Bien qu’omniprésent dans les discours des directions d’établissements de santé, le « travail en équipe » (TE) reste néanmoins beaucoup moins visible chez les professionnels de santé du terrain. En effet, les facteurs liés à « l’équipe » ont été identifiés comme la cause principale des EIAS (27 %)
Alors que le concept du TE en théorie est reconnu comme ayant un impact positif sur la sécurité des soins, la compréhension de ce qu’est véritablement ce TE en pratique reste plus compliquée. Une revue de la littérature récente confirme que le TE est de nature instable et peu visible dans le secteur de la santé
Cet article présente un tel cadre. Le modèle du Teaming
Tout d’abord, il nous importe de clarifier quelques points. Si une « équipe » est un groupe de professionnels travaillant en interdépendance vers un objectif commun (9), le travail en équipe est un processus nécessitant à la fois des compétences techniques (le « task work » lié à l’activité de soin), mais surtout des compétences non techniques (« team work ») permettant à l’équipe d’apprendre à travailler efficacement ensemble. Ces compétences sont axées sur la communication, la coordination, la coopération et la collaboration et demandent un investissement considérable. Or si les compétences techniques sont déjà reconnues comme essentielles car entrant dans le domaine de la « production » d’un service, les compétences non techniques sont en revanche souvent perçues comme « non productives » et ainsi invisibles. Pourtant, il faut les deux pour qu’une équipe puisse être efficace et performante, et qui plus est sécuritaire.
Le cadre Teaming illustre le travail à réaliser pour développer ces compétences non techniques nécessaires aux équipes pour qu’elles puissent au mieux effectuer leurs activités techniques. C’est à travers différentes stratégies entreprises par les leaders d’une structure qu’un environnement propice au travail en équipe peut être développé. Cela demande la création d’un cadre partagé du travail, l’établissement d’un climat psychologiquement sécurisant, la mise en place de processus innovants pour répondre aux erreurs, tout en décloisonnant les frontières visibles et invisibles entre les différents professionnels. D’après Edmondson, il est aussi impératif de mettre en place quelques piliers afin d’enclencher ce processus de « faire équipe » : la liberté de parole, des pratiques collaboratives, la prise de risque et l’expérimentation, ainsi que l’analyse des processus et des résultats.
Le premier volet du cadre se nomme en anglais le framing, c’est-à-dire le besoin de créer un cadre commun entre les membres de l’équipe. Dans un premier temps, il s’agit de se mettre d’accord sur le choix d’un objectif pour l’équipe, ainsi que d’effectuer un partage autour des rôles et responsabilités de chaque membre de l’équipe. C’est le rôle du leader dans un premier temps de permettre l’identification de cet objectif commun, en organisant des ateliers à cette fin, et ensuite de le rappeler fréquemment ou de le mettre à jour s’il évolue. Le leader peut aussi préparer l’équipe à travailler ensemble en organisant des formations sur des thèmes tels que « la gestion des conflits interpersonnels » et le « team-building ». Ces ateliers permettent à l’équipe d’établir ensemble ses normes et ses valeurs, de définir comment ses membres vont travailler ensemble et d’accompagner les conflits productifs.
Il est évident que du fait de leurs différentes formations tous les professionnels ne conçoivent pas le travail de la même manière et ne sont pas toujours clairs sur l’interdépendance de leurs actions. Une autre étape est ainsi de mettre à plat les raisons pour lesquelles « l’équipe fait équipe » et comment les actions de chaque membre, coordonnées, permettent d’atteindre les objectifs fixés. Le leader doit savoir minimiser l’approche managériale qui prétend « commander et contrôler » et aller plutôt vers une approche qui permette à l’équipe de poser des questions et d’apprendre des autres. En expliquant à quel point chacun est essentiel à la réussite du projet, les membres de l’équipe se sentent impliqués et investis.
Le deuxième volet du modèle Teaming est la mise en place d’un environnement psychologiquement sécurisant, permettant aux membres de l’équipe de s’exprimer librement concernant leur perception des risques. Quand il y a liberté de parole, l’équipe est mieux disposée à échanger sur comment améliorer les processus organisationnels et les pratiques professionnelles pour éviter les erreurs. Cette liberté est possible parce que l’erreur est déconnectée de l’individu et perçue comme un problème à résoudre ensemble.
La sécurité psychologique peut être difficile à mettre en place, surtout dans une culture hiérarchique prononcée, à cause de la peur des répercussions et de la tendance à vouloir trouver « le coupable ». Mais cela peut aussi être compliqué dans des équipes où tout le monde s’entend car la peur est remplacée par le désir de ne pas blesser ou vexer ses collègues, ou par l’inquiétude de se sentir incompétent et pas à la hauteur en signalant ses propres doutes ou erreurs.
Le leader doit délibérément créer un climat où il est possible d’avoir des conversations difficiles et sensibles plutôt que chercher à les éviter. En effet, le conflit n’est pas à éviter à tout prix. Au contraire, le conflit productif doit être encouragé car dans un climat de confiance et de respect les sujets difficiles et les points de vue divergents sont entendus et accueillis. De plus, un tel climat promeut l’innovation. Cela a été démontré dans une étude sur le management hospitalier en Angleterre dans laquelle une démarche organisationnelle mise en place dans certains services pour améliorer la liberté de parole a permis d’identifier des solutions innovantes pour résoudre certaines problématiques, contrairement aux services où une telle démarche n’avait pas été initiée
Actuellement, la réalité est malheureusement qu’un grand nombre d’hôpitaux sont imprégnés d’une culture hiérarchisée dans laquelle les personnes tentent d’éviter de porter préjudice à leur image. Ainsi personne ne veut être perçu comme ignorant en posant des questions, ou incompétent en admettant une erreur ou en demandant de l’aide, surtout dans des services à flux tendu. Des études ont démontré que 65 % des managers et professionnels dans le domaine de la santé ne disent rien face à une préoccupation professionnelle
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la sécurité psychologique ne promeut pas un environnement laxiste, permissif ou indiscipliné mais augmente la responsabilisation. Un climat de confiance construit sur la sécurité psychologique et la responsabilité ne sont pas deux extrémités opposées d’un même continuum mais plutôt deux caractéristiques distinctes d’un environnement de travail.
Cependant créer un tel climat n’est pas simple. Un grand nombre de cadres et directeurs sous-estiment la peur et l’angoisse que peuvent créer les différences de statuts et n’agissent pas assez pour assurer l’existence d’un environnement psychologiquement sécurisant. De plus la responsabilisation crée une équité et élimine la peur de l’arbitraire en mettant en place une « culture juste ». Ce type de culture reconnaît que même les professionnels compétents font des erreurs et peuvent développer de mauvaises habitudes – telles que prendre des raccourcis et ne pas toujours suivre les protocoles – tout en expliquant la « tolérance zéro » pour les comportements imprudents.
Le troisième volet du Teaming est le Boundary spanning : les actions du leader centrées sur la réduction des frontières. Qu’il s’agisse de frontières visibles (telle la distance physique) ou de frontières invisibles (telles que le statut et le niveau de connaissances ou diplôme) des membres de l’équipe, ces frontières peuvent créer des dysfonctionnements si elles ne sont pas reconnues comme des opportunités ou si elles sont ignorées ou perçues comme problématiques. Trop souvent le travail en équipe est gêné par des problèmes de communication entre ces frontières. Ainsi, même quand nous avons l’impression de communiquer, la réalité est que nous ne parvenons pas à surmonter le défi de la communication à travers les différents types de frontières invisibles. Le leader peut cependant mettre en place des stratégies afin d’enjamber ces frontières :
• la distance physique : cette frontière peut entraîner une incompréhension de l’autre, des pertes d’informations et des difficultés de coordination. Le leader peut pallier cette frontière en réalisant des tournées périodiques afin de rappeler les objectifs communs, d’encourager les échanges, et de rester à l’écoute des difficultés du terrain ;
• le statut : cette frontière, issue de normes sociales et de déférence à l’autorité, peut être contournée si le leader se montre inclusif et sait manifester sa confiance. Un exemple pourrait être de proposer à un aide-soignant de porter un projet qualité plutôt que de le confier systématiquement à un infirmier ;
• les connaissances : cette troisième frontière peut conduire à la création de petits sous-groupes spécialisés et hiérarchisés. Le leader peut franchir cette frontière en faisant preuve de curiosité et en encourageant le partage des connaissances et des informations entre professionnels. Par exemple, il pourrait initier la création d’un groupe de travail « management des interfaces ». Ce groupe aurait justement pour objectif d’examiner toutes les interfaces des différentes frontières et d’organiser des réunions de coordination afin de gérer les frontières physiques, fonctionnelles et opérationnelles en essayant d’anticiper et de prévenir les erreurs.
Le dernier volet du Teaming comporte des processus qui permettent à l’équipe et à l’organisation de mieux apprendre des échecs. Ces stratégies peuvent aider une organisation à ne pas rester figée dans des processus lourds, et encouragent plutôt une culture flexible et réactive. En mettant en place des outils permettant d’identifier facilement les problématiques vécues par les professionnels, le leader peut faire en sorte d’éviter qu’elles ne se reproduisent. Quel que soit le type d’erreur, le leader doit reconnaître que le risque zéro n’existe pas et donc ne doit pas lui attacher un poids psychologique et une stigmatisation organisationnelle. À tous les niveaux de la hiérarchie organisationnelle, l’encadrement doit être prêt à démontrer sa propre faillibilité, sinon le reste du personnel sera dissuadé de déclarer ses propres erreurs. Une telle omerta influence la déclaration d’EI et fait que ce ne sont que les événements les plus graves qui sont déclarés et que les plus inconséquents passent inaperçus (surtout s’ils n’ont pas eu de conséquences immédiates ou évidentes). Or ce sont justement ce type d’erreurs qui offre les plus grandes opportunités pour un apprentissage organisationnel. Si les « petites » erreurs ne sont pas identifiées et analysées, il est très difficile de prévenir les erreurs plus importantes.
Comment les personnels médicaux, soignants et administratifs réussissent-ils actuellement à faire équipe dans les établissements de santé ? Une étude est menée depuis deux ans dans le cadre du programme d’amélioration continue du travail en équipe (PACTE)
Une grille d’analyse construite à partir de la notion de Teaming nous a offert un canevas permettant d’identifier des formes d’interaction dans la production du faire équipe et de mieux cerner les obstacles rencontrés. Elle nous a permis également d’identifier l’état d’esprit et les pratiques favorisant ou entravant la dynamique d’amélioration du TE. Plus fondamentalement, il s’agit d’articuler cette grille d’analyse centrée sur les interactions à une prise en compte des organisations et des structures qui les encadrent.
Pour conclure, nous vous invitons à considérer la proposition d’Edmondson, qui encourage la redéfinition de ce que l’on entend par l’« employé idéal ». Actuellement un employé idéal est celui qui gère ses problèmes sans déranger le cadre ; celui qui effectue parfaitement ses tâches et qui est profondément attaché à l’organisation et à ses processus. Mais Edmondson voit un vrai problème avec cette définition car elle repose sur des critères existants et c’est justement ce qui rend difficile la mise en place d’une organisation apprenante. Une nouvelle façon d’imaginer l’employé idéal serait de reconnaître ouvertement que des erreurs se produisent au quotidien et doivent être signalées afin que chacun puisse apprendre à les éviter. Un employé idéal serait alors un vrai perturbateur, celui qui alerte son cadre chaque fois qu’il rencontre un problème dans le déroulement de ses activités (un manque de matériel ou du matériel défectueux), celui qui reconnaît ses erreurs et celles des autres et qui en parle ouvertement. Ce serait une personne qui questionne sans arrêt les processus et n’accepte pas les pratiques actuelles.
Encourager de telles pratiques demande une transformation complète de la culture actuelle vers une culture qui soit une réelle « culture sécurité ».
(1) HAS, Analyse des causes profondes des évènements indésirables associés aux soins (EIAS) issus de la base de retour d’expérience du dispositif d’accréditation, juin 2015 (bit.ly/2Hmjkm8).
(2) John C. Morey, Robert Simon, Gregory D. Jay, Robert L. Wears, Mary Salisbury, Kimberly A. Dukes, Scott D. Berns, « Error reduction and performance improvement in the emergency department through formal teamwork training : evaluation results of the MedTeams project », Health Services Research, 2002, 37 (6), p. 1553-1581.
(3) Peter Pronovost, Sean Berenholtz, Todd Dorman, Pam A. Lipsett, Terri Simmonds, Carol Haraden, « Improving communication in the ICU using daily goals », Journal of Critical Care, 2003, 18 (2), p. 71-75.
(4) David P. Baker, Eduardo Salas, Paul Barak, James Battles, Heidi King, « The relation between teamwork and patient safety », in : Pascale Carayon, ed, Handbook of human factors and ergonomics in health care and patient safety, 2nd ed, Boca Raton, FL, CRC Press, 2012, p. 185-198.
(5) Odessa Dariel, Paula Cristofalo, A meta-ethnographic review of interprofessionnal teamwork in hospitals : what is it and why it doesn’t happen more often (soumis).
(6) Amy C. Edmondson, Teaming. How organizations learn, innovate, and compete in the knowledge economy, Hoboken, Jossey-Bass, 2012, 334 p.
(7) Edgar H. Shein, Organizational culture and leadership, Hoboken, Jossey-Bass, 1985.
(8) Chris Argyris, Overcoming organizational defenses : facilitating organizational learning, London, Pearson, 1990.
(9) HAS, Travailler en équipe, juillet 2014 (bit.ly/2F70FKl).
(10) Neil Anderson, Michael A. West, « The team climate inventory : development of the TCI and its applications in teambuilding for innovativeness », European Journal of Work and Organizational Psychology, 1996, 5 (1), p. 53-66.
(11) Mary E. Zellmer-Bruhn, « Interruptive events and team knowledge acquisition », Management Science, 2003, 49 (4), p. 514-528.
(12) Frances J. Milliken, Elizabeth W. Morrison, Patricia F. Hewlin, « An exploratory study of employee silence : issues that employees don’t communicate upward and why », Journal of Management Studies, 2003, 40 (6), p. 1453-1476.
(13) Gregory Berns, Iconoclast. A neuroscientist reveals how to think differently, Watertown, MA, Harvard Business School Press, 2008.
(14) Bruce F. Chorpita, David H. Barlow, « The development of anxiety : the role of control in the early environment », Psychological Bulletin 1998, 124 (1), p. 3.
(15) HAS, Programme d’amélioration continue du travail en équipe (PACTE) et simulation, juillet 2014 (www.has-sante.fr/portail/jcms/c_1601164/fr/pacte-programme-d-amelioration-continue–du-travail-en-equipe).
(16) Paula Cristofalo, Odessa Dariel, Étienne Minvielle, « La fabrique du travail en équipe dans les établissements de santé », Journal de gestion et d’économie médicales, 2018 (sous presse).
Afin de faciliter la mise en place de ces différents aspects du Teaming voici quelques pistes qui peuvent aider le leader dans sa démarche, qu’il soit cadre ou directeur :
• rester accessible et abordable dans ses paroles et ses actions ;
• être capable d’admettre qu’il a besoin des autres en invitant explicitement les membres de son équipe à partager leur expertise et leurs connaissances pour aider l’équipe à avancer ensemble ;
• être disposé à montrer sa faillibilité en admettant ses propres erreurs ; cela montre l’exemple et donne aux autres la permission de le faire ;
• inviter systématiquement et explicitement les membres de son équipe à donner leur feedback, surtout ceux qui sont les plus réticents à s’exprimer ;
• savoir utiliser les erreurs comme des opportunités d’apprentissage en reconnaissant ouvertement que les erreurs sont inévitables et que le but est d’apprendre et de partager ces apprentissages ;
• établir des limites claires, comme par exemple inviter l’équipe à toujours demander de l’aide lorsqu’il existe un doute sur l’état d’un patient ou une ordonnance ;
• responsabiliser son personnel par rapport aux transgressions et l’aider à cerner les comportements acceptables et inacceptables. Pour les comportements inacceptables, savoir imposer les conséquences, en apportant toujours une explication pour que l’équipe en comprenne la raison et sache que la décision n’a pas été arbitraire.