Objectif Soins_Hors série n° 262 du 01/04/2018

 

Éthique

Marc Grassin  

Exercer la fonction cadre est assumer la responsabilité d’un pouvoir. Pouvoir sur les personnes, pouvoir sur l’organisation, pouvoir sur ce qui se déroule et se vit au quotidien. Avant que d’être un attribut, le pouvoir est donné et reçu par une institution au service d’une triple tâche : faire fonctionner correctement l’organisation, atteindre les objectifs fixés et porter le souci des personnes. Le découplage et/ou la rupture entre ces trois objectifs co-nécessaires détruit le sens même de la fonction de pouvoir, conduisant à un fonctionnalisme désincarné.

Exercer le pouvoir est un exercice d’équilibriste, mélange subtil entre la capacité à décider sous contraintes et le maintien de la liberté, entre les procédures standardisées et la singularité des situations vécues, entre l’opérationnalité et les valeurs, entre les relations fonctionnelles et les relations humaines.

LES DANGERS DE L’EXERCICE DU POUVOIR SELON LA SEULE ECHELLE HIERARCHIQUE

Appréhendé comme « pouvoir sur » et lu par le prisme de l’échelle « hiérarchique », le pouvoir dérive vite vers des rapports de « domination » des hommes et des choses, réduisant la réalité au « je sais » et au « je décide » de quelques-uns. Les relations se jouent sur les distinctions segmentées manager/managé, décideur/exécutant, cadre/non-cadre, qui favorisent les logiques en « silo » et les logiques de contrôle a priori ou a posteriori. Chacun a un rôle défini, et chacun doit s’y tenir sous peine d’introduire du désordre dans la mécanique bien huilée de l’organisation. Toute tentative (réelle ou supposée) d’intervention dans une zone d’action autre que la sienne est vécue comme un risque et une mise en cause de l’autorité hiérarchique.

Les logiques de fonctionnement implicites sont au « confinement » de l’autre dans une zone limitée de responsabilité et sans qu’il lui soit possible d’en sortir. Ce confinement doit ne pas apparaître comme arbitraire et trouver des justifications rationnelles (la compétence, le diplôme, la place dans l’organisation…). Les rapports entre les personnes, mais aussi ce qui est fait et décidé, visent moins à résoudre les situations rencontrées qu’à maintenir et conserver sa position dans l’« écosystème ».

L’intelligence situationnelle des collaborateurs et leur connaissance du terrain, la critique, la prise de décision, l’adaptation, l’innovation sont, si elles ne sont pas sous l’égide de l’autorité, appréhendées comme des mises en cause possibles de sa légitimité. Rien d’étonnant de voir se développer alors des stratégies de dévalorisation des savoirs et des savoir-faire, allant parfois jusqu’à l’humiliation des personnes, pour contrer les velléités de sorties ». Le mécanisme est, bien entendu, masqué par un habillage managérial « humaniste » et « altruiste », prétendument ouvert au dialogue et à l’écoute, adéquat pour ne pas mettre à jour l’ambiguïté de sa propre conduite. L’effet est délétère. La critique est rendue impossible, neutralisée par le regard et le discours bienveillant et satisfait que chacun a tendance à porter sur soi. Toute critique est dès lors immédiatement vécue comme une attaque personnelle ad hominem. Le risque est maximal pour celui ou celle qui tenterait l’affrontement dans un rapport de force hiérarchiquement défavorable, ce qui conduit à des stratégies de repli (le silence, les résistances à la collaboration, la déloyauté, la rétention d’information…) préjudiciables au collectif et à chacun.

QU’EN EST-IL DE L’APPROCHE RELATIONNELLE ?

L’approche relationnelle inscrit a contrario le pouvoir dans un « être ensemble ». Il n’est pas un attribut ou une qualité de la personne dépositaire de l’autorité, mais une modalité relationnelle faite de reconnaissances réciproques. Il n’est sans doute pas abusif de dire que c’est l’autre qui, en réalité, donne pouvoir et autorité. La posture hiérarchique est, à elle seule, insuffisante pour être efficace. Elle réclame toujours de la part des collaborateurs la reconnaissance de la légitimité de la posture d’autorité. Cette reconnaissance ne se décrète pas mais s’éprouve au quotidien de l’expérience commune du travailler ensemble. La qualité et la nature des relations établies par le dépositaire de l’autorité (le vécu émotionnel, la prise en considération de la compétence de l’autre, de son rôle, de sa parole) participent à ce mécanisme de réciprocité de la reconnaissance. C’est en reconnaissant que je suis moi-même reconnu.

L’ENJEU DE LA RECONNAISSANCE

Le pouvoir est en cela un institué/instituant. Institué par un organigramme hiérarchique, le pouvoir s’institue concrètement par la pratique. L’oublier est prendre le risque d’imaginer que nous pourrions faire l’économie d’avoir à toujours être confirmé (reconnu) par les collaborateurs dans notre fonction d’autorité hiérarchique. Nombre de dirigeants ou managers, à quelques niveaux de responsabilité que ce soit, ne le sont que sur le papier, faute d’être reconnus légitimes sur le terrain. Cet enjeu de la reconnaissance passe par une certaine idée de sa fonction. Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu psychologique (être bienveillant, sympathique…) mais d’un enjeu plus fondamental d’identité professionnelle. L’autre n’est jamais seulement un subalterne, un exécutant, mais toujours un membre actif d’une équipe, avec une compréhension de terrain de la réalité, une compétence propre, un savoir-faire expérientiel, et un vécu concret des relations fonctionnelles. Chaque membre d’une équipe a une légitimité à ce titre et c’est cette légitimité au travail – il faudrait dire légitimité du travail – qui est en jeu dans l’identité. C’est là que se joue fondamentalement la question de la reconnaissance. Être reconnu comme un « acteur » qui sait et qui peut dire quelque chose de la réalité commune permet d’avoir une place et de faire sa place. Cela permet d’être reconnu comme un membre participant et actif à ce qui se vit, se décide et se fait. L’identité professionnelle s’humanise par l’importance accordée à l’autre (la part de l’autre) dans le collectif. Le récit que chacun peut faire alors de ce qu’il est dans ce qu’il vit au travail est enrichi de cette représentation qu’il compte dans le processus. Il n’est plus un « rouage » sans paroles, le simple chaînon sans importance d’une organisation inhumaine, mais un être humain au travail pris en considération.

La fonction d’autorité hiérarchique crée une tension entre ces deux représentations du pouvoir et de l’autorité et sans doute oscillons-nous – souvent malgré nous et selon les circonstances – entre ces différentes postures. L’approche relationnelle est de loin la plus délicate, car elle réclame une prise de distance suffisante avec soi-même pour oser le risque de l’autre, de l’autre regard, de l’autre analyse, de l’autre manière de faire. La contestation, le désaccord ne sont pourtant pas une remise en cause de l’autorité et du pouvoir mais la condition nécessaire à leur exercice. Le dire est une chose, le vivre concrètement en est une autre. Qu’en est-il réellement ? Quel écart entre l’intention d’un management relationnel de l’autorité et les faits ?

LA NARRATION : UNE CONDITION D’UNE ÉTHIQUE DU POUVOIR

Se livrer à l’exercice de faire un récit concret de sa gestion du pouvoir permet de rendre visible l’écart entre la représentation et la réalité, entre la fiction que l’on raconte et les faits. Si l’identité est narrative, le récit est collectif, en creux de la diversité d’interprétations possibles de la réalité vécue et des récits personnels que nous en faisons. La réalité est un récit partagé, bien différents des seuls « petits racontars » que nous faisons de nous-mêmes. Elle est, aussi et surtout, au-delà des mots racontés, le récit concret des faits et des décisions prises. Se dire est exigeant, peut-être pourrions-nous aller jusqu’à dire qu’il s’agit là d’une ascèse au sens ancien du terme askésis, un exercice. Cet effort à faire récit de la manière d’exercer le pouvoir et l’autorité permet de sortir des simples déclarations d’intention, de rendre visible l’écart entre la représentation de soi (généralement positive) et les faits, de remettre sans cesse en jeu ce qui ne s’interroge plus. Au cœur et en creux d’un quotidien, toujours un peu obscur à nous-mêmes, prendre le temps de la narration est la condition d’une éthique du pouvoir qui rimerait avec l’idée de responsabilité. La responsabilité est l’exigence de rendre compte, à défaut de rendre des comptes. Elle passe par la capacité à « dire à » dans l’espace public ce qu’il en est des raisons ou des faits et que cela puisse être rendu discutable, contestable, ajustable.

Analyse de pratique, groupe de parole sont autant de manière d’essayer de travailler son réel, de le rendre visible et de le transformer. Mais l’exercice très intime de la narration est peut-être encore autre chose. Plus intime en quelque sorte et donc plus engageant.

• Le premier temps consiste à dire (à soi-même ou à d’autres) ce qui, selon nous, caractérise fondamentalement notre exercice du pouvoir. Comment le définirions-nous ? Il s’agit là d’un moment de vérité personnelle qui met face à soi-même. Quelle idée je me fais de moi-même ? Libre à chacun de jouer plus ou moins honnêtement ce travail d’introspection narrative personnelle. Si j’avais à me raconter, qu’est-ce que je dirais de déterminant et de caractéristique ?

• Le deuxième temps consiste à imaginer comment nous aimerions manager et diriger s’il n’y avait pas de contraintes : « dans un monde idéal, j’aimerais pouvoir manager et faire de la manière suivante… ; si je le pouvais, je ferais ainsi… ». Ce temps ouvre par l’imagination utopique des orientations pour une reconfiguration de son rapport managérial. Il permet de rendre sensible et visible l’écart entre ce que je fais et ce que

• Le troisième temps consiste, dans l’écart et la tension ainsi mis à jour entre ce que « je suis » ou « prétend être » et ce que j’aimerais pouvoir faire, à prendre une décision managériale concrète forte et immédiatement opérationnelle et d’en mesurer les effets.

Force est de constater que l’exercice est difficile. Nous avons pu l’expérimenter en atelier lors de l’Université des cadres de 2017. Chacun a pu mesurer que porter un regard objectif et lucide sur soi est subtil, que l’écart entre les mots et les faits, entre ce que nous disons de nous-mêmes et ce que les autres en disent, entre ce que nous faisons et ce que nous pourrions faire est une constante et un défi, que prendre une décision concrète et décisive qui change notre pratique est complexe. C’est pourtant là que se joue l’éthique du pouvoir : sortir des fictions racontées pour vivre un récit incarné et faire du rêve une réalité.

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