QUALITÉ & GESTION DES RISQUES
Qualité / Gestion des risques
Bien que l’enjeu de la sécurité des soins soit partagé par tous, les démarches de qualité et sécurité des soins apparaissent souvent comme des contraintes administratives et chronophages qui pèsent sur les cadres. Faut-il confier la qualité et la sécurité des soins aux qualiticiens ?
Les cadres de santé managent dans un contexte de plus en plus difficile, avec des contraintes budgétaires de plus en plus lourdes qui pèsent sur les établissements, la pression permanente à l’efficience, la structuration des groupements hospitaliers de territoire, le virage ambulatoire et l’évolution des parcours de soins… tout cela amenant à des restructurations et réorganisations internes.
Parallèlement, les exigences des pouvoirs publics, patients, résidents et familles ne faiblissent pas, bien au contraire. Les démarches d’évaluation et de certification se multiplient, quelles que soient les secteurs, et ne cessent d’évoluer. Le dispositif de certification de la Haute Autorité de santé (HAS) continue d’évoluer, la liste des indicateurs nationaux s’allonge chaque année…
Chez les professionnels de santé, les démarches qualité ont longtemps été associées à la notion de « protocoles » et « procédures », aux acronymes « barbares » du langage qualiticien (IPAQSS, PAQSS, CREX…). La qualité est-elle une affaire de spécialistes ?
Les démarches de certification sont souvent perçues comme des contraintes. Peuvent-elles devenir des leviers de management pour les cadres de santé ?
Historiquement, les pratiques soignantes reposaient sur des savoirs transmis de pair en pair, appris sur le terrain, peu formalisés et parfois hétérogènes. À partir des années 1950 aux États-Unis, avec l’émergence de l’épidémiologie clinique, l’approche statistique s’est développée, donnant lieu à la production de données quantitatives qui ont permis d’établir des « standards », des référentiels et des recommandations pour la pratique professionnelle. Sous l’impulsion de l’Evidence Base Nursing, puis des politiques d’évaluation menées depuis la fin des années 1980 (visant à rationaliser le soin et maîtriser les coûts), l’assurance qualité s’est développée en santé. Dans les établissements, elle s’est développée sur le socle fondamental de la formalisation des bonnes pratiques de soins dans des procédures, protocoles…
Toutefois, le soin peut-il être considéré comme un bien ou un produit rationnel, « normé » et mesurable ? Faut-il tout standardiser ?
Aujourd’hui encore, la démarche qualité souffre d’une image associée à un « formalisme documentaire », parfois excessif, auquel les professionnels de santé doivent se conformer (le respect des règles écrites).
Si la sécurisation des pratiques de soins repose, en premier lieu, sur un principe d’harmonisation et de standardisation, cela ne peut occulter la dimension humaine du soin, la part éthique, la prise en compte de la spécificité et de la singularité de chaque personne soignée. Si certaines pratiques soignantes gagnent à être standardisées (l’évaluation de la douleur, la pose du cathéter…), le soin ne peut pas être restreint à sa dimension technique ou matérielle. Le projet de soins n’est-il pas personnalisé ?
En santé, la démarche qualité et la normalisation de certaines pratiques ne peuvent avoir de sens qu’avec l’emploi de méthodes et outils adaptés, faisant tantôt appel aux normes, tantôt aux sciences sociales. Bien qu’elles s’inspirent des travaux réalisés dans l’industrie, elles ne peuvent pas être totalement calquées sur les démarches industrielles, ni déléguées à des qualiticiens. Il appartient aux soignants d’y apporter leur expertise pour que ces démarches prennent sens dans leur quotidien.
En milieu industriel, la notion de sécurité a fait l’objet de nombreux travaux de recherche. L’analyse d’accidents graves (tels que celui de Tchernobyl en 1986) a mis en évidence une accumulation de défaillances organisationnelles, qui ont mis à mal les barrières de sécurité pourtant déjà en place.
En 2004 et 2009, les enquêtes ENEIS (enquêtes nationales sur les événements indésirables associés aux soins) ont démontré que les facteurs humains (la faillibilité humaine étant inévitable) contribuent largement aux événements indésirables associés aux soins.
La connaissance du protocole est-elle suffisante pour que celui-ci soit respecté par tous à tout moment ? Non, c’est le constat réalisé par la HAS lors de ses premières visites de certification : un écart entre le prescrit (le protocole) et la pratique réelle (la « vraie vie », comme disent souvent les professionnels).
En pratique, le comportement individuel des professionnels est considérablement influencé par le fonctionnement de l’équipe, le contexte, la culture du service, elle-même fondée sur des savoirs, croyances, valeurs… L’approche sécurité ne peut donc pas être qu’individuelle. Elle doit être systémique et intégrer les FHO : cela implique de considérer la sécurité des soins comme une démarche managériale, pas uniquement centrée sur le professionnel mais aussi sur son environnement de travail (l’organisation, l’ambiance, la pression…) et sur le fonctionnement de l’équipe (communication…).
La qualité et la sécurité des soins ne se gèrent pas mais se managent dans la proximité, au contact des équipes.
Selon la Société européenne pour la qualité des soins, la culture de sécurité des soins « désigne un ensemble cohérent et intégré de comportements individuels et organisationnels, fondé sur des croyances et des valeurs partagées, qui cherche continuellement à réduire les dommages aux patients, lesquels peuvent être associés aux soins ».
La HAS a identifié différentes dimensions de ce concept. Plusieurs d’entre elles impliquent directement le management : le soutien du management, la liberté d’expression, la réponse non punitive à l’erreur et les attentes et actions des responsables concernant la sécurité des soins.
La posture managériale propice au développement de cette culture de sécurité repose sur :
• la valorisation des professionnels : quand le travail est réalisé dans le respect des règles de sécurité, pour mettre en évidence l’efficacité des barrières de sécurité ;
• la prise en considération des suggestions des professionnels pour améliorer la sécurité des soins : l’écoute des propositions d’actions réalisées lors des comités de retour d’expérience (CREX), par exemple ;
• l’attention portée à la sécurité lorsqu’il faut travailler plus rapidement : réorganiser l’activité en cas d’absentéisme, mettre en place des modes dégradés ;
• la prise en compte des problèmes récurrents de sécurité des soins, notamment par l’attention portée aux événements indésirables.
La culture de sécurité des soins est une production collective, une voie vers l’amélioration de la sécurité des soins. Elle nécessite un fort engagement du cadre.
La prise en compte des FHO amène à redéfinir la sécurité des soins autour de deux notions complémentaires : le « réglé » et le « géré ».
• La sécurité « réglée » consiste à prévoir et anticiper les situations à risque grâce à la définition des règles communes et à la formation des professionnels aux comportements de sécurité. Il s’agit essentiellement de l’harmonisation des pratiques grâce à la formalisation de procédures, protocoles… qui réduisent la part de subjectivité et donc les risques.
Attention toutefois à prioriser la formalisation des situations à risque. La sécurité ne se mesure pas au volume documentaire… mais à la pertinence de la documentation ! Il faut veiller à l’actualisation régulière des documents et ne pas hésiter à questionner leur pertinence à l’aide, par exemple, de la règle des trois U : le document est-il Utile, Utilisable et Utilisé ?
Toutefois, il est impossible de tout prévoir et l’observance des protocoles reste variable…
• La sécurité « gérée » repose sur la proactivité, le professionnalisme, l’implication des professionnels et des équipes en action. Elle correspond à l’analyse clinique et soignante des situations qui permet de répondre de la manière la plus appropriée, en temps réel, aux problématiques spécifiques, qui ne pourront jamais être écrites nulle part. Ce sont les savoirs, les capacités d’adaptation, les prises d’initiatives individuelles et collectives qui permettent de faire face aux nombreux imprévus du quotidien dans un service de soin.
La sécurité des soins résulte du compromis entre la gestion du prévisible et l’imprévu. Par exemple, c’est le cas de la complémentarité entre les protocoles d’urgence et les formations aux gestes d’urgence, avec le recours aux techniques de simulation.
Le management de la sécurité vise à développer les compétences individuelles et collectives, à créer un climat de travail propice à l’esprit d’initiative, à l’expression collective et à l’entraide au sein de l’équipe.
Le management de l’intelligence collective répond à cet enjeu : il favorise l’autonomie de l’équipe, sa motivation et la compétence à travailler ensemble. Construit sur le principe de l’organisation apprenante, il se nourrit du retour d’expérience : il positionne les professionnels concernés comme acteurs dans l’analyse des risques liés à leurs pratiques et dans la définition des actions pertinentes. Cette posture réflexive sur l’organisation et les pratiques dote l’équipe de capacités qui leur permettent de mieux faire face aux défaillances et imprévus.
Cette « aptitude intrinsèque à ajuster son fonctionnement avant, pendant ou après la survenue de changements ou de perturbations, et ce afin qu’il puisse poursuivre son activité dans des conditions attendues ou inattendues » correspond à la définition de la résilience selon Hollnagel. Son approche de la résilience repose sur quatre aptitudes : l’aptitude à répondre (savoir faire face à la situation), l’aptitude à apprendre des situations survenues (le retour d’expérience), l’aptitude à superviser et l’aptitude à anticiper.
Le management de l’intelligence collective favorise la résilience des équipes en termes de sécurité.
Des méthodes d’évaluation des pratiques professionnelles fréquemment utilisées dans les équipes de soins font appel à ces principes : les staffs, les réunions de concertation pluridisciplinaires…
Le dispositif de certification des établissements de santé par la HAS s’inscrit désormais dans cette logique de management de la sécurité. Pour le cadre de proximité, comment transformer cette démarche contrainte en levier managérial ?
Cela nécessite une écoute bienveillante et précise des risques critiques, spécifiques au secteur. L’élaboration pluriprofessionnelle d’une cartographie des risques est une démarche participative qui permet de réaliser un diagnostic partagé des priorités pour le service, dans lesquelles les professionnels se reconnaîtront. À l’issue de la cartographie, l’écueil à éviter est de vouloir traiter tous les risques… et de prévoir trop d’actions, qui ne pourront pas être menées à leur terme. Savoir hiérarchiser et prioriser est essentiel pour ne pas épuiser les équipes avec des « vœux » d’actions qui n’aboutiront pas. L’utilisation d’échelles et d’une matrice de criticité permet de ne sélectionner que les risques prioritaires et de décider des priorités d’actions, en cohérence avec la politique institutionnelle.
L’attention que le cadre porte quotidiennement à la prise en compte des événements indésirables et à leur analyse collective, grâce aux méthodes de retour d’expérience, témoigne de son investissement dans la sécurité des soins.
La réalisation de CREX et/ou RMM (revue de morbidité mortalité) dans le service est une opportunité de mobiliser collectivement l’expérience et les savoirs de chacun et de mettre en exergue, bien au-delà des erreurs humaines, les causes racines des événements indésirables. Cette démarche participative est un réel levier d’identification des défaillances organisationnelles et d’ajustement de l’organisation, du travail prescrit et donc d’amélioration de la sécurité « gérée ».
Si le principe de l’analyse des événements indésirables repose sur la mise en évidence d’écarts (par rapport à la pratique attendue) et de leurs causes, il convient aussi de valoriser les mécanismes et comportements de sécurité des professionnels qui ont fonctionné et qui, souvent, permettent d’atténuer ou de récupérer les erreurs. Les expériences positives profitent également aux apprentissages collectifs.
Rendre lisibles et opérationnelles la qualité et la sécurité des soins Le cadre joue un rôle important dans la valorisation et l’aboutissement des actions retenues. Les facteurs de réussite sont de définir peu d’actions, mais des actions précises, réalistes, validées, planifiées et pilotées. Afin de rendre lisible ce management opérationnel de la démarche de qualité et sécurité des soins, ces actions sont inscrites et suivies dans le programme d’actions qualité sécurité des soins (PAQSS) de l’établissement.
Le suivi opérationnel régulier des actions (plan d’actions) par le cadre de proximité ainsi que la communication sur l’état d’avancement, l’aboutissement et les résultats des actions maintiennent la motivation.
Cette démarche de sécurité des soins s’inscrit déjà dans le quotidien du management du cadre de santé. Il ne reste qu’à rendre plus lisible la démarche et à valoriser les nombreuses actions réalisées dans le PAQSS de l’établissement, ce qui lui donnera davantage de sens.
Aujourd’hui, la sécurité des soins ne peut pas être réduite à une « sur-procéduralisation ». Il convient de passer de l’ère de l’assurance qualité, centrée sur la règle, à une approche organisationnelle : celle du management de la sécurité des soins.
Si les cadres de santé ont besoin d’appui méthodologique et d’outils pour y prendre pleinement leur place, il n’est pas pour autant possible de déléguer le management de la sécurité aux qualiticiens.
Au contraire, l’objectif est que la sécurité des soins irrigue l’ensemble de l’organisation et soit portée au quotidien par la ligne managériale. La démarche sera porteuse de sens pour les professionnels s’ils y sont activement associés, si la cartographie reflète les risques réels de leur service, si le PAQSS est nourri de leurs actions opérationnelles, pragmatiques.
Dans un environnement très changeant et de plus en plus contraint, la démarche ne peut rester crédible que si la sécurité des soins reste une priorité permanente, même dans les moments difficiles, lorsqu’il faut mettre en place des modes dégradés, adaptés aux ressources.
Le challenge pour les cadres de santé consiste à implanter une culture de sécurité durable dans l’équipe, à renforcer et valoriser ses capacités adaptatives.
Denis Besnard, Ivan Boissières, François Daniellou, Jesús Villena (coord.), Groupe de travail de l’ICSI « Culture de sécurité », La culture de sécurité : comprendre pour agir, numéro 2017-01 de la collection « Cahiers de la sécurité industrielle », Toulouse, Institut pour une culture de sécurité industrielle, 2017.
Lucie Cuvelier, « L’ingénierie de la résilience ? Un nouveau modèle pour améliorer la sécurité des patients ? L’exemple de l’anesthésie », Santé publique, 2013/4, vol. 25, p. 475-482.
HAS, Guide « La culture de sécurité des soins : du concept à la pratique », décembre 2010.
HAS, Guide « La sécurité des patients. Mettre en œuvre la gestion des risques associés aux soins en établissement de santé. Des concepts à la pratique », mars 2012.
Erik Hollnagel, « The four cornerstones of resilience engineering », in : Christopher P. Nemeth, Erik Hollnagel, Sidney Dekker, eds, Resilience engineering perspectives, vol. 2 : Preparation and restoration, Farnham, Ashgate Publishing, 2009.
Philippe Michel, Monique Lathelize, Sandrine Domecq, Marion Kret, Régine Bru-Sonnet, Jean-Luc Quenon et al., « Les événements indésirables graves dans les établissements de santé : fréquence, évitabilité et acceptabilité », Études et résultats, DREES, n° 761, mai 2011.
Le flux d’erreurs par être humain est considérable et inhérent à l’activité mentale…. En aviation civile où il a été mesuré sur plus de 5 000 vols, le taux d’erreurs d’un équipage reste supérieur à 2 par heure !
Ces erreurs peuvent toutefois être réduites ou récupérées grâce à la mise en place de barrières de sécurité : vérification du calcul de dose par une collègue, check-list, limitation des interruptions de tâches liées au téléphone, etc.
→ Extrait du guide HAS « La sécurité des patients. Mettre en œuvre la gestion des risques associés aux soins en établissement de santé. Des concepts à la pratique », mars 2012.