élaboration de la subjectivation. Pourtant, cette mise en perspective est un atout dans le processus d’amélioration et/ou d’acceptation du patient.
Henri Grivois (1998), psychiatre et psychanalyste, en fait d’ailleurs son postulat. Il s’intéresse plus particulièrement au premier épisode psychotique aigu : « Cette expérience vertigineuse, totalement réelle et en contradiction tout aussi totale avec ce que le patient sait par ailleurs être la réalité, est proprement indicible ». Grivois accompagne le patient dans son expérience psychotique. Il cherche à faire émerger le sens que donne le sujet à ses troubles. Il favorise et recherche l’expression du sujet sur cette expérience singulière et les liens qu’il peut établir au regard de son histoire.
Il faut donc aller à la rencontre du sujet et construire une alliance thérapeutique.
La rencontre, en psychiatrie, signifie aller vers l’autre, se rendre disponible, proposer la relation. Il faut parfois que le soignant provoque celle-ci, et à d’autres moments, c’est le patient qui l’initie. Rencontrer suppose d’instaurer la confiance, des rituels, des espaces propices…
La rencontre est un préalable à l’alliance thérapeutique qui est la collaboration mutuelle, le partenariat, entre le patient et le soignant. De cette collaboration émergent des possibles multiples : projets de soins, accompagnement, etc. C’est à Sigmund Freud que nous devons l’origine de ce concept. En 1913, il définit l’alliance thérapeutique en termes de compréhension bienveillante de la part du soignant qui permet de développer avec le patient une communauté d’intérêt et un engagement réciproque (Boyd, 2012).
L’alliance donne la possibilité de la relation d’aide au sens rogérien du terme (Daval, 2008). Il s’agit d’une alliance entre un sujet en souffrance et un sujet dont la fonction est d’accueillir. La pratique de l’écoute active dans la relation d’aide conduit le soignant à reconstruire l’histoire du patient. Cette histoire réincorporée par le sujet fait sens pour lui-même et pour le soignant, d’autant plus que celui-ci en conservera la trace.
Betbèze et Ostermann (2022) qualifient la rencontre dans la médecine narrative comme « une relation entre le soignant et le patient mais aussi une relation du patient à lui-même, à sa propre maladie ». Ils y voient un bénéfice de part et d’autre de la relation : « le patient redevient acteur et auteur d’une vie morcelée, et le soignant a l’occasion d’aborder le contre-transfert ». La fonction soignante, dans sa dimension d’aide qui accompagne le sujet à se réapproprier son histoire, est illustrée par les travaux de Wilfred Bion (1963), notamment sur la « fonction-alpha ».
La mère décode les sensations brutes de son enfant. Ces sensations sont, pour Bion, les « éléments béta ». Cette fonction de décodage est appelée « fonction alpha ». Les éléments décodés et assimilés par l’enfant sont alors désignés par « éléments alpha ». La fonction alpha participe à l’intégration des sens par l’enfant. La mère prête son « appareil à penser les pensées » pour transformer les éléments béta en éléments alpha et permettre un processus de symbolisation. Le soignant est amené à prêter son « appareil à penser les pensées » dans un désir de contenance psychique. Les éléments béta du patient peuvent alors être symbolisés. La fonction maternante du soignant est réceptrice des besoins et traductrice des sensations internes de l’environnement du sujet pris en soins. Sans ce travail conjoint, le processus de construction narrative est empêché. Le soignant, par les techniques d’entretiens, les reformulations, relances et résumés, clarifie le récit et le propose au patient en retour.
Il est intéressant ici de se référer à Winnicott (1992) et aux trois dimensions du soin que sont le holding, le handling et l’object-presenting :
- le holding renvoie à la contenance psychique et au fait que le soignant, en étant garant du cadre, assure un environnement sécure et protecteur. Il est le témoin et le gardien de l’histoire du patient. Le holding correspond à la capacité de contenir les angoisses par le fait de renvoyer au patient la réalité et la continuité de son vécu ;
- le handling correspond à la manière dont le soignant « prend soin » des patients, la façon dont il les accompagne. La qualité de l’alliance thérapeutique, la posture de non-jugement et « l’acceptation inconditionnelle du sujet » (Daval) participent à prendre soin du récit narratif ;
- l’object-presenting désigne la façon dont « le monde » est présenté à la personne soignée : la continuité des soins, la stabilité de l’équipe, la congruence du cadre thérapeutique, donnent à voir un environnement sécure pour le patient et son histoire. Celui-ci peut déposer en sécurité des actes et des mots.
Dominique Friard (2024) déclare à propos de l’écoute que : « Il ne suffit pas d’écouter, de se laisser traverser par les propos du patient, il faut aussi les retraiter pour lui renvoyer quelque chose, lui signifier qu’on l’a bien entendu, lui transmettre un avis de réception ». Effectivement, pour accompagner le sujet dans la construction de son processus narratif, il faut incorporer les éléments qui nous sont livrés, les ordonner, les assimiler et les reproposer. Cela implique d’être présent dans la rencontre, attentif à l’autre et disponible. Cela demande aussi d’utiliser des techniques de reformulations, relances, résumés pour confronter, comparer, différencier, affirmer tout ce que nous propose le patient, et lui proposer la version la plus juste de son histoire. Celui-ci choisira de cheminer ou non sur cette passerelle.
Dans l’article : « Médecine narrative et psychiatrie » (2021), les auteurs mettent en évidence la corrélation de la sémiologie psychiatrique et de la parole comme agents du « récit de soi ». La fonction du récit est également de se mettre au service de la rencontre et de l’alliance, comme nous l’avons déjà évoqué, par « une reconnaissance mutuelle » entre un soignant et son patient.
Les auteurs évoquent le rôle que joue la maladie mentale dans le récit, et l’effet des troubles sur le processus narratif. Ces effets n’auront pas le même retentissement en fonction de la singularité des troubles, qu’ils soient psychotiques, de l’humeur ou de la personnalité.
Pierre-Yves Gaye, l’un des auteurs de cet article, est décédé le 1er août 2024. En accord avec sa famille, Objectf Soins & Management souhaite lui rendre hommage par la publication de cet article.
- Betbèze, J., & Ostermann, G. (2022). De la médecine narrative à la thérapie narrative. Médecine des maladies métaboliques 16(4), 310‑314.
- Bion, W. (1979). Aux sources de l’expérience. PUF.
- Bioy, A. & Bachelart, M. (2010). L’alliance thérapeutique : historique, recherches et perspectives cliniques. Perspectives Psy 49, 317-326. https://www.cairn.info/revue--2010-4-page-317.htm.
- Cabestan.P (2015) Qui suis-je ? Identité-ipse, identité-idem et identité narrative, Le Philosophoire 2015/1, n° 43, 151-160.
- Charon, R., Goupy, F., Le Jeune, C. (2018), La médecine narrative, une révolution psychologique ? Med-Line éditions.
- Coopman, A.-L., & Janssen, C. (2010). La narration de soi en groupe : Le récit comme tissage du lien social: Cahiers de psychologie clinique n° 34(1), 119‑134.
- Daval, R. (2008). Les fondements philosophiques de la pensée de Carl Rogers. Approche centrée sur la personne. Pratique et recherche 8, 5-20.
- Dzierzynski, N., Seret-Bégué, D., Goupy, F. (2021). Médecine narrative et psychiatrie. Psychiatrie, sciences humaines et neurosciences 2021/2, Vol. 19, 2, 69-79.
- Friard, D. (2024). Un fil d’Ariane pour l’entretien clinique. Santé mentale 284, 40-45.
- Friard, D. (2022). Raisonnement clinique en psychiatrie : Un entretien d’accueil infirmier décisif. Seli Arslan.
- Grivois, H., & Grosso, L. (1998). La schizophrénie débutante. John Libbey Eurotext.
- Hesbeen, W. (1999). Le caring est-il prendre soin ? Perspective soignante 4, 1-20.
- Mougeot, F. (2019). Le travail des infirmiers en hôpital psychiatrique. Érès.
- Orofiamma & Josselson, S. D. (2022). Le travail de la narration dans le récit de vie : Souci et soin de soi, liens et frontières entre histoire de vie, psychothérapies et psychanalyse. L’Harmattan.
- Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Points-essai.
- Ryckel, C., Delvigne, F. (2010). La construction de l’identité par le récit. Psychothérapies 2010/4 Vol. 30, 229-240.
- Tétaz, JM. (2014). L'identité narrative comme théorie de la subjectivité pratique. Un essai de reconstruction de la conception de Paul Ricœur. Études théologiques et religieuses 2014/4, tome 89, 463-494.
- Truc, G. (2005), Une désillusion narrative ? De Bourdieu à Ricœur en sociologie. Tracés n° 8, 47-67.
- Winnicott, D. W. (1992). Le bébé et sa mère. Payot.