Dossier
Ressources humaines
Cet article a pour objectif de relater l'expérience menée depuis vingt ans, au sein du département de psychiatrie addictologie de l'hôpital Bichat. Dans ce service des patients addicts rétablis s'engagent dans l'accompagnement de patients en soins. Cet engagement est valorisé par l'élaboration d'un véritable dispositif, intégré à l'équipe soignante, et la création d'une formation spécifique à l'AP-HP.
Le concept de patient expert est issu des expériences des associations de patients. Les patients utilisent, via ces associations, un savoir expérientiel pour aider d'autres malades à s'en sortir. Cette expertise a progressivement été reconnue comme possédant des effets thérapeutiques équivalents à des interventions conduites par des professionnels de santé (1). De plus, la loi sur la démocratie sanitaire (2002) (2) et la loi « Hôpital, patients, santé et territoires » (HPST, 2009) (3) invitent désormais très clairement les professionnels de santé à faire participer les patients à l'élaboration des décisions qui concernent leur santé.
Le professeur Catherine Tourette-Turgis définit plus précisément le patient expert, comme « un patient qui a acquis une expertise ayant donné lieu à une validation, une qualification ou une reconnaissance l'autorisant à exercer des fonctions, réaliser des missions, délivrer des enseignements, assurer différents rôles dans et hors du système de santé ». Cette définition a été construite à partir d'expériences d'engagements de patients dans de nombreuses spécialités médicales, qui ont également abouti à la création de l'Université des patients à Paris-VI en 2009 (1).
C'est dans ce contexte qu'une activité clinique associant des anciens patients a été formalisée en véritable dispositif, au sein du département de psychiatrie-addictologie des hôpitaux Bichat et Beaujon, à l'AP-HP. Le terme de « patient expert » a donc naturellement été retenu pour désigner ces patients addicts rétablis et engagés dans l'accompagnement de patients en soins addictologiques.
En addictologie particulièrement, l'entraide entre patients existe depuis plus d'un siècle, sous la forme des mouvements d'entraide. L'association de ces groupes d'autosupport à la psychothérapie a été reconnue comme une méthode thérapeutique efficace dans le modèle Minnesota (4).
L'exemple de ces mouvements d'entraide a enrichi les réflexions autour du concept de patient expert en addictologie, dont les missions recoupent certaines de leurs activités. Mais une revue de la littérature (5) a cependant montré que le rôle et le profil du patient expert étaient différents de ceux des représentants des mouvements d'entraide, dont l'apport aux patients reste indéniable.
Plusieurs autres modèles ont alimenté la construction d'un dispositif spécifique de patients experts en addictologie, permettant de définir des critères de recrutement, des missions, mais aussi de créer une formation spécifique. Différentes bases théoriques ont inspiré ce dispositif, dont bien sûr le travail sur les patients experts dirigé par Catherine Tourette-Turgis, qui a permis de préciser la définition du patient expert et d'élaborer sa formation (1). Le « modèle de Montréal » également, qui décrit l'engagement-patient dans de nombreuses publications, a aidé à délimiter les champs d'intervention du patient expert en addictologie (6), (7). Enfin, le programme des médiateurs de santé/pairs, développé par le CCOMS et l'ARS entre 2010 et 2014, a défini des compétences spécifiques des pairs aidants en psychiatrie, tout à fait transposables à l'addictologie (8).
Ces compétences spécifiques sont le fondement même de la notion de patient expert. En effet, le patient expert apporte au patient, et aux soins en général, une expertise qu'aucun professionnel de la santé ne pourra proposer. Il s'agit en premier lieu du savoir expérientiel, c'est-à-dire l'ensemble des compétences spécifiques qu'une personne développe lorsqu'une problématique de santé lui impose une adaptation importante. Ce savoir expérientiel complète le savoir « académique » des soignants. Bérénice Staedel écrit à ce sujet : « La différence avec les soignants se marque notamment par des spécificités telles que l'emploi fréquent du ``je'' et, de façon plus centrale encore, par l'évocation récurrente de leur propre parcours de vie », en utilisant un capital émotionnel (8).
Trois autres compétences apparaissent spécifiques au patient expert. L'identification réciproque, peut-être la plus évidente, permet d'une part au patient de s'identifier à un pair rétabli, vecteur d'espoir ; mais le patient expert, d'autre part, reconnaît ce que lui-même a été. La distance entre le patient et le patient expert est bien moindre qu'avec un soignant ; ils peuvent se tutoyer, s'appeler par leurs prénoms, mais aussi se rencontrer de façon beaucoup plus souple. Enfin, le « bilinguisme » du patient expert, grâce à sa formation, la collaboration avec les soignants et son propre parcours de soins, lui permet souvent de proposer des « traductions » aux discours des professionnels comme des patients, qui peuvent parfois avoir du mal à communiquer (8).
Ces compétences spécifiques, supports du savoir expérientiel, s'acquièrent grâce à une formation spécifique, créée au centre de formation continue de l'AP-HP en 2016, associant des modules théoriques et des périodes de stages pratiques auprès de patients experts déjà en activité au sein des institutions. Une fois cette formation officielle validée, une formation continue se poursuit via des temps obligatoires de supervision, collective et/ou individuelle, et des temps moins formels d'intervision entre patients experts.
Une fois qualifiés, les patients experts en addictologie peuvent ensuite intervenir à différents niveaux, tels que décrits dans le modèle de Montréal (6), (7). Leurs activités concernent globalement cinq domaines d'intervention :
• les soins auprès des patients, en amont, pendant et en aval du temps hospitalier ;
• l'organisation des soins, directement au sein de l'équipe soignante et de l'institution dans laquelle ils exercent, ou en tant que représentants des usagers dans d'autres instances décisionnelles ;
• l'enseignement, dans les facultés de médecine et les instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi) ;
• la formation des professionnels de santé ou hors de la santé, autour des addictions, mais aussi des futurs patients experts ;
• la recherche, via la participation à l'élaboration de protocoles de recherche ou des publications dans des revues scientifiques (9).
Enfin, les patients experts en addictologie ont créé leur association, l'APEA (Association des patients experts en addictologie : voir l'encadré), afin d'avoir notamment une personnalité morale leur permettant de signer des conventions avec les différents sites hospitaliers où ils interviennent et de souscrire une assurance responsabilité civile.
Créée en mai 2016, cette association a pour objet principal de promouvoir la place et le rôle du patient expert dans le parcours de soins, la formation et la recherche en addictologie.
Parmi ses nombreuses actions figurent :
• la prévention, l'aide et le soutien de patients dans le parcours de soins addictologiques : à ce titre, l'association a signé une convention avec l'AP-HP et a été lauréate du Trophée Patients de l'AP-HP dans la catégorie « Ouverture sur la ville » en mai 2018 ;
• la formation en addictologie des soignants et de tout public intéressé ;
• la coconstruction du programme de formation de patients experts délivrée par le centre de formation continue de l'AP-HP de Picpus dans lequel les patients experts titulaires interviennent en tant que formateurs dans les modules théoriques ainsi qu'à l'hôpital, où ils sont tuteurs de stage.
Dans l'unité d'hospitalisation d'addictologie de l'hôpital Bichat, l'intégration des patients experts a été encadrée par une fiche-missions, conçue avec eux et permettant d'organiser leurs interventions dans le service tout en rassurant le personnel soignant sur la complémentarité de leurs missions. En effet, cette fiche-missions, en plus d'être une condition du bon déroulement du partenariat soignant-patient expert, est nécessaire car elle décrit officiellement les compétences requises et cadre leurs activités dans l'unité de soins.
Comme décrit sur le plan théorique, les missions des patients experts s'organisent en direction des patients, des soignants et des patients experts en formation.
L'intervention auprès des patients hospitalisés marque une étape essentielle dans le parcours de soin de ces derniers. Avant que le patient ne soit hospitalisé, il signe un contrat de sevrage dans lequel il s'engage à recevoir des patients experts dans sa chambre. Cette visite hebdomadaire, individuelle, est portée par les soignants qui la valorisent en amont, lui donnant ainsi de l'importance avant même qu'elle n'ait lieu. La rencontre entre le patient et le patient expert est riche, notamment grâce à la mise en jeu d'une identification réciproque, dans la mesure où le patient se souvient de ce qu'il a été et où le patient peut imaginer ce qu'il pourrait devenir. Les soignants mettent de la solennité autour de ce temps d'échange, pourtant informel, en ne l'interrompant pas par des soins et en l'interrogeant en aval.
Les patients experts invitent ensuite les patients rencontrés à les accompagner aux groupes de parole qu'ils coaniment avec les soignants. Cette invitation, rarement refusée, permet à ces derniers de lever leurs réticences à retrouver des « pairs » dans un groupe. En effet, le poids des représentations de l'addict les conduit parfois à refuser spontanément d'y participer. Le bénéfice de ces groupes de parole, où ils sont libres de s'exprimer ou non et dans lesquels ils se retrouvent dans les témoignages des autres, est tel qu'ils reviennent spontanément y assister une fois sortis de l'hôpital.
L'accompagnement des patients dans le parcours de soins s'inscrit dans la durée car il débute souvent avant l'hospitalisation, par le biais de rencontres préconisées par des médecins intra et extrahospitaliers. Cette rencontre améliore l'accès aux soins car elle peut aider le patient à se décider sur le choix difficile d'une hospitalisation et l'y prépare concrètement par des réponses à des questions pratiques qu'il n'ose pas poser à son médecin. L'explication, par exemple, de la nécessité d'une fouille des affaires du patient lors de son admission lui permet de se préparer à ce temps, qui peut être synonyme de suspicion si le patient n'est pas informé, et ainsi de le vivre plus sereinement. Cet exemple illustre par ailleurs la compétence de « bilinguisme » du patient expert.
Enfin, l'accompagnement des patients se poursuit après l'hospitalisation car les patients experts restent en contact avec eux par le biais d'appels, de sms, de rencontres, etc. Les patients experts représentent alors un relais précieux pour les patients sortis des soins, lorsqu'ils ressentent l'envie de reconsommer et pour recréer du lien social. Cette ouverture sur la ville, qui permet aux patients de rester en lien avec leurs soins par le biais des patients experts, a d'ailleurs été récompensée par le Trophée Patients de l'AP-HP obtenu par l'APEA en mai 2018.
Les missions des patients experts en direction des soignants consistent à partager leur savoir expérientiel lors des réunions institutionnelles et lors des réunions de transmissions. Par le biais de jeux de rôle et de mises en situation avec les externes en stage dans le service pendant six semaines, ils contribuent à les former à la problématique addictive. Ils participent également à l'organisation des soins lorsqu'ils sont consultés par les soignants sur des éléments du contrat de soins ou, par exemple, sur la construction d'une nouvelle journée d'hôpital de jour.
Avant la création d'une formation spécifique, et afin d'avoir une reconnaissance officielle, certains d'entre eux ont obtenu un diplôme universitaire d'addictologie à l'université Paris V-Descartes. Cependant, si cet enseignement les a enrichis de connaissances, il ne les formait pas à l'intervention spécifique auprès de patients en début de parcours. Avec les soignants, ils ont donc coconstruit la grille de recrutement et le programme de formation de patients experts délivré par le centre de formation continue de l'AP-HP de Picpus.
Les patients experts y interviennent en tant que formateurs dans les modules théoriques ainsi qu'à l'hôpital où ils sont tuteurs de stage.
L'expertise des patients experts les conduit également à participer à l'enseignement des étudiants en médecine et en soins infirmiers (Ifsi) et à la formation des intervenants de proximité tels que les médecins généralistes, les magistrats, les travailleurs sociaux et tous publics en lien avec des personnes touchées par la dépendance afin de les aider à aborder cette problématique. Leurs sollicitations sont donc nombreuses.
Enfin, certains d'entre eux sont directement impliqués dans des projets de recherche, comme le programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale (PHRIP), en cours d'élaboration, au sujet de l'intervention des patients experts dans le parcours de soins addictologiques.
Ce partenariat innovant va à l'encontre non seulement de l'approche paternaliste en reconnaissant le savoir expérientiel du patient expert mais atténue également le poids de toutes les représentations liées à cette pathologie particulière qu'est l'addiction. Mais ce modèle est bien sûr transposable à d'autres unités de soins, la condition essentielle étant que les équipes se forment et échangent en amont sur l'accueil d'un patient expert, pour coconstruire un véritable projet de soins.
Une évaluation des pratiques professionnelles, réalisée en 2018 dans le service, a clairement mis en évidence les bénéfices d'une telle collaboration mais aussi les envies des professionnels de développer encore davantage leurs interactions avec les patients experts, présentés comme des vecteurs d'espoir pour les soignants eux-mêmes (10).
Dans le cadre du dispositif patients experts en addictologie, je considère le patient comme un partenaire pour le système de soins. Ce partenariat représente l'aboutissement d'une longue évolution pour obtenir l'implication des patients dans les soins comme dans l'organisation même du système de soins.
Par conséquent, ce dispositif transforme la relation entre patients et professionnels de santé autour de notions comme :
• la collaboration ;
• la coconstruction ;
• le concept de partenariat (solutions consensuelles).
Ainsi les patients experts et les soignants mettent en commun leurs savoirs respectifs et complémentaires, de la vie avec la maladie et de la maladie, dans le cadre d'une équipe pluridisciplinaire élargie qui vient en complément de l'équipe pluridisciplinaire classique.
Nous avons d'ores et déjà réalisé plusieurs actions d'amélioration pour parfaire le dispositif et renforcer le partenariat avec l'APEA (Association des patients experts en addictologie) :
• la création de la fiche-missions : « Patients experts en addictologie » ;
• des réunions « patients experts-soignants » mensuelles ;
• des références infirmières et aides-soignantes ;
• des inscriptions systématiques des professionnels de santé du service à la formation « Addictologie, patients experts » à Picpus (AP-HP) ;
• la participation des patients experts à la journée d'hôpital de jour consacrée aux troubles liés à l'usage d'alcool ;
• la création d'un trombinoscope pour mieux identifier les patients experts et les soignants ;
• la constitution d'un groupe de travail avec les patients experts pour élaborer un projet de recherche pour un PHRIP (programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale)...
1 Catherine Tourette-Turgis (dir.), « Patient-expert » [dossier], La Revue du praticien, 2015, no 65, p. 1209-1224.
2 Loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.
3 Loi no 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires.
4 xxx.
5 xxx.
6 Marie-Pascale Pomey, Luigi Flora, Philippe Karazivan, Vincent Dumez, Paule Lebel, Marie-Claude Vanier et al., « Le ``Montreal Model'' : enjeux du partenariat relationnel entre patients et professionnels de la santé », Santé publique, 2015, S1, p. 41-50.
7 Luigi Flora, Alexandre Berkesse, Antoine Payot, Vincent Dumez, Philippe Karazivan, « L'application d'un modèle intégré de partenariat-patient dans la formation des professionnels de la santé : vers un nouveau paradigme humaniste et éthique de co-construction des savoirs en santé », Journal international de bioéthique et d'éthique des sciences, 2016, vol. 27, p. 59-72.
8 Jean-Luc Roelandt, Bérénice Staedel, Florentina Rafael, Massimo Marsili, Guillaume Francois, Patrick Le Cardinal et Patrice Desmons, « Programme médiateurs de santé/pairs. Rapport final de l'expérimentation 2010-2014 », CCOMS, EPSM Lille Métropole, 2015, 60 p.
9 Ariane Pommery, Delphine Moisan, Micheline Claudon, « Patient expert en addictologie », Médecine des maladies métaboliques, 2018, vol. 12, no 7, p. 610-611.
10 A. Bregeon[J4] , Arnaud Gautier, Micheline Claudon, Delphine Moisan, « EPP : intervention des patients experts dans le service d'addictologie de l'hôpital Bichat-Claude Bernard », AP-HP, 2018.