Depuis quelques années, le contexte hospitalier est marqué par de profonds changements. Les réformes nombreuses et successives ont impacté le fonctionnement des hôpitaux mais aussi les missions des professionnels chargés de leurs organisations. Parmi eux, les cadres de santé, dont une des activités est d’accompagner les équipes dans la mise en œuvre de ces réformes.
Les cadres de santé jouent un rôle central à l’interface entre différentes logiques hospitalières. Ils sont les « maîtres d’œuvre associés au changement »
Ce questionnement a fait l’objet d’un mémoire réalisé dans le cadre du diplôme universitaire « Initiation à la réflexion éthique dans la pratique soignante ». Ce travail a surgi de l’expérience, de l’analyse de situations managériales à travers des choix théoriques centrés sur la « vertu » de la personne exerçant la fonction de cadre de santé.
La notion de cadre de santé trouve ses origines dans une histoire professionnelle récente, comme le retrace Paule Bourret. Cette fonction de cadre, essentiellement féminine, a été tenue au départ par des religieuses « soignantes », qui sont remplacées à partir des années 1950 par des infirmières recrutées par des médecins (les surveillantes). L’évolution de la fonction de surveillante est ensuite liée aux évolutions médicales, aux contraintes économiques, aux exigences de qualité, aux attentes des usagers de plus en plus prégnantes, supposant « une rationalisation des prises en charge des malades et reconfigurant le travail des médecins et des personnels… Il se traduit par un nouveau programme de formation des cadres en 1995 qui parachève une orientation totale de la fonction vers une dimension gestionnaire »
Le travail de recherche s’est appuyé sur l’analyse de deux situations quotidiennes qui sont vécues par tout cadre en responsabilité d’un service de soins : la gestion de l’absentéisme et la gestion des lits. Dans ces situations, des conflits de valeurs ont été identifiés :
• la continuité de la prise en charge du patient, valeur qui va entrer en conflit avec le droit des professionnels. Le bien du patient versus le bien du professionnel. Qu’est-ce qui est acceptable en termes de fin pour le patient et de moyens pour les professionnels ?
• le principe d’égalité des soins : quel patient a le plus besoin de ce lit d’hospitalisation ? Finalement, qu’est-ce qui est le plus juste ?
Pour Suzanne Rameix, « nous nous heurtons à des conflits de biens contradictoires : c’est entre plusieurs biens qu’il faut choisir, et non pas entre le bien et le mal… »
Parler d’éthique, c’est parler des manières de vivre et d’agir, des habitudes de conduite qui construisent le caractère d’une personne. L’éthique ne renvoie pas à des codes abstraits, à des règles théoriques, mais à du concret, à l’action. Elle émane de ce que les premiers philosophes ont appelé la « vertu », considérée comme la « bonne » manière d’agir. Il s’agit de la vertu en tant que qualité d’une personne qui influence les décisions et les actions de celle-ci. Pour Aristote, la notion de vertu éthique s’apparente à l’art de trouver le juste milieu : « Ainsi, quiconque s’y connaît fuit alors l’excès et le défaut. Il cherche au contraire le milieu et c’est lui qu’il prend pour objectif. »
Le droit fixe des règles nécessaires pour assurer une cohérence aux décisions, l’équité en dépend. Ces repères juridiques aident également les cadres de santé à apprécier les risques qu’ils pourraient être amenés à prendre, lorsque, consciemment, mais dans l’intérêt de la prise en charge du patient, les règles ne sont pas respectées. La loi est nécessaire puisqu’elle donne des repères mais elle ne peut pas se substituer à la réflexion éthique, tout comme la déontologie.
Dans les situations managériales, les procédures, le droit, la déontologie sont utilisés mais n’apportent pas la réponse à eux seuls ; le recours à l’éthique se présente avant tout comme un choix individuel, estimé comme bon par Aristote. De façon plus pratique, il s’est agi de penser la globalité pour arriver à des réponses les plus justes possibles. Deux aspects ont été mis en tension dans les conflits de valeurs posés, celui du désir de la « vie bonne » au sens d’Aristote, et celui de la déontologie d’une morale kantienne qui interdit le mal et prône le juste : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen »
L’analyse de ces situations a pris en compte la qualité de la personne (la « vertu ») qui exerce la fonction de cadre, faisant écho à Roland Janvier qui affirme que « pour diriger de manière éthique, il faut oser être soi, le vouloir, c’est-à-dire d’abord investir sa fonction, puis l’habiter »
• occuper une place dans l’interaction des pôles « je », « tu » et « il ». Le cadre de santé tient une position pouvant être mobile selon les situations, à l’instar de la stratégie militaire : « En employant le terme de “position” et non celui de “fonction”, on veut souligner l’idée que la “place” de l’encadrement, que son existence même, est mouvante, changeante et parfois éphémère »
• s’engager tout en « se dégageant ». Pour Janvier, l’engagement est une « vertu éthique » indispensable aux personnes exerçant une fonction de responsabilité, qui nécessite toutefois de rester en position « méta » par rapport à son objet de travail. Cette position « méta » du cadre de santé permet distanciation et prise de hauteur ;
• assumer les différents conflits liés au système. Exercer la fonction de cadre de santé suppose d’accepter les tensions liées à la complexité et aux changements hospitaliers, ce qui nécessite un « certain courage avec soi-même »
• saisir les opportunités des contradictions. Michel Dupuis distingue d’une part la personne, en chair et en os, rendue présente par la rencontre, et le « socius »
• s’inscrire dans une réflexion éthique collective. La réflexion éthique en tant qu’espace d’autorisation de la pensée permet de poser des conflits de valeurs dans une vision globale. Si des espaces de réflexion et d’échanges se créent et se mettent en place au sein des établissements de santé pour aborder les prises en charge de patients complexes, les espaces de réflexion destinés à travailler sur des situations managériales sont à créer. L’enjeu de ces espaces serait alors de passer d’une éthique managériale individuelle à une éthique managériale collective, qui suppose (exige !) la confiance, primordiale à la réussite de ces espaces.
(1) Rapport Singly : http://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf /rapport_chantal_de_singly.pdf (consulté janvier 2018).
(2) Rapport Yahiel et Mounier : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/114000037/index.shtml (consulté janvier 2018).
(3) Paule Bourret, Les cadres de sante a l’hôpital. Un travail de lien invisible, Paris, Éditions Seli Arslan, 2006, p. 37.
(4) Philippe Svandra, Comment développer la démarche éthique en unité de soins ?, Issy-les-Moulineaux, Éditions Estem, 2005, p. 222.
(5) Citée dans : Jean-Michel Cornu, Nouvelles technologies, nouvelles pensées ?, Limoges, FYP Éditions, 2008, p. 307.
(6) Aristote, Éthique à Nicomaque, Éditions Les Échos du Maquis, 2004, 1140a 25, note n° 2 de l’auteur du commentaire.
(7) Philippe Fontaine, La morale : le devoir, la volonté, ma personne, Paris, Éditions Ellipses, 1997, p. 9.
(8) Éric Fiat, « Les enjeux éthiques de la décision », Santé mentale, 2006, n° 113, p. 54-59.
(9) Emmanuel Kant (trad. Alain Renault), Métaphysique des mœurs, Tome 1 : Fondation. Introduction, Paris, Éditions Flammarion, 1994, 203 p.
(10) Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 313.
(11) Roland Janvier, Éthique de direction en institution sociale et médico-sociale, Paris, ESF Éditeur, 2015, p. 101.
(12) Frederik Mispelblom Beyer, Encadrer, un métier impossible ?, Paris, Éditions Armand Colin, 2006, p. 69.
(13) Roland Janvier, Éthique de direction en institution sociale et médico-sociale, Paris, ESF Éditeur, 2015, p. 117.
(14) Michel Dupuis, L’éthique organisationnelle dans le secteur de la santé, Paris, Éditions Seli Arslan, 2014, p. 85.
Dans son ouvrage Soi-même comme un autre, Paul Ricœur définit sa « petite éthique », à partir de l’interaction de trois dimensions (soi, autrui, la relation), qu’il représente par un triangle dont les trois sommets sont identifiés par les pronoms personnels « je », « tu », « il ».
Le pôle « je » parle de soi qui existe à travers l’autre, le pôle « tu ».
Le pôle « il » dépasse les relations interpersonnelles qui représentent l’institution.