Marc Bessin est directeur de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), à l'Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux (IRIS) de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Ses travaux portent notamment sur les enjeux de temporalisation, à savoir comment inscrire l'action dans une histoire et lui donner des perspectives, au-delà des pressions du présent et de l'urgence. Marc Bessin développe une sociologie des présences sociales qui étudie les enjeux politiques et les capacités de temporalisation des interventions dans l'accompagnement à la personne.
Dans un domaine d'activité comme celui de la santé, les différents acteurs du soin et l'institution qui fournit ces soins interviennent chacun avec leur propre temporalité. Il importe en premier lieu de s'entendre sur le terme même de temporalité, car différents registres d'analyse existent. Ceci est particulièrement important, notamment dans le contexte de la coordination et du management, car les malentendus peuvent induire des crises autour de ces enjeux de temporalités.
La temporalité est le produit d'activités coordonnées : c'est la manière dont le travail des uns et des autres se coordonne et se synchronise. En cela, le rôle du cadre est fondamental : il permet d'organiser les activités et de gérer ces entrelacements de temporalité entre les uns et les autres.
La durée allouée à telle ou telle activité correspond au temps de travail (8 h ou 12 heures par exemple pour le travail infirmier), et se décline aussi dans la façon dont se distribuent les activités (la durée accordée au patient à proprement parler, à la synthèse, à la préparation des soins, etc.). Les contraintes budgétaires pesant sur les institutions les ont conduites à induire des disponibilités moindres pour certains types d'activités : cette rationalisation du temps de travail se manifeste notamment par une réduction du temps passé par les soignants pour chaque patient.
Toutefois, la durée ne recouvre pas tout le problème du temps. Un autre aspect est la cadence ou la vitesse à laquelle on réalise un nombre d'actes. Une cadence qui s'accélère se traduit généralement par une dégradation de tout ce qui concerne la relation (l'écoute, le care, la manière dont on considère le patient dans ses besoins), qui est pourtant un préalable indispensable à l'exécution des gestes techniques. Mais une cadence importante n'est pas forcément synonyme de dégradation : par exemple, aux urgences, une manière de répondre à des besoins vitaux est de faire très vite pour être efficace dans la division du travail entre chacun, afin de parvenir le plus rapidement possible à la bonne orientation du patient.
Le rythme est également à prendre en considération. Savoir comment engager une action, cela renvoie à la manière de s'ajuster au mieux au bon moment : qu'est-ce qui fait qu'à cet instant je dois intervenir ? Cela s'acquiert par la routine, par l'habitude. Le personnel infirmier, par sa formation et son expérience de terrain, développe une intelligence pratique qui lui permet d'intervenir au moment propice, d'ajuster son action au besoin de l'organisation, du service, du patient qui a besoin d'un soin.
Enfin, une autre dimension de la temporalité est la façon de se projeter dans le passé ou le temps : c'est ce que j'appelle la temporalisation. Ce dernier aspect est fondamental dans le registre de la santé : il explique pourquoi, dans un service, alors que l'on a « le nez dans le guidon », les personnels parviennent, ou pas, à développer des perspectives sur du long terme.
Les institutions de soins sont des lieux où s'articulent la mise en œuvre de réformes successives et des rationalisations liées à des budgets restreints. De plus, elles font face à des événements inattendus, tels que la pandémie de Covid-19, qui viennent chambouler tous ces registres. La disponibilité des personnels de santé, leur capacité à travailler rapidement, se traduisent aussi dans le sens de l'action, dans la manière dont ces personnes ont l'impression de maîtriser ce qu'elles font. En ayant « le nez dans le guidon », on risque de perdre le sens de son travail, de ne plus pouvoir se projeter. Le soignant trouve sa bonne temporalité en ajustant son activité en fonction de toutes les contraintes, notamment les temporalités de l'institution et celle du patient.
Dans le même temps, la temporalité des patients dans le parcours de soins évolue également, avec la forte croissance des maladies chroniques. La chronicisation bouleverse en effet la manière dont le patient vit le contact avec les soignants et l'institution de soins, et la logique temporelle de son contact avec les acteurs de soin. Le parcours n'est plus le schéma classique diagnostic-soin-guérison ; le patient est en prise avec la maladie, il « fait avec », sans que cela ne l'empêche de vivre par ailleurs, même s'il doit s'adapter aux contraintes qu'elle impose. La chronicisation des maladies ramène les patients à des formes de sagesse plus générale, à un autre mode de temporalité qui repose sur le fait qu'ils doivent admettre de vivre en étant interdépendants et vulnérables. L'acceptation et la prise de conscience de ces fragilités modifient fortement la façon dont le soin est perçu dans la société, dans l'idéal collectif : il fait partie de nous, de notre vie collective. Toutefois, dans une société comme la nôtre, basée sur la concurrence, l'illusion de l'autonomie est encore forte. C'est pourquoi réceptionner le soin demeure dans cette idéologie une fragilité, une anomalie. Or, admettre que nous sommes tous vulnérables (nous sommes tous concernés potentiellement par la maladie, la vieillesse, le handicap...), ce serait accepter une temporalité de réciprocité dans le soin, et pourrait nous amener à faire d'autres choix de société.
Les économies, les réductions d'effectifs, l'imposition de cadences infernales et de pauses raccourcies, l'évaluation liée à la performance, sont autant de sources d'énormes frustrations. L'un des problèmes du système de santé réside dans le fait que les patients eux-mêmes ne sont pas forcément les évaluateurs de l'activité des soignants, qui répondent à une hiérarchie, à des obligations. Le temps du soin n'est pas prioritaire car les comptes ne sont pas rendus au patient, mais à la hiérarchie. Nos institutions ne prennent pas en compte le processus de réception du soin. Bien souvent, le soignant est contraint de ne pas satisfaire l'objectif du « bon soin » pour réaliser l'activité demandée par l'organisation. Cela pose un réel problème de sens donné à son activité. Les soignants ont été formés pour administrer le soin qui convient, ajuster leur action à la demande et au besoin du patient, en apportant de l'attention à la personne en détresse. Or, plus les patients sont affectés par toutes ces restructurations qui augmentent la pression temporelle, moins les impératifs de l'organisation permettent d'accorder ce temps nécessaire à l'écoute et la considération de la personne. Cela crée notamment les difficultés que l'on peut observer dans certains Ehpad. Les soignants défendent l'idée de remettre le patient au cœur du soin, de ramener l'humain au centre de la relation pour que l'évolution du temps des soins permette une délibération autour de ce qui importe. Les valeurs du soin reposent sur l'échange, l'écoute, le respect des différentes étapes du soin, la présence du soignant dans un processus permettant d'être disponible pour entendre les besoins, la dimension morale d'être présent à l'autre pour être en capacité de formuler une évaluation des besoins, afin de mettre en œuvre ce qui doit être fait pour y répondre.
Cela demande de la coordination, car en effet la prise en charge du patient ne dépend pas seulement du soignant. La prise en considération des différentes temporalités relève de l'organisation, de la division du travail qui, si elle fonctionne bien, est favorable à l'indivisibilité : généralement, on ne s'aperçoit des personnes avec qui on travaille que lorsque que cela fonctionne mal ! Ce qui est paradoxal, c'est que ce travail dans l'ombre, pour qu'il soit effectué au mieux, doit rester dans l'ombre, sans que cela soit synonyme de mépris, de méconnaissance ou de manque de considération de la valeur de ces activités sur le parcours de soins. Ces métiers sont moins visibles mais tout à fait essentiels. Il est donc important de trouver des moments de synthèse, de discussion collective sur l'organisation pour remettre en visibilité ce sur quoi repose l'activité d'un service.
Le rôle de coordination des cadres est en effet essentiel pour rendre visible, reconnaître, faire partager la reconnaissance du travail essentiel de ceux qui le font dans l'ombre. C'est à eux de trouver les manières de le faire en fonction du contexte, de la nature du service, avec un enjeu important de responsabilité du collectif pour que tout le monde soit reconnu, l'objectif étant de répondre à une mission générale avec une division du travail où chacun doit être reconnu dans son activité essentielle. Pour cela, il est fondamental de mettre en lumière les contraintes du travail de chacun, qui se traduisent en temporalités particulières.
La pandémie a chamboulé la temporalité au niveau macro : elle a introduit une forte incertitude, une mobilisation générale du système de santé qui induit des enjeux de reconnaissance, et bouleversé l'organisation des hôpitaux, obligés de procéder à de nombreux ajustements dans leurs services. Toute cela dans un contexte où les perspectives évoluent car on ne réagit pas en mars 2021 comme nous le faisions un an avant. Un phénomène d'usure vis-à-vis de cette crise sanitaire s'est installé, au point de s'interroger sur le fait que la Covid-19 devienne comme une maladie chronique, non pas du malade, mais du système de santé et de ses institutions. Le travail des uns et des autres est affecté sur l'ensemble de la chaîne du soin. La manière dont les activités se coordonnent, grâce au travail de l'encadrement, devient alors d'autant plus fondamentale : la violence de l'impératif de la crise a induit des mobilisations fortes, mais elle nécessite aussi de relativiser, de trouver des moments pour échapper à la crise, à la catastrophe, car on ne peut pas toujours être dans la réaction d'urgence, d'autant plus quand on s'installe dans la crise durablement.
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