Objectif Soins_Hors série n° 262 du 01/04/2018

 

RECHERCHE

Recherche

Sophie Divay  

L’analyse d’articles menés auprès de cadres hospitaliers de 1997 à 2012 concernant leur parcours professionnel met en évidence le poids et l’influence du contexte historique sur leurs évolutions de carrière.

Depuis plusieurs décennies en France, l’hôpital public fait l’objet de restrictions financières et de mesures de contrôle des dépenses, qui se traduisent notamment par une pression sur la masse salariale dont l’évolution doit être maîtrisée par les directeurs d’établissement, chargés de faire appliquer les orientations ministérielles. Les plus récentes ont notamment instauré la nouvelle gouvernance hospitalière, avec l’apparition des pôles d’activité, ainsi que la tarification à l’activité ou encore la loi HPST (Hôpital, patients, santé, territoires) et dernièrement les GHT (groupements hospitaliers de territoire).

Ces dispositifs ont suscité bien des réactions au sein des personnels, entre autres médicaux et paramédicaux, qui pointent les difficultés engendrées par leur mise en œuvre concrète. Les témoignages (livres, articles de presse ou de revues professionnelles, documentaires télévisés, films, réseaux sociaux sur Internet, etc.) abondent de toutes parts ; parmi les plus récents, on citera le film de Jérôme Le Maire, Burning out. Dans le ventre de l’hôpital, qui rend compte des dysfonctionnements d’un bloc opératoire de l’hôpital Saint-Louis de l’AP-HP, ou encore l’appel sur « la crise de l’hôpital » lancé début janvier 2018 et signé par plus de mille médecins et cadres de santé (Libération, 16 janvier 2018). Ces cris d’alarme décrivent la pénibilité des conditions de travail hospitalières due à l’intensification de la charge et du rythme de travail, à l’augmentation de la durée moyenne de séjour, aux restructurations organisationnelles récurrentes, et enfin au manque de personnel.

Comment tout cela a-t-il pu arriver ? Indéniablement parce que ces réformes ont un caractère contraignant, systématique et obligatoire. Mais il y a loin des directives nationales au terrain, ou encore du ministère aux établissements. Comment ce mouvement descendant a-t-il pu se produire et se produit-il encore ?

De nombreux facteurs interviennent, mais nous nous centrerons ici sur la participation active des personnels soignants, et plus précisément celle des cadres soignants ou paramédicaux qui ont été « embarqués » dans des évolutions dont ils ont, tout à la fois, pâti et retiré certains bénéfices individuels et collectifs.

Nous nous appuierons ici non seulement sur les nombreux entretiens que nous avons menés auprès de cadres, mais également sur l’analyse de données recueillies dans la série des numéros de la revue Objectif Soins & Management (OSM), créée en 1992 et qui, de 1997 à 2012, a fait paraître des articles biographiques de cadres – infirmiers/de santé, supérieur(e)s, infirmières générales, directrices/eurs des soins ou encore coordonnatrices/eurs des soins. D’abord intitulées « Carrière » puis « Parcours », ces rubriques renferment des récits livrés dans le cadre d’interviews réalisées par des journalistes. Au total, ce corpus comprend 117 portraits (soit environ 300 pages) de professionnel (le) s appartenant à deux générations, celle née dans les années 1940-1950 (on pourrait dire d’après-guerre) et celle née dans les années 1960-1970 (pré et post-soixante-huitarde), toutes les deux ayant connu la période dite des Trente glorieuses et leur déclin, c’est à dire des années de fort développement hospitalier suivies par des évolutions gestionnaires à partir des années 1990. Ces femmes et ces hommes ont ainsi été les témoins de changements hospitaliers allant dans le sens d’une rationalisation institutionnelle et financière croissante.

L’analyse de ces articles met au jour le poids et l’influence de ce contexte historiquement situé et de ces grandes tendances sur les parcours professionnels de ces agents hospitaliers ayant tou (te) s connu une évolution de carrière vers des postes de cadres s’échelonnant du premier niveau d’encadrement au niveau le plus élevé de coordonnateur (trice) des soins. Au moins quatre types de moteurs ont joué dans la construction de leurs parcours ascensionnels et dans leur implication dans les évolutions de l’hôpital.

POURQUOI DEVIENT-ON CADRE À L’HOPITAL ?

Tout le monde s’accorde à dire que les infirmières, et de manière générale les soignant (e) s, exercent un « beau métier ». Même s’il est difficile, elles/ils aiment leur travail, c’est-à-dire prendre soin des malades, être à leur écoute, et les accompagner dans les moments les plus douloureux, et parfois (ou souvent, selon les services) jusqu’à leur décès. Leur place est au chevet des patients, dans des services les plus divers (de la gériatrie aux urgences, en passant par le bloc opératoire) ; jour après jour, elles/ils « sont au cœur » des soins ou de l’action.

Comment comprendre alors le choix de celles et ceux qui, tout en restant dans les murs de l’hôpital, empruntent une voie promotionnelle, c’est-à-dire « changent de camp » ou « passent de l’autre côté » (expressions très souvent entendues au cours d’entretiens menés avec des « faisant fonction » ou des cadres de santé en titre) ? Qu’est-ce qui pousse ces soignant (e) s à franchir le pas ? À « faire le deuil » des soins – comme on peut souvent le lire dans les mémoires d’IFCS(1) – Et donc à s’investir dans des tâches relevant de la gestion, du management, de la « paperasserie » ou d’un « travail du bureau » qui, aussi intéressant soit-il, ne se fait plus au plus contact direct des patients ?

Les raisons sont très variées, et d’ordre personnel autant qu’interindividuel/interactionnel : le sentiment d’avoir fait le tour du travail de soins après plusieurs années d’expérience ; l’envie d’avoir davantage de marges de manœuvre pour mettre en place des projets ou pour améliorer les soins : « J’ai toujours eu le goût de l’organisation. Parfois “limite maniaque”. Ce que je voulais faire, c’est réorganiser les choses pour que ça marche le mieux possible. »(2) On trouve encore l’intention de continuer à prendre indirectement soin des patients en prenant soin des équipes soignantes ; le repérage par un (e) supérieur (e) du « talent » particulier d’une infirmière « qui sort du lot » et que l’on incite à devenir cadre ; le besoin d’une directrice des soins ou d’un DRH de pourvoir des postes de cadres vacants, etc.(3),(4)

Cette volonté de faire carrière conduit donc des soignant (e) s à devenir cadres, c’est-à-dire à être, au sein de l’organisation, les relais de la direction et de la politique d’établissement. Mais les cadres ne font pas qu’appliquer docilement des directives. D’une part, elles/ils les aménagent souvent afin de protéger leurs équipes, d’autre part, elles/ils s’en emparent stratégiquement, notamment pour défendre la place des soins et des soignant (e) s à l’hôpital.

DE LA “TRADITION ORALE” À LA “CULTURE DE L’ECRIT”

Les luttes pour la défense et la reconnaissance de la profession infirmière ont porté leurs fruits en 1975 avec la création de la fonction d’infirmière générale. À partir de là, il s’agit d’assoir la légitimité du service des soins infirmiers. Sous l’impulsion de Jean Kervasdoué, alors directeur des hôpitaux, Danielle Vailland fonde, dans le milieu des années 1985, la collection des « Guides du service infirmier », qui sont publiés par le ministère de la Santé où elle occupe le poste de conseillère technique(5). Une telle mise en visibilité du travail infirmier sert les intérêts de la profession, mais aussi ceux de l’administration qui, en apportant un soutien méthodologique à la réalisation de ces guides, impose des thématiques, un langage et des finalités, et poursuit ainsi son objectif de contrôle des dépenses liées aux soins(6).

Ce travail de formalisation s’est prolongé à travers la conception et la mise en œuvre d’autres outils ou supports tels que le dossier de soins infirmiers, les diagnostics infirmiers, les transmissions ciblées, jusqu’à plus récemment les protocoles de soins, ou encore les guides de bonnes pratiques, qui mobilisent différents indicateurs permettant entre autres la traçabilité des soins infirmiers.

Nombreux ont été les cadres à s’engager dans l’écriture de la description des tâches infirmières, et ce faisant à participer à la construction d’outils fort utiles aux gestionnaires des établissements de santé publics et privés, soucieux de mesurer l’efficacité des activités de leur personnel, comme en témoigne cet extrait d’entretien mené auprès de Pierre Huin, infirmier général à la clinique Sainte-Thérèse de Colmar entre 1994 et 1996 : « Avec l’aide d’une équipe de surveillantes dynamiques, il s’est concentré sur l’évaluation de la qualité des soins, le dossier de soins, et la prise en charge du nouveau-né en maternité. Un dossier de soins infirmiers, s’appuyant sur les transmissions ciblées, est proposé préalablement à la mise en place des diagnostics infirmiers. »(7)

La mise au point d’outils a été grandement favorisée par le développement de l’informatique, qui s’est progressivement déployée dans toutes les organisations, y compris à l’hôpital. Des logiciels ont été notamment mis au point, facilitant entre autres une gestion médico-économique de la qualité des soins ou la gestion des emplois du temps.

EXPERT (E) S DE LA CONDUITE DU CHANGEMENT, DE LA QUALITE DES SOINS ET DE L’ACCREDITATION/ CERTIFICATION

Au nom de la modernisation, de l’innovation et du changement, des cadres vont s’investir dans la mise en place de projets stimulants portés par le développement hospitalier jusque dans les années 1970-1980. Josette Vuidepot, cadre de santé en 1985 dans un service dynamique de neurochirurgie, se souvient de ce qu’elle dit avoir été « le bonheur de sa vie ! “(…) Je travaillais 16 heures par jour. En un an, le mode de management participatif par objectifs et la mission cadre basée sur la délégation ont permis d’obtenir une qualité de soins identique sur 24 heures à budget constant” »(8). Les cadres sont ainsi de plus en plus sensibilisé (e) s non seulement à l’efficacité mais aussi à l’efficience des soins. Leur expertise en la matière s’accroît et c’est tout « naturellement » qu’elles/ils s’acculturent aux compétences gestionnaires, sources de certaines gratifications. Par exemple, à son arrivée en 1997 à l’hôpital Saint-Louis, Dominique Feuille, directrice des soins, se souvient avec enthousiasme d’« une expérience qu’elle qualifie d’extraordinaire et très épanouissante » ainsi que de sa volonté d’apporter la preuve chiffrée de la valeur de la contribution des cadres : « Pour cela, elle utilise un outil sur mesure, l’IGEQSI (instrument global d’évaluation de la qualité des soins infirmiers), qui lui vaudra plus tard les félicitations de l’équipe venue pour l’accréditation. “C’est un tremplin qui a apporté un dynamisme incroyable. Nous avons ainsi pu apporter aux directeurs la formalisation de notre démarche. En plus, le trophée Qualité de l’AP-HP nous a été décerné”, déclare-t-elle avec enthousiasme et fierté perceptible. »(9)

Une autre forme de reconnaissance est également apportée à partir de 1997 par l’ANAES (Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé), qui offre la possibilité notamment à des directrices/teurs des soins d’endosser des responsabilités de visiteur (se)-expert (e)(10). Les démarches d’accréditation représenteront dès leur démarrage une valorisation pour les cadres, tout comme pour Simone Pourprix, cadre supérieure, très satisfaite de son rôle d’évaluatrice à l’hôpital Bicêtre, établissement désigné site pilote de l’AP-HP en matière d’accréditation à la fin des années 1990(11).

CADRES : EN QUÊTE DE RECONNAISSANCE PAR L’« UNIVERSITARISATION »

Le chemin qui mène du poste de soignant à la fonction cadre de santé, puis aux niveaux hiérarchiques supérieurs, recouvre donc l’expérience d’une conversion identitaire sur laquelle s’appuie le processus de rationalisation des établissements de santé. Ces professionnel (le) s se font plus ou moins volontairement les passeur (se) s de la logique gestionnaire et managériale à travers l’adhésion à des procédures et dispositifs dont la maîtrise leur apporte un statut d’expert, bénéfice précieux pour des agents appartenant à un groupe professionnel dit paramédical, symboliquement et pratiquement en moins bonne position que le personnel médical et administratif de direction. Mais un autre facteur a encore joué en faveur de cette adhésion, celui de la recherche d’une montée en qualification, tendant progressivement vers la revendication d’un niveau de diplôme à bac + 5. La formation professionnelle de cadre de santé s’est en effet progressivement rapprochée des formations universitaires (notamment à partir de la réforme du diplôme de cadre de santé de 1995). Les partenariats noués par les IFCS avec différentes facultés ont permis d’aller jusqu’à l’actuelle délivrance quasi généralisée de master 1 ou de master 2, renforçant par là aussi ce mouvement de conversion identitaire d’étudiant (e) s-cadres, dont une grande partie suit un enseignement en management délivré par des départements de sciences de la gestion.

Par des voies diverses, les cadres paramédicales/aux ont donc pris une part active à leur « gestionnarisation » et « managérisation », accompagnant ainsi les mutations que l’hôpital connaît à travers le développement du new public management(12).

NOTES

(1) Institut de formation des cadres de santé.

(2) Kine Veyer, directrice des soins à l’AP-HP, Objectif Soins, n° 119, 2003.

(3) Sophie Divay, Charles Gadea, « Aggiornamento managérial des établissements publics et dynamiques professionnelles. Éléments d’analyse à partir de l’évolution des cadres de santé », Gouvernement et action publique, 2015, vol. 4, n° 4, p. 81-99.

(4) Sophie Divay, « Cadres de santé en devenir. Entre carrière réglementaire universelle et carrière organisationnelle locale », in : Sophie Divay (dir.), Cadres en devenir. Évolutions, transformations, socialisations, tensions, Paris, Éditions Octarès, 2017, p. 163-184.

(5) Mercedes Chaboissier, « D’une pénurie à l’autre, quelles évolutions de la profession infirmière ? », Soins Cadres de santé, 2007, n° 64, p. 26-30.

(6) Françoise Acker, « La fonction infirmière. L’imaginaire nécessaire », Sciences sociales et Santé, 1991, vol. IX, n° 2, p. 123-143.

(7) Objectif Soins, n° 64, 1998.

(8) Objectif Soins, n° 125, 2004.

(9) Objectif Soins, n° 122, 2004.

(10) Chantal Lachenaye-Llanas, « Bilan 2000 de l’accréditation et perspectives de l’Anaes », ADSP, 2001, n° 35, p. 52-55.

(11) Objectif Soins, n° 73, 1999.

(12) Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau management public », Paris, La Découverte, 2010.