La part maudite du soin - Objectif Soins & Management n° HS_2020 du 01/03/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° HS_2020 du 01/03/2020

 

Éthique

Dominique Bourgeon  

Le « burn-out » ou « syndrome d'épuisement professionnel » est une notion qui a fait l'objet d'études variées. Si, en quinze ans, plus de 2500 articles ont exploré ce phénomène, les deux-cinquièmes concernaient les professions d'aide et de santé alors qu'un tiers interrogeait le milieu des enseignants et des éducateurs. Autrement dit, ce syndrome apparaîtrait singulièrement dans des métiers où la réussite des actions relève fondamentalement des capacités relationnelles des professionnels.

Autrement dit, le « prendre soin » aurait un coût qu'il convient d'appréhender. Pour cela, nous devons définir la nature du « care » et étudier particulièrement ce qui échappe à la prise en soin. En fait, ce qui n'est pas fait serait porteur de sens, autant que le sont les actes réalisés. Cet article s'emploie ainsi à étudier l'envers du décor, pour reprendre une expression usuelle.

Sympathie et empathie

Le face à face thérapeutique s'avère être un échange éminemment complexe, bourré d'affects et naviguant, entre la sympathie et l'empathie. Pourquoi ? Parce qu'un être humain, armé de ses connaissances professionnelles, ne peut être totalement insensible à la détresse humaine. En tant que soignants, nous sommes régulièrement confrontés à des situations qui résonnent avec notre propre vécu ou qui relèvent tellement de l'insoutenable qu'elles nous affectent profondément. En tant que parent, je devenais de plus en plus sensible aux pathologies pédiatriques, compliquant ainsi mon quotidien hospitalier. Je me souviens également d'un patient s'étant jeté sous le métro. La vue de ses jambes déchiquetées m'a hanté pendant plusieurs jours. En cela, le soin est un miroir. Nous nous mirons dans notre quotidien hospitalier où la sympathie génère l'élan nécessaire au « prendre soin » tandis que l'empathie nous permet d'agir comme des professionnels. Les deux « mouvements » sont indissociables l'un de l'autre. La négation des élans sympathiques relève d'une simple posture théorique en rupture avec la réalité du soin.

Une relation ambivalente

Cela étant, le mouvement entre la sympathie et l'empathie doit relever de l'équilibre, de la juste « dose ». Autrement dit, nous ne devons pas sombrer dans un océan de compassion (je force ici le trait dans une démarche pédagogique). Le soignant doit se protéger de la « misère humaine » sans pour autant la nier. En conséquence, son rapport au malade demeure extrêmement ambivalent comme l'a pertinemment montré P. Corcuff. Motivé par le « prendre soin », le professionnel ne peut assumer toute la détresse du patient pour deux raisons :

• D'une part, d'autres malades attendent et les notions d'équité et de justice imposent une juste répartition de l'implication entre les personnes souffrantes. En cela, l'équité constitue une valeur professionnelle majeure.

• D'autre part, certains patients, notamment dans le cas de maladies graves, sont susceptibles d'avoir une attente affective quasi-infinie : « plus on en faisait et plus ils en demandaient ». Leur détresse est telle qu'elle ne peut être assumée par le professionnel.

L'inévitable compassion introduit donc une tension au cœur de l'intimité du soin. Elle est généralement contenue par nos connaissances professionnelles – qui théorisent le patient – et par une posture singulière : le « blindage professionnel » : mauvaise formule, certes, mais qui sous-tend l'essentiel...

La part maudite du soin

Afin de préserver notre intégrité et assumer notre tâche globale, nous adoptons des attitudes, des tactiques nous permettant de relativiser le redoutable face à face. « J'ai observé des infirmières faisant un tour rapide de la chambre, en glissant le regard sur la feuille de température au pied du lit et sur les appareils sans jamais croiser le regard du malade ; des infirmières m'ont confirmé qu'il y avait là quelque chose de volontaire, pour ne pas se faire happer par la détresse du malade (1) ». Croiser le regard du patient revient à lui offrir la possibilité de s'exprimer, d'une part, et d'autre part, de prendre conscience de son désarroi, de son dénuement. La souffrance s'exprime particulièrement par le regard. Et lorsque la charge de travail se révèle importante, il devient tentant de ne « pas voir ». Cette défense nécessaire (qu'il convient de comprendre) n'est cependant pas sans conséquence. Son contrecoup porte un nom : la culpabilité... Autrement dit, la part de détresse du patient, non gérée par le soin, se retourne contre le soignant car la culpabilité est une souffrance que l'on s'impose. La fraction de détresse non assumée constitue ce que l'on pourrait appeler la part maudite du soin, générant culpabilité et agressivité au sein de l'équipe soignante.

Les nécessaires régulations

Si un soignant « se charge » de la souffrance du patient, il doit la transmettre, la partager, la rendre, la redonner...Une enfant, âgée alors de six ans, dit un jour à son père : « papa, on m'a donné un rhume et je ne l'ai pas encore rendu... ». Il en est de même de la part maudite, de la part échappant à la prise en soin... Elle doit être partagée au sein de l'équipe... Ainsi, les transmissions doivent, certes, concerner les patients mais également chaque membre de l'équipe. Cet instant privilégié, malmené par les principes managériaux actuels, redonne du sens au travail et explicite les tâches impossibles à accomplir...

Mais d'autres échanges permettent la gestion des affects. Ils sont, par essence, de nature informelle. Il s'agit de tous les moments d'expressions, de partages spontanés. Ces instants collectifs agissent comme des lieux de régulation où la douleur, la mort, sont souvent abordées à partir d'anecdotes.

La pause-café

La pause-café constitue l'instant privilégié permettant la régulation de la part maudite. A l'appui de cette affirmation, notons les propos de P. Molinier : « J'ai toujours été étonnée par le style tout à fait singulier des histoires qui se racontent à la pause. Certaines rappellent la mémoire des morts, de ceux qu'on a aimés comme de ceux qu'on n'aimait pas » (2). Et l'auteur d'ajouter : « Chagrin, colère, compassion, irritation ou répulsion s'expriment et s'éprouvent par l'intermédiaire de ces récits qui, d'une certaine façon, se ressemblent tous ».

Dans son préambule, P. Molinier note que l'échange de récits, permet, au cours de la pause-café, de réguler les émotions et de « socialiser » la souffrance. Il s'agit incontestablement de gérer la part maudite. Les mises en récits, qui ne sont que des anecdotes, permettent, à chacun, de partager culpabilité et peurs. L'auteur mentionne une histoire particulièrement lourde de sens. Cherchant un balai, une infirmière fouillait les placards, les petites pièces où les soignants remisent généralement le matériel cassé, désuet ou non utilisé. Elle aperçoit alors, penchée dans l'un de ces réduits, deux chaussures se balançant devant ses yeux. Elle était en présence du corps d'un pendu et cette rencontre lui causa un effroi que l'on imagine aisément. Or, si nous réfléchissons à la signification du suicide – pour un soignant – il s'agit incontestablement d'un défaut de soin, notamment d'ordre psychologique. Ce manque reste pleinement compréhensible car il s'avère difficile de protéger l'individu contre lui-même. Néanmoins, cet acte désespéré participe également à la part maudite et il devient véritablement salutaire de le verbaliser devant ses pairs. En cela, la petite histoire, les anecdotes s'avèrent souvent utiles.

Les anecdotes salutaires

L'anecdote, par elle-même, est un récit détenant peu de valeur ; le dictionnaire parlant d'historiette, de détail qu'on ne peut généraliser... Toutefois, le Petit Robert mentionne un élément curieux : « [l'anecdote est] une particularité historique, [un] petit fait curieux dont le récit peut éclairer le dessous des choses, la psychologie des hommes ». Ainsi, une petite histoire, colportée de pause-café en pause-café, pourrait-elle nous donner la clé de la psychologie soignante ? De la singularité du management hospitalier ? Pourquoi ces anecdotes semblent-elles si importantes ? La réponse se trouve dans l'étymologie du mot. Le terme est emprunté, par le latin « anecdotes », au titre grec d'un ouvrage de Procope : Anekdota signifiant « choses inédites ». Les choses inédites sont, par définition, des choses non dites, non partagées, non données à voir, des mots non-dits pouvant devenir de véritables maux. En fait, il s'agit de la part maudite du « prendre soin » : cette culpabilité souvent contenue, non révélée...

En guise de conclusion : le rapport au temps...

Le rôle du Cadre consiste indubitablement à susciter la circulation des affects en permettant aux instants formels ou informels d'exister au sein de l'unité. Leur présence s'avère d'autant plus primordiale que la détresse est élevée au sein de l'unité. La prééminence de pathologies lourdes, les pronostics incertains, l'absence de finalité (le retour à la santé) exigent de telles régulations. Les anecdotes, les récits émaillant les instants de convivialité, constituent le mode de régulation informel d'un service hospitalier. Le Cadre ne doit pas le combattre, au nom de l'efficience, mais l'entretenir. Et cette démarche s'avère complexe dans le contexte hospitalier actuel. Ce qui semble relever d'une perte de temps constitue en fait le moment capital : le passage de l'intimité du soin (le vécu des face à face individuels) à la gestion collective par l'équipe. Car tout est question de temps à l'hôpital. Le double sens du mot « patient » nous le révèle. Le malade doit faire preuve de patience. Il est en fait celui qui doit attendre, celui qui doit donner du temps perdu, du temps mort, pour recevoir de la vie en sus, un sursis, un délai, un moment de grâce avant la mort. Temps perdu contre temps donné, temps mort (en salle d'attente ?) contre temps de vie (guérison)... Patience contre survie. Et dans cette lutte contre la maladie, les soignants ont également besoin de temps. Des instants pour partager et des moments pour soigner, fatalement limités, mais que la valeur « équité » permet d'optimiser...

Dominique Bourgeon

(1) « Justification, stratégie et compassion : apport de la sociologie des régimes d'action » in Correspondances (bulletin d'information scientifique de l'institut de recherche sur le Maghreb contemporain). Tunis, no 51, juin 1998.

(2) « Pendant la pause café... » in Santé mentale, no 37, avril 1999, page 10.