DOSSIER
Coordinatrice pédagogique, cadre de santé formatrice, rédactrice en chef
Les voix des professionnels de santé qui travaillent de nuit sont essentielles pour comprendre les réalités de ce métier encore trop méconnu. Objectif Soins & Management a souhaité donner la parole à ses auteurs qui avaient connu une expérience de nuit. Leurs témoignages mettent en lumière les spécificités, les difficultés et les satisfactions liées à l’exercice de leurs fonctions durant les heures nocturnes.
Cet article, qui s’appuie sur des témoignages et qui vient compléter les écrits de ce dossier d’Objectif Soins & Management, a pour objectif d’explorer en profondeur les enjeux du travail de nuit à l’hôpital, en croisant des expériences de terrain de soignants, leurs visions et leurs défis liés à l’organisation du travail de nuit, la qualité des soins, la sécurité des patients et des professionnels. Ainsi, plutôt qu’un simple recueil de témoignages, il est le fruit d’une véritable collaboration entre des acteurs du terrain, qui sont aussi des auteurs de notre revue. En partageant leurs expériences avec beaucoup d’enthousiasme, ils ont créé un espace de réflexion, de nuance, de singularité et d’échanges autour des enjeux du travail de nuit.
Cette dynamique collective nous permet d’enrichir notre compréhension de cette réalité complexe et de mettre en évidence les besoins, les attentes et les préoccupations concrètes des professionnels.
Ainsi, Christine Paillard, docteur en sciences du langage, lexicographe et documentaliste à l’Institut de formation des cadres de santé (IFCS) de Nanterre, nous propose une très singulière définition conceptuelle de la nuit.
« La nuit est caractérisée par l’absence de lumière et par la présence de l’obscurité dans laquelle chacun se retrouve plongé à la surface de la Terre qui ne reçoit plus, à cause de sa position par rapport au soleil, de lumière solaire(1). Dans ce laps de temps qui s’écoule du coucher au lever du soleil, l’activité nocturne des infirmiers suppose de veiller au sommeil des personnes soignées. Il convient aussi de prévenir, d’agir sur l’état de leur santé mentale. Les horaires décalés peuvent en effet comporter des « atteintes à la santé (syndrome du travailleur posté), un déséquilibre socio-familial (marginalisation) mais aussi des perturbations des capacités de travail (chute de vigilance, charge de travail accrue, fiabilité amoindrie... »(2).
La fatigue associée à la surveillance soutenue des angoisses crépusculaires des patients implique une équipe préparée, prête à travailler sous une lumière artificielle traversant les couloirs silencieux.
Anne Perraut Soliveres a bien décrit, dans son ouvrage Infirmières, le savoir de la nuit(3), une pratique infirmière intemporelle exercée à l’ombre de son institution. Pour elle, il existe des perturbations associées au travail de nuit (problèmes d’approvisionnement, incidents techniques amplifiés la nuit, repos très perturbé, des patients mobilisant l’attention de l’infirmière au détriment du temps qu’elle doit consacrer aux autres patients…). Elle y souligne que malgré une fatigue qui ne cède jamais, travailler la nuit procure un sentiment de liberté d’agir. La solitude oblige à composer avec les collègues des autres services, ce qui permet de développer une solidarité qui n’existe pas le jour.
D’après l’article « Travailler de nuit en médecine intensive et réanimation »(4), la collaboration d’une équipe soignante permet de s’appuyer sur un réseau solidaire et aide à « faire face à la grande majorité des situations. Les soignants de l’ombre pourraient être stigmatisés alors qu’ils sont plus exposés. Une enquête(5) a permis de révéler qu’une majorité de soignants travaillant la nuit – toutes catégories confondues – mettent en avant un manque de moyens, l’insécurité, un besoin de reconnaissance et de perspectives de carrière. Les sages-femmes présentent des enjeux spécifiques (conditions de travail, stress). »
« Les veilleuses » : c’est ainsi que Florence Gori Métézeau, cadre de santé formatrice, désigne avec beaucoup de respect les infirmières et aides-soignantes qui assurent la continuité des soins durant la nuit. Arrivant au crépuscule, elles entament leur ronde, guidées par le désir d’apporter réconfort et soins aux patients.
« Elles sont infirmières, aides-soignantes. Elles sont l’équipe de nuit. Elles arrivent dans l’effervescence de la soirée, les transmissions, quelques mots échangés avec les collègues de jour, et la veille commence. Veiller, c’est ne pas dormir à l’heure où tous se reposent. Veiller, c’est porter une attention particulière à autrui. Veiller, c’est soigner.
La veilleuse, petite lumière dans la nuit, rassure. C’est une présence de vie à l’heure où les angoisses de mort surgissent. Dans les couloirs sombres de l’hôpital, la mort rôde. C’est une présence de vie à l’heure où la solitude envahit les pensées des vulnérables. Alors, les veilleuses veillent. Sans elles, comment se laisser aller au sommeil ?
Elles veillent. Leurs pas feutrés sont une présence rassurante.
Chuchoter, surveiller, administrer, recouvrir, compter les mouvements respiratoires, nurser, soulager, écouter. Leurs gestes et leurs soins bercent notre sommeil. Elles accueillent nos angoisses, nos mots et nos maux, à l’heure où il est possible de s’assoir au coin du lit, l’heure où cette proximité, cette intimité, est possible, parfois nécessaire. Elles tiennent la main, elles bordent, elles maternent.
Glisser dans un sommeil d’enfant, lutter contre la détresse.
Veilleuse, une lueur qui empêche le noir, une lumière continue, pour la continuité des soins.
Sans elles, sans leur relais, pas d’hôpital.
Seules, elles font face, elles évaluent, elles décident, elles agissent. Pas ou peu de pair sur qui s’appuyer, prendre la bonne décision, adopter le bon geste.
Trop souvent méprisées par les professionnels de jour, elles constituent ce maillon indispensable du soin. Plus encore, elles incarnent le soin, l’infirmière qui prend la main, l’aide-soignante qui nurse. Elles incarnent ce qui a, à un moment, attiré toutes celles et tous ceux qui se sont tournés vers les métiers du soin.
C’est au petit matin qu’elles ’rendent‘ leur service à l’équipe de jour, celle qui est dans la lumière, poursuivant ce cycle de soin ininterrompu. Elles sont le lien, le soin. »
Pour Pascale Beloni, maîtresse de conférences PhD, associée au département universitaire de sciences Infirmières de la Faculté de médecine de Limoges, et Jean Toniolo, infirmier PhD et chercheur dans le même département, la nuit est un « espace entre vécu et imaginaire, qui s’entoure de mystère et tient une place particulière dans nos sociétés. Vécue, parfois auprès des patients comme angoissante, elle peut être aussi propice aux confidences. Ce rythme particulier, lumière baissée, met en exergue les bruits, les odeurs, les pensées, mais aussi le silence, parfois la notion d’oubli. Par ailleurs, dans le contexte du travail infirmier, la nuit est un temps privilégié d’accompagnement comme suspendu, favorable aux échanges, aux confidences, aux rapprochements humains.
Dans l’histoire, les nuits étaient effectuées par des ‘garde-malades’, personnels sans qualification qui devaient veiller sur le sommeil des patients. Au fur et à mesure que les soins sont devenus plus techniques et que les exigences de qualité sont devenues plus élevées, les personnels de nuit ont gagné en qualification.
En effet, les soins de nuit et les compétences professionnelles de ces personnels sont différents, l’atmosphère de la nuit et les besoins des patients entraînent une modification des façons de faire des infirmiers(6). La prise en charge globale et individualisée est réalisée en complémentarité des soins prodigués le jour à l’hôpital. La notion de continuité des soins prend alors tout son sens car le niveau d’angoisse d’un patient peut être déterminant sur le déroulement de la nuit. Enfin, citons les exigences relationnelles, liées à l’état des patients plus vulnérables la nuit du fait du départ de l'entourage et du silence qui s'installe dans le service(7,8). »
Après avoir jeté un pont entre la théorie et la pratique, il est temps de franchir le pas et d’écouter les voix de ceux qui vivent ou ont vécu au cœur de la nuit. Car les définitions, aussi précises soient-elles, ne peuvent rendre compte de la richesse et de la complexité qu’est le travail de nuit, dans une carrière professionnelle.
Pour Isabelle Fouet, cadre de santé, la nuit est « créatrice d’une atmosphère singulière pour le travail en milieu hospitalier. Toutes les recherches mentionnent les répercussions sur la santé du travail de nuit et j’en ai été une de ses victimes. Cependant, être cadre de santé de nuit a été un de mes postes les plus riches en enseignement professionnel et humain. Lorsque la nuit arrive, professionnels, patients et familles se font plus demandeurs, anxieux : une approche bienveillante et rassurante est essentielle. Les échanges sont fluides dans une communication assertive, et chaque problème est écouté.
La vision stratégique du fonctionnement et des rouages d’un centre hospitalier universitaire permet d’acquérir des compétences dans l’analyse de problématique et la prise de décision à un instant ‘t’.
La posture du cadre se doit d’être exemplaire. Les multiples situations comme des actes de violence, une inondation, le décès d’un nourrisson, une alerte au colis piégé, doivent être gérées avec calme et rigueur afin d’apaiser professionnels et patients. Le cadre est LA personne sur laquelle les équipes s’appuient, encore plus la nuit.
Être cadre de nuit, c’est aussi être isolé dans ses missions, avoir le sentiment d’être délaissé et être livré à soi-même. L’emplacement du bureau dans un endroit écarté et sombre accentue ce sentiment. Se retrouver face à une possible insécurité engendre une force de volonté en nous, afin de continuer à travailler pour le bien-être des soignants et des patients. Ces deux ans m’ont permis de prendre de la hauteur sur ma fonction de cadre de santé. Travailler de nuit est une expérience humaine que je n’oublierai jamais. »
L’expérience vécue en santé mentale par Geoffroy Néel n’en n’est pas moins singulière car ce fut la première : celle qui étaye, celle qui initie.
« Mon premier poste infirmier était sur le pool de remplacement dans un établissement public de santé. J’étais sur le pool de gériatrie (de jour) et de psychiatrie (de jour et de nuit). Infirmier novice(9), j’ai effectué mes premières nuits en service d’entrée de psychiatrie adulte, en unité d’hospitalisation à temps complet de pédopsychiatrie, et en maison d’accueil spécialisé (MAS). Lorsque j’étais de nuit dans le service d’entrée pour adultes, nous étions deux infirmiers pour environ 22 patients. Pour la pédopsychiatrie et la MAS, j’étais le seul infirmier, avec quatre aides-soignants ou aides médicopsychologiques, un collègue dans chaque pavillon. L’infirmier se déplaçait sur chacun des quatre pavillons, pour un ensemble de 46 patients environ. Deux éléments m’ont marqué durant cette expérience.
Premier élément : mon état d’hypervigilance atténué par l’interprofessionnalité avec les aides-soignants et les aides médicopsychologiques. Le fait d’être un jeune diplômé de 22 ans, sur un premier poste, et le seul infirmier de nuit pour 46 patients/résidents (16 enfants et adolescents entre 3 ans et 15 ans ayant des troubles majeurs du comportement, 30 adultes en situation de handicap associé souvent à des pathologies invalidantes et à des processus dégénératifs), pouvait générer de l’hypervigilance pour deux raisons. La première est le poids de la responsabilité au regard de la surveillance des enfants, adolescents et adultes, tous en situation de vulnérabilité, voire de fragilité, d’autant plus que la plupart bénéficiaient de traitements psychotropes conséquents. La seconde raison est la réalisation de certains soins sur prescription médicale – telle que la préparation de thérapeutiques antalgiques en seringue électrique destinée à un résident de la MAS en fin de vie, ou la pose d’une solution nutritive pour un autre résident nécessitant une alimentation parentérale – que j’avais pratiqués uniquement en stages, et que je n’avais pas remobilisés depuis quelques mois. La confiance en mes collègues quant à la surveillance des jeunes patients et des résidents, leur bonne connaissance de leurs habitudes de vie, et leurs façons singulières de les rassurer, étaient de précieuses ressources pendant les soins. Cela contribuait à travailler plus sereinement, au bénéfice de la personne prise en soins.
Deuxième élément : le tutorat implicite par les infirmiers diplômés de secteur psychiatrique. infirmier titulaire d’un diplôme d’État en soins généraux, à mon sens, mes apports théoriques dans les domaines des soins infirmiers en psychiatrie et en santé mentale prescrits par le référentiel de 1992 étaient insuffisants pour comprendre avec discernement et pertinence les invariants de la relation de soins(10-13) dont avait besoin la personne, mener à bien celle-ci, et pas seulement pour un patient hospitalisé en psychiatrie. La méthodologie des différents types d’entretiens, comme les techniques de reformulation, étaient peu abordées. Certes, les stages avaient tout leur intérêt pour se professionnaliser, mais des prérequis plus solides auraient été les bienvenus. Toutefois, travailler de nuit m’a permis de développer des compétences, notamment cliniques et relationnelles, grâce à l’expertise de mes collègues infirmiers diplômés de secteur psychiatrique. »
En complément des témoignages déjà recensés, le retour d’expérience de Valérie Tambouras, cadre de santé, aborde un autre aspect du travail de nuit : la reconnaissance de celui-ci et la place sociale qui lui est accordée.
« Un jour, lors d’une réunion de cadres dans un centre hospitalier, il y a quelques années, un de mes collègues présents, alors qu’il était question de planning et des différentes équipes qui travaillaient, s’est un peu révolté sur l’utilisation du terme ‘équipe de veille’ pour parler de l’équipe de nuit, en disant qu’il n’était plus entendable pour lui d’utiliser ce terme pour désigner l’équipe qui travaille la nuit.
Son propos a retenu mon attention et je m’en rappelle encore quelques années après, parce que je l’ai trouvé intéressant sur le plan sémantique et qu’il méritait réflexion sur l’usage banalisé de ce terme. Et par là même, sur ce que cela renvoyait des représentations du travail de nuit. En effet, j’ai beaucoup utilisé ces appellations moi aussi sans y prêter attention. L’équipe qui travaillait le matin était appelée ‘équipe de jour’, celle qui travaillait l’après-midi, ‘équipe de garde’, et celle qui travaillait la nuit, ‘équipe de veille’.
Cela mérite de s’attarder sur ce que signifient ces termes et conduit, à l’évidence, à la question suivante : quelle importance accorde-t-on au travail qui n’est pas fait le jour mais ‘de garde’ ou ‘de veille’ ? Il y aurait, en sous-entendu, dans les termes ‘garde’ et ‘veille’, une considération différente, peut-être péjorative, du travail effectué par les équipes soignantes à ces moments de la journée. Ces équipes ne feraient pas le même travail de soin, voire réaliseraient des soins moins importants. Les mots sont signifiants : ‘garde’ signifierait que le travail consisterait à ‘garder’, sans faire référence expressément au soin, et ‘veille’ qu’il s’agirait de veiller ou surveiller, et non d’exercer un travail professionnel nécessitant des compétences, que l’on soit aide-soignant ou infirmier (il faut préciser ici que ces termes ‘équipe de garde’ et ‘équipe de veille’ désignent les équipes d’aides-soignants et d’infirmiers). Il n’en est pas tout à fait de même pour d’autres métiers, à part pour les gardes de médecins, qui ne font pas référence systématiquement à un horaire de travail mais surtout à une mission différente (garde du week-end par exemple).
S’agissant de la nuit, pour ce qui nous intéresse ici, ‘veiller’ ne serait donc pas travailler comme les autres soignants, mais consisterait à n’être qu’en surveillance, voire en veille, et de fait moins ‘actif’ que dans un travail s’exerçant à un autre moment de la journée ; veiller ne nécessiterait peut-être donc pas tant de compétences, ou ne serait pas un travail aussi ardu que celui ‘de jour’. Comme si les patients n’avaient pas besoin des mêmes compétences quel que soit le moment de la journée et ce, parce que a priori, ils seraient endormis, comme la très grande partie du commun des humains. Ce sens du mot ‘veille’ permet de mieux comprendre pourquoi, pour certains, son utilisation a une connotation péjorative. Or, bien sûr, les patients peuvent avoir besoin de soins la nuit, même si ceux-ci sont différents et parfois moins nombreux. Encore faut-il ne pas oublier que la vigilance fait partie des soins… Elle permet de détecter des complications, de s’assurer de l’évolution d’un état, de surveiller l’efficacité des traitements et la survenue d’effets indésirables… Surveiller est un soin qui n’est sans doute pas aussi valorisé, et valorisant, que d’autres.
Notons tout de même que, s’il convient de préserver autant que possible le cycle naturel, c’est-à-dire le sommeil nocturne, nous savons bien que dans des services tels que les soins intensifs, la réanimation ou les urgences, pour ne prendre que ces exemples, les soins prodigués ne dépendent pas du jour ou de la nuit.
Cette réflexion sur ce que peut représenter le travail de nuit dépasse, me semble-t-il, l’utilisation du mot ‘veille’. Car en effet, il convient de considérer aussi ce mot sous un autre angle, empreint d’humanité, qui met davantage l’accent sur le ‘prendre soin’ ; par-delà l’éveil, la vigilance, il fait prévaloir l’attention que l’on porte à une personne : ne dit-on pas ‘veiller sur quelqu’un’ ? L’expression témoigne ici de l’attention que l’on porte à un sujet dans sa globalité par opposition à une partie de lui seulement, qui serait l’objet de soins.
Il est établi que le travail de nuit a souffert – et souffre encore à certains endroits – d’une réputation de moindre travail, qui nécessite moins de personnels et de moyens. Cela est explicable d’un point de vue factuel puisque, pour une très grande partie d’entre eux, les patients dorment et ont peu d’activités (physique, d’alimentation, de divertissement…). Il n’est donc pas question de déployer autant de moyens que quand le jour se lève et que d’autres activités de soins sont réalisées. Pour autant, le travail de l’équipe de nuit est singulier et exigeant, justement parce qu’il est exercé à ce moment particulier. Méconnu, il représente la moitié, ou presque, des 24 heures d’une journée calendaire. Rien que pour cela, il doit être reconnu.
Parce qu’il comporte moins de personnels et de moyens en présence, il devrait également être davantage reconnu : celui qui veille a un rôle de donneur d’alerte en cas de besoin, et cela requiert une compétence et une autonomie certaines.
Par ailleurs, la nuit est porteuse par essence d’un manque de visibilité, où le sentiment de vulnérabilité peut être plus prégnant et accompagné d’anxiété pour les personnes soignées. Les soignants qui exercent de nuit sont confrontés à ce moment spécifique.
Le travail de nuit est simplement différent de celui de la journée. En cela, il doit être considéré pour ce qu’il est. Cela nous invite à réfléchir au regard que nous portons sur ceux qui s’y emploient, ainsi que sur les termes que nous utilisons pour l’évoquer. Il me semble aujourd’hui que le terme ‘équipe de veille’ est moins utilisé. Et vous, là où vous exercez, comment parle-t-on du travail de l’équipe de nuit ? »
Nous le voyons à travers ce dossier, le travail de nuit est un pan méconnu du monde professionnel, de manière générale. En s’attardant sur les spécificités de cette activité et en questionnant le vocabulaire employé, nous sommes invités à repenser nos représentations et à mieux comprendre les enjeux de ces métiers. Les voix des professionnels de santé de nuit méritent d’être entendues. Ainsi, il est temps de re-poser notre regard sur ces métiers essentiels et de re-connaître l’importance de tous ceux qui veillent sur notre santé, de jour comme de nuit. Merci à tous !
Encadré 1
« Tout commence par le remplacement d’une collègue infirmière, et me voilà dans un cycle circadien inversé. Je pars travailler lorsque les gens rentrent chez eux, et je reçois le sourire de la collègue de l’après-midi, soulagée de voir arriver sa relève. Deux aides-soignantes m’accompagneront pour la gestion de 25 lits de médecine et 80 lits d’unité de soins longue durée. Nous sommes en 1997, la notion de ratio n’est pas un critère de qualité des soins. Les volets se ferment, les lumières se tamisent et nous voici devenues des ‘dames à la lanterne’ : les ‘veilleuses’, dans notre jargon.
Le premier tour commence et déjà, les premiers réconforts, les temps d’écoute, les tisanes… Le volume des postes de télévision est baissé pour laisser la place au silence de la nuit et de ces étoiles.
La ‘veilleuse infirmière’ met sa lampe torche dans sa poche et vérifie les perfuseurs, les pompes de nutrition, les positions des cales anti-escarres.
22 h 30 : repas de la nuit. Tisane, café et dîner pour certaines, entre deux sonnettes.
00 h 00 : autre tour de thérapeutiques injectables, premiers bâillements et second café.
Entre deux urgences (œdème aigu du poumon), une sonde nasogastrique arrachée, un accompagnement de fin de vie, les changes commencent avec les préventions d’escarres : 80 réveils entre 03 h 00 et 05 h 00. Lorsque je vous écris ces lignes, je mesure combien nous étions loin de la préservation prioritaire du sommeil au profit de la prévention des escarres par les changements de position à tracer sur les feuilles de surveillance.
04 h 00 : pause pour nous trois, à l’affût des sonnettes, apprentissage des micro-sommeils : fermer les yeux et ne pas s’endormir.
05 h 00 : les piluliers, les prises de sang pour 06 h 00 avant la prise de poste des collègues, les chariots de linge à nettoyer, le stock du chariot magasin linge, les changes du matin se re-préparent et les premières transmissions écrites commencent entre une ou deux urgences de ‘petits matins’.
06 h 30 : tout est prêt, le café attend les collègues et les dossiers de soins se remplissent. La feuille de transmissions attend aussi la relève... et le sourire de voir sa collègue qui vient vous remplacer.
Je prends la route vers mon lit, quand d’autres rejoignent le bureau : il est 7 h 00, j’ai 22 ans.
Le travail de nuit est une de nos autres qualités, nous les auxiliaires médicaux, les ‘veilleurs’, ces hommes et ces femmes à la lanterne, Florence éternelle.
Dormons et rêvons que la lumière reste sur les compétences des infirmières et aides-soignantes de nuit.
Merci à toutes les étoiles qui ont marqué mes postes d’infirmier, et mes gardes de cadre de santé. »
Tess Copin-Lafon, cadre de santé formateur
Encadré 2
« Il y a 30 ans, à l’orée de ma carrière hospitalière dans un service d’urgences en tant que brancardier, le travail de nuit représentait, pour moi, un mystère. Un passage vers un monde inconnu où les usagers nocturnes ne me semblaient pas être tout à fait les mêmes que ceux de la journée. Pourtant, tout comme aujourd’hui, les soignants pouvaient être confrontés à toutes les pathologies médicales, traumatiques, psychologiques et sociales.
Le temps a passé. J’ai évolué vers la profession d’infirmier et plus tard d’infirmier en pratique avancée, avec la volonté d’effectuer une prise en soin la plus holistique et autonome possible. J’ai remarqué que le travail nocturne est souvent effectué dans un contexte de sur-fréquentation d’usagers et d’appauvrissement en moyens humains, en comparaison avec l’effectif de la journée.
Grâce à ses compétences, l’infirmier sait accompagner et soulager l’Autre. Il sait évaluer la criticité des patients, émettre un diagnostic infirmier et agir en conséquence. Son expertise peut démasquer l’urgence vitale derrière une présentation parfois ‘bruyante’ voire mouvementée, ou atonique, des patients. L’urgence vitale n’est jamais bien loin de l’urgence morale, sociale et sociétale.
De nos jours, la politique de centralisation des soins a modifié le paysage français. La concentration des usagers vers des sites pivots les font s’entrechoquer dans un creuset saturé.
Le travail nocturne dans les conditions actuelles relève bien moins du mystère que d’une routine trop bien huilée. Les gestes techniques sont répétitifs et occupent l’espace et le temps, impactant les soins relationnels. Avec une amplitude de travail en 12 heures et une alternance jour et nuit, une fatigue physique et morale s’installe, poussant souvent l’infirmier à quitter l’établissement. Les professionnels de santé ont besoin de servir l’art noble qu’est l’Humain dans sa globalité et sa dignité.
Le monde du soin souffre. De nombreux facteurs interagissent et poussent inexorablement ses acteurs à se réinventer pour conserver leurs valeurs professionnelles. Ainsi, le travail de nuit contribue à la nécessité de réinventer le Soin. »
Olivier Cornillat, infirmier en pratique avancée Urgences et pathologies chroniques stabilisées, formateur Cesu
Encadré 3
« C’était une nuit comme les autres dans le service de médecine interne d’un hôpital situé dans le Vexin. Franck, infirmier, avait enfilé sa tenue professionnelle et s’était mentalement préparé pour une nuit de 12 heures. Les nuits à l’hôpital étaient souvent imprévisibles, et celle-ci ne ferait pas exception.
Tout commençait paisiblement. Après avoir pris connaissance des transmissions, Franck fit sa tournée habituelle : administrer les traitements, vérifier les constantes des patients et s’assurer que chacun d’eux est installé confortablement. Vers 23 heures, le calme fut rompu par une alarme stridente provenant de la chambre 105. Franck se précipita à l’intérieur et trouva Monsieur D., un patient connu pour son humour, ‘négociant’ avec sa perfusion. ‘Je lui disais juste qu’elle ne coulait pas assez vite pour moi’, plaisanta-t-il. Franck sourit et ajusta le débit du soluté tout en évoquant l’importance d’une administration contrôlée.
Peu après minuit, alors qu’il passait dans le couloir, Franck entendit un bruit étrange venant de la salle de repos. En ouvrant la porte, il découvrit une scène inattendue : une famille de pigeons avait décidé d’y élire domicile. Franck éclata de rire et guida les intrus vers la sortie. ‘On aura tout vu’, pensa-t-il en refermant la porte derrière eux.
Vers 2 heures du matin, la sonnette d’un patient retentit. Cette fois, c’était Madame L., visiblement inquiète. En entrant dans sa chambre, Franck découvrit qu’elle avait confondu son tensiomètre électronique avec la télécommande de sa télévision et qu’elle tentait désespérément de changer de chaîne… ‘Je me demandais pourquoi il ne réagissait pas’, dit-elle en riant. Franck lui expliqua gentiment que le tensiomètre ne servait pas à changer de chaîne.
La nuit touchait à sa fin, notre infirmier se sentait fatigué mais satisfait. Il avait réussi à maintenir le service en ordre, malgré les événements imprévus. Avant de partir, il prit quelques minutes pour rédiger ses transmissions, notant les incidents cocasses qui avaient ponctué sa nuit. En quittant l’hôpital au petit matin, il se dit qu’il aimait vraiment son travail. Chaque nuit apportait son lot de défis et d’anecdotes amusantes, rendant son métier inoubliable. »
Franck Cluzel, responsable département formation continue
Encadré 4
« Pour moi, le travail de nuit demande de rompre l’isolement en cultivant le lien et l’appartenance à l’équipe. Toutefois, il comporte des difficultés et des risques :
- routine et banalisation, manque de référents et de soutien, isolement et repli sur soi, perte de repères et de sens, stress et risque de burn-out accru, dévalorisation ;
- perturbation des cycles circadiens, fatigue chronique, détérioration des habitus/de l’hygiène de vie (alimentation, sommeil), majoration du risque de cancer (sein et prostate) ;
- situations médico-soignantes et comportements des malades exacerbés par la nuit ;
- difficultés de maintien d’une vie sociale, familiale et amicale ;
- insécurité inhérente aux horaires de transports et au travail de nuit.
Face à cela, il me semble qu’il existe des réponses et des solutions :
- limiter la durée du travail de nuit et alterner avec des passages de jour concertés, avec si possible des échanges jour/nuit programmés entre professionnels,
- assurer un suivi médical renforcé via la médecine du travail, un soutien logistique (conciergerie) et sociopsychologique si besoin, prioriser l’accès à la formation ;
- favoriser l’octroi de places de parking, moduler (si possible) les horaires de travail (prise de poste et relève) selon les problématiques de transport, privilégier le travail hebdomadaire en 3 à 4 jours ;
- ne pas imposer systématiquement aux infirmières inexpérimentées un poste de nuit ;
- organiser sous l’égide de la direction des soins, des réunions ou rencontres sur le site de nuit, en présence de l’encadrement (du chef de service, de la direction des ressources humaines – DRH…) ;
- dédier un créneau horaire adapté aux équipes de nuit à la DRH et à la direction des soins, garantir l’accès prioritaire à l’encadrement de nuit (l’administrateur de garde, la sécurité…) ;
- informer/associer les équipes de nuit à la vie du service/de l’établissement, par tous moyens conventionnels et numériques (réunions en visioconférence ou en présentiel en soirée, diffusion des comptes rendus, relevés de décisions, postes à pourvoir, formations, projets...) ;
- changer la vision du travail de nuit requérant expertise, autonomie, organisation et valoriser (diffuser) les initiatives des équipes de nuit, attribuer à chaque professionnel de nuit un binôme de jour ;
- améliorer l’ergonomie des postes de soins : transferts d’alarmes/surveillance, fauteuils relax pour faire une pause durant la tranche horaire à risques d’endormissement (entre 2h00 et 4h00 du matin) si l’activité le permet, et fournir des collations diététiques adaptées ».
Roselyne Vasseur, cadre de santé
1. Trésor de la langue française informatisé, https://www.cnrtl.fr
2. Barthe B, Quéinnec Y, Verdier F. L’analyse de l’activité de travail en postes de nuit : bilan de 25 ans de recherches et perspectives. Le travail humain 2004/1 ; Vol. 67 : 41-61.
3. Perraut Soliveres, A. Infirmières, le savoir de la nuit. Paris : PUF ; 2001.
4. Calvino Günther S, Ferrand B, Bionier F, Tourlonias MM. Travailler de nuit en médecine intensive et réanimation. Revue de l’infirmière 2022 ; 71(280) : 22-23.
5. Duracinsky M, Cousin Cabrolier L, Rousset Torrente O, et al. Qualité de vie au travail du personnel hospitalier de nuit : des enjeux spécifiques pour les infirmiers et sages-femmes, enquête AP-HP Aladdin, 15 juin - 15 septembre 2020. Bulletin épidémiologique hebdomadaire 2023 ; 18 : 360-369. https://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2023/18/2023_18_2.html
6. Perrault Soliveres A. La nuit et l’institution, un mépris partagé. Gérontologie et société 2006 ; 29116(1) : 95-107.
7. Toupin C. Expérience et redéfinition de la tâche dans le travail des infirmières de nuit. Une recherche menée dans des unités de pneumologie. Thèse de doctorat en Ergonomie. Paris: Centre de recherches et d’études sur l’âge et les populations au travail, Centre d’études de l’emploi ; 2008.
8. Toupin C, Barthe B, Prunier-Poulmaire S. Du temps contraint au temps construit : vers une organisation capacitante du travail en horaires alternants et de nuit. In: Falzon P. Ergonomie constructive. Paris : PUF ; 2013. p. 75-88.
9. Benner P. De novice à expert. Excellence en soins infirmiers. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson ; 2003.
10. Formarier M. La relation de soin, concepts et finalités. Recherche en soins infirmiers 2007/2 ; 89 : 33-42.
11. Hesbeen W. Humanisme soignant et soins infirmiers: Un art du singulier. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson ; 2017.
12. Rogers C. La relation d'aide et la psychothérapie. Paris : ESF ; 2019.
13. Jouteau-Neves C, Malaquin-Pavan É. Formation et impact des infirmiers cliniciens. EMC Savoirs et soins infirmiers 2012 ; 60-105-P-80.