Management des soins
Dossier
En 2020, les soignants ont été sollicités pour faire face à la crise sanitaire liée à la Covid-19. Après un temps de répit pendant l'été, ils ont dû faire face à la deuxième vague de cette pandémie. La mise sur le marché du premier vaccin est venue accentuer la tension auprès des professionnels de santé. Aujourd'hui, ces derniers n'en peuvent plus et ils l'expriment à travers les médias. Leurs conditions de travail leur paraissent insupportables. La prise en charge qualitative des patients est devenue un enjeu pour ce secteur d'activité.
Notre société doit gérer les maladies chroniques coûteuses et le vieillissement de la population, souvent polypathologique, qui viennent parfois s'opposer à la nécessité d'efficience et de maîtrise des coûts. Dans ces situations, il est difficile de dissocier les besoins réels des populations car la prise en charge sociale est un élément incontournable pour soigner leurs maux. Par ailleurs, l'hôpital et ses modes de financement ont subi de profonds changements pour finalement devenir une entreprise à l'image du « New Public Management ». Aujourd'hui, l'hôpital doit être rentable ou, au moins, à l'équilibre. Les modes de prise en charge des patients se sont modifiés avec des durées de séjours plus courtes. Les soignants ont assisté à une accélération de la cadence du travail. Cette dichotomie entre la rentabilité et la prise en charge individualisée, singulière et sociale des patients, a modifié les conditions de travail et la disponibilité des soignants envers les patients et leur entourage. Certains soignants ont le sentiment de perdre leur « cœur de métier » et de devoir rogner sur les soins relationnels pourtant essentiels à la relation thérapeutique. Quelques soignants évoquent à ce sujet « la part cachée du soin » car malheureusement, cette activité relationnelle n'est pas valorisée financièrement. D'autres soignants voient l'hôpital comme une « usine à actes » où le rapport au temps s'est considérablement modifié. Celui-ci impacte leurs pratiques professionnelles et crée des contraintes psychosociales. Mais quelle est réellement la valeur du temps, en particulier dans ce contexte de pandémie de Covid-19 ?
Nos modes de management et d'organisation du travail ne sont-ils pas déconnectés des besoins réels des patients et, in fine déconnectés d'une partie de la société ? Et que dire de ce mode de financement lors d'une crise sanitaire ?
Néanmoins, les soignants ne restent pas passifs, ils mettent en action des stratégies de défense pour se protéger et supporter leurs conditions de travail, mais aussi pour combiner leurs différentes temporalités. Ces stratégies ne modifieront pas les sources de souffrance au travail, mais atténueront la perception de celle-ci. Elles se traduisent par des attitudes, des comportements ou des stratégies qui vont contribuer à la préservation de leur santé physique et/ou mentale en lien avec leurs valeurs, ou, tout simplement, pour leur permettre d'atteindre leur fin de carrière.
Le planning, un outil de rationalisation, est souvent l'élément factuel des temps et des rythmes de travail des professionnels. Son analyse permet de mettre en lumière les rapports que les soignants entretiennent avec cet outil. En réalité, il détermine différentes temporalités : l'activité professionnelle et la vie personnelle. Face à ces différentes évolutions, les soignants tentent de trouver un équilibre tant sur le plan personnel que professionnel. Mais il semble difficile de le trouver dans ces contextes de rationalisation et d'accélération sociale.
L'hôpital n'a cessé de faire évoluer ses modes de prise en charge pour répondre aux injonctions financières. Ces prises en charge sont devenues plus complexes et plus opaques pour les soignants (médecine ambulatoire voire alternatives médicosociales inscrites dans les réseaux, etc.).
Ouvert 24 h/24, plusieurs logiques y cohabitent via différentes missions : sociales, caritatives, économiques. On nait et on meurt souvent à l'hôpital.
À partir de l'année 2004, la tarification à l'activité (T2A) a commencé à être mise en place à hauteur de 10 % du budget, en 2005 celle-ci est passée à 20 % et ainsi progressivement, jusqu'à constituer la partie la plus importante des recettes hospitalières.
En outre, le programme de médicalisation des systèmes d'information (PMSI) a donné lieu à un essor considérable de la « quanto-phrénie ». Vincent de Gaulégac (1) souligne cette dérive pathologique qui consiste à vouloir traduire systématiquement les phénomènes sociaux et humains en langage comptable. La montée en puissance de la traçabilité des performances s'ajoute à celle de la traçabilité de la qualité et vient alimenter cette « quanto-frénésie ».
La rationalisation des hôpitaux passe aussi par celle du travail. La masse salariale représente, en effet, le premier poste de dépenses pour atteindre aujourd'hui un peu moins de 64 % de leur budget (2).
L'arrivée des 35 heures et l'annualisation du temps de travail ont modifié le rapport au travail et ajouté, de surcroît de la complexité dans les organisations de travail, notamment dans le milieu hospitalier.
D'après Paul Bouffartigue et Jacques Bouteiller (3), ces réformes seraient à l'origine d'une relation comptable et démotivée au travail et nous serions passés de : « travailler moins pour travailler tous » à « travailler plus pour gagner plus ».
Le rapport au temps et au travail s'est alors modifié et une multiplicité des échelles temporelles est apparue : de la journée à plusieurs années. Ainsi, le temps de travail et son contenu sont devenus le point de focalisation pour optimiser la productivité des soignants. Le monde de la santé n'a pas été épargné par ce contexte d'efficience et par les politiques capitalistes. La durée de présence à l'hôpital ne suffit plus à qualifier le travail, c'est la durée de travail effectif qui devient la référence, excluant du temps de travail les moments d'interruption, de flânerie, de pause et de repas. Les soignants doivent être productifs et efficaces, il n'y pas plus de temps pour les temps « morts ». Le temps est vu par les gestionnaires uniquement comme une variable d'ajustement et comme une marchandise.
Ces éléments ont contribué à l'accroissement des activités hospitalières, parfois même au détriment de leur pertinence. Aujourd'hui, l'activité hospitalière détermine les budgets l'investissement à prévoir. On comprend que le « juste soin » n'est pas toujours au meilleur coût dans ce système. La valeur du soin et la prise en charge du patient sont ramenées à une classification nationale des coûts. La course à l'efficience et à la rationalisation via les différentes organisations modifie le rapport au travail soignant et à son temps. Le temps s'est-il raréfié dans ce contexte ? D'ailleurs de quel temps parle-t-on ?
En réalité, le temps nous est familier, et cependant il est mal connu. Nous l'éprouvons à l'intérieur de nous-mêmes avec parfois nos sentiments et nos émotions. Si nous nous reportons à l'histoire de la notion du temps, nous constatons que les écrivains et les penseurs qui ont réfléchi aux problèmes de la représentation du temps se sont beaucoup plus intéressés à l'usage que nous pouvons en faire qu'à la manière de définir un concept difficile à cerner.
L'homo sapiens et l'humanité n'ont pris conscience que très lentement qu'ils étaient plongés dans un temps à la fois fini et infini. C'est à partir du moment où les hommes ont intégré cette notion dans leur système de pensée que s'est opéré un vrai changement dans leur mode de vie. Chaque société a, ainsi, développé sa propre culture du temps ou sa propre relation au temps. Les travaux des ethnologues ont montré que le temps n'était pas une catégorie uniformément appréhendée mais qu'il donnait lieu à un éventail de perceptions variant en fonction des époques, des lieux, des contextes et des cultures. C'est ainsi que certaines civilisations utilisent une notion spatiale pour désigner une année, c'est-à-dire une période de temps. Ainsi, les chrétiens, les musulmans et bien d'autres la désignent par un chiffre en référence à comput (calcul des fêtes selon un calendrier mobile).
Il convient tout d'abord de revenir sur l'étymologie du mot « calendrier ». Il provient du latin « calendarium » (livre de compte) et l'ère chrétienne démarre l'année supposée de la naissance de Jésus-Christ. C'est ainsi que la religion chrétienne a ordonné aux sociétés occidentales une représentation linéaire du temps. Le christianisme a instruit la notion de chronologie, avec la naissance du Christ comme point de référence initial.
De plus, depuis notre naissance nous apprenons, notamment à l'école, à représenter l'axe du temps de gauche à droite, de hier à demain. Les événements de notre vie s'enchaînent les uns après les autres sans jamais reboucler. Lorsqu'ils sont terminés, ils font partie du passé. Le temps est ainsi, un mouvement ininterrompu par lequel le présent devient le passé.
L'arrivée et le développement de l'ère industrielle mais aussi des progrès techniques ont forgé de nouvelles croyances. Ces différents éléments ont contribué aux idées marxistes et le temps linéaire a acquis, au fil du temps, une valeur marchande comme l'indiquent Jean Pierre Jardel et Christian Loridon (4). Mesuré et quantifié, il a permis d'y associer un prix et un salaire horaire. Dès lors, le temps est devenu synonyme d'argent. Puis, l'avènement du taylorisme a ajouté des chronomètres pour augmenter les rythmes de production et, par la même occasion, la productivité. Le lien avec le système capitaliste était fait, le temps est devenu une valeur marchande. De surcroît, en raison de sa rareté, il est devenu un bien de consommation et in fine, un bien monnayable. S'est dessinée alors une équation ; le temps de travail est devenu un bien limité dont la valeur augmente à mesure qu'il se raréfie (5). Ainsi le taylorisme a introduit dans notre société une conception et une méthode d'organisation scientifique du travail visant à assurer une augmentation de la productivité fondée sur la maîtrise du processus de production, sur la séparation stricte entre travail manuel et intellectuel, sur la parcellisation des tâches et sur une standardisation des outils, des conditions et des méthodes de travail. Cette organisation vise la productivité du process de travail en éliminant les mouvements improductifs (6).
On peut s'interroger ici sur la manière dont est vécu le temps au travail. En effet, souvent l'unité de temps journalier est subdivisée en heure/travail. Il arrive régulièrement que la quantité de travail ou la tâche à accomplir soit fixée au jour et ne dépasse pas la limite de la semaine. Ainsi, les professionnels peuvent percevoir ce temps linéaire à court terme, jour après jour, dans l'attente du retour au domicile ou des repos hebdomadaires. Évidemment, ces attentes peuvent être conditionnées par l'intérêt que l'on porte à son travail et à la fatigue que cela entraîne. Ce mécanisme a modifié notre conception du temps : nous pensons en termes d'échéance et finalement peu en termes de durée. Renaud Sainsaulieu déclare d'ailleurs que : « Réfléchir à l'avance à ce que l'on fait et fera aujourd'hui, demain, l'année prochaine, est presque impossible car ce sera la même chose, et le temps n'aura apporté qu'un peu de fatigue et de vieillissement » (7). Il s'agit d'un temps linéaire journalier qui est perçu comme répétitif, mal vécu et parfois dénué de tout contenu créatif.
En dehors de ce temps mesuré, linéaire et quantitatif, n'y aurait-il pas d'autres types de temps tout aussi importants pour assurer la vie des hommes en communauté ?Le temps ne serait pas uniquement « de l'argent », mais une multiplicité de temporalités sociales ?
Ainsi, Jean-Pierre Jardel et Christian Loridon (8) explicitent l'importance de prendre en compte le temps cyclique et répétitif. Il serait, d'une certaine manière, plus qualitatif que quantitatif. Il permettrait de comprendre comment se déroule la vie d'une tribu, mais aussi celle d'une communauté d'hommes au travail dans une organisation. Dès lors, le temps linéaire ne doit pas être le seul à être pris en compte au sein des organisations et cela suppose qu'il existe des temporalités en concurrence ou en complémentarité. Mais alors, quels sont les rites qui accompagnent ces différentes temporalités et qui marquent soit des passages, des changements de situations formalisés par le groupe, soit une volonté de maintenir le lien social ?
En de nombreuses situations, la qualité du soin réclame de revenir à un devoir de type déontologique et d'éviter tout calcul. Il serait d'ailleurs contraire au devoir de justice d'estimer la valeur du soin dispensé dans certaines situations en termes d'utilité sociale. Une démarche de soin effectuée « montre en main », parasitée par le souci de répondre à des impératifs de comptabilité analytique, se condamnerait à n'être plus qu'une technique de gestion du soin contraire aux valeurs éthiques des soignants. De plus, à vouloir soigner le plus rapidement possible pour optimiser les ressources existantes, on risque de négliger la singularité des patients et leurs ressources pourtant indispensables à leur autonomie. Comme le relèvent certains auteurs (9), faire face à ces deux concepts ne va pas de soi, dans la mesure où ils constituent de prime abord des injonctions paradoxales faisant appel à des formes de connaissances et à des méthodes différentes. La responsabilité du soignant le conduit à articuler son agir technique (fondé sur la maîtrise et le contrôle) à l'art de l'accueil et de l'écoute.
Pour toutes ces raisons, les soignants sont très vigilants à la gestion de leur temps. Ils souhaitent bien faire leur travail en préservant leurs valeurs, leur éthique, mais aussi concilier leur vie professionnelle avec leur vie personnelle. Cet équilibre est formalisé par le planning, qui conditionne donc le quotidien des soignants et son organisation. Pour atteindre ce point d'équilibre, les soignants vont devoir le négocier. Le planning des soignants est une porte d'entrée pour tenter d'appréhender ces différents éléments. L'hôpital est un lieu d'incertitude qui dépasse celui couvert par ses règles. Des négociations vont avoir lieu entre les soignants, entre les soignants et les cadres de santé et au regard du cadre formel (le droit de travail, la charte du temps de travail et les règles institutionnelles), grâce à leur capacité d'autonomie, leur habileté à négocier les règles qui encadrent leur action.
C'est sans doute ce qui a permis de faire face à la pandémie de Covid-19. Les professionnels de santé ont accepté de modifier leur planning, leurs amplitudes et leurs factions pour assurer la continuité des soins au sein des établissements. Certes, les règles peuvent servir de guide mais elles ne peuvent couvrir la totalité des actions qui entourent les soignants et les patients. Dès lors, là où l'action n'est pas réglementée, elle doit être l'objet d'un accord. Le planning semble représenter l'emblème voire le « concentré » des négociations car il se situe aussi à la frontière de l'activité professionnelle et de la vie personnelle.
Les différents moments de la journée ne sont pas équivalents pour tous : certains ont une utilité et une valeur sociale plus forte que d'autres car ils représentent des moments privilégiés pour accomplir des activités importantes (s'occuper de ses enfants, les emmener et les récupérer à la sortie de l'école...). Ce temps hors travail, rythmé par les horaires, lui donne une valeur variable. Cette notion d'utilité sociale a d'ailleurs été étudiée (10). Ce travail a mis en lumière que les heures les plus valorisées sont celles de la soirée et du weekend mais aussi que le temps libre du weekend a davantage de prix que le temps libre en semaine. Ce rapport au temps, à son utilité et à sa valeur, peut également avoir une influence sur le temps passé avec ses enfants. Ces temporalités seraient réglées en fonction des horaires ordinaires du travail de jour. Le temps du matin, par exemple, n'a pas d'utilité sociale pour certains soignants.
Ainsi, certains professionnels disposent de temps libre à des moments de la journée où une partie des activités « hors travail » ne sont plus ou pas réalisables, ou ne peuvent être accomplies que dans des conditions mal appropriées. Autrement dit, les soignants ont du temps pour « récupérer », pour gérer le quotidien, mais ce temps a, pour eux, peu de valeur car il ne semble pas utile, il n'est pas en lien avec son utilité sociale. Ce temps est en décalage avec l'activité « vie sociétale ».
Ce temps peu utile, conjugué au temps linéaire où le travail doit être réalisé dans un temps comprimé peut générer des angoisses, de la fatigue et parfois de l'énervement. Dès lors, certains soignants pourront craindre de « ne pas y arriver », de ne pas être à la hauteur ou de ne pas être suffisamment compétents. Ce stress peut parfois s'accompagner de troubles physiologiques et d'usure physique voire mentale. Pour y faire face, certains soignants cherchent des échappatoires en posant ou en demandant des jours de congés supplémentaires à leur encadrement. D'autres professionnels sont capables d'aller plus loin en évoquant des temps d'arrêt pour se préserver face à cette intensification.
Si la question du temps de repos rassemble tous les soignants, elle est aussi en lien avec leurs besoins, leur singularité, leur parcours et leur âge. Pour faire face à ces conditions de travail et à l'intensification de la journée de travail, les soignants mettent en place des stratégies.
La diminution du temps de travail en est une, via un temps partiel choisi ou en obtenant des repos répartis régulièrement sur l'année. La recherche d'un poste moins fatiguant peut-être une solution. Finalement, l'objectif de certains soignants est d'être le moins possible au travail car ils se sentent considérés comme des prestataires d'actes. Ces stratégies sont un moyen de résister aux conditions de travail difficiles. Les difficultés auxquelles font face les soignants désorganisent leur travail (bien fait). L'organisation du planning et notamment les roulements abîment physiquement les soignants les plus fragiles et déstabilisent les plus forts. Ainsi, dans leur travail, les soignants sont soumis à des contraintes psychosociales et organisationnelles. Nous pouvons faire le lien entre ces contraintes et les atteintes à leur santé mentale, leur insatisfaction au travail. Une organisation qui ne permet pas la communication, des effectifs insuffisants, de mauvaises relations au sein de l'équipe soignante, des interruptions dans le travail et un manque de partage des valeurs de travail sont en lien avec les difficultés physiques et psychologiques chez certaines aides-soignantes et infirmières.
Ainsi, le temps fait l'objet d'une préoccupation presque obsessionnelle. Il faut le contrôler en permanence, soit parce qu'il faut en garder un peu pour passer un peu de temps auprès des patients, soit pour prévenir les imprévus. Les soignants semblent tous souffrir d'une pénurie de temps.
L'organisation actuelle de l'hôpital provoque des conflits éthiques chez les soignants et peut atteindre leur santé mentale. Le chaînon critique est l'organisation actuelle. Le fonctionnement bureaucratique de l'hôpital ne serait-il pas devenu un cercle administratif vicieux à la recherche de rentabilité, et par lequel s'effondrent ses valeurs originelles ?
Christophe Dejours (11) donne lui aussi quelques éléments de compréhension sur ces conflits internes que peuvent vivre les soignants. En effet, selon lui, le travail a toujours un impact sur les fondements de la santé mentale et sur l'identité. Mettre les travailleurs dans des contextes organisationnels qui ne leur permettent pas de bien travailler peut-être très délétère pour eux. Le travail n'est pas neutre : il est l'occasion de s'accomplir ou de se détruire. Dans un contexte où les organisations, les modalités des prises en charge des patients, les malades changent, mais où se situe le point de rupture entre le monde financier et la réalité des soignants ?
Déjà en 1998, Pierre Canouï et Aline Mauranges (12) alertaient sur le fait que la seule solution pour faire face à ces changements serait de réfléchir, de garder l'esprit en éveil et de continuer à penser pour conserver l'humanité et son équilibre, c'est-à-dire l'éthique. Au cœur de ces organisations, les soignants sont pris en étau entre une pression « quantitiviste » et une relation « qualitative » au patient. Or, la qualité de l'environnement de travail au sein des organisations de santé est intimement liée à la fréquence et à l'intensité de la détresse morale (13), vécue en particulier par les infirmières. C'est en réalité une autre forme de stress qui peut conduire les soignants au « burn out ».
L'association de recherche en soins infirmiers (Arsi) a mené une enquête en 2014 sur la détresse morale vécue par les infirmières (14). Les auteures ont privilégié le concept de détresse morale car celle-ci constitue l'expression la plus fréquente dans les écrits en sciences infirmières. Elles donnent une définition de la détresse morale issue du ressenti des soignants : « C'est un sentiment vécu par l'infirmière qui ne peut poser l'action qu'elle considère en accord avec ses valeurs personnelles et professionnelles » (14). Au fond, cette définition tient compte du caractère subjectif de l'expérience de l'infirmière, c'est-à-dire de la perception qu'elle a de sa propre morale. Le concept de morale se réfère aux notions de bien et de mal attribuées aux actions posées par les êtres humains. Cette détresse morale plonge ces professionnels dans un état de grande souffrance qui affecte le corps physiquement et/ou mentalement.
Cette recherche a mis en lumière les sources de souffrance au travail, concernant notamment les infirmières, en lien avec la détresse morale. La recension de leurs écrits a permis de regrouper ces sources en trois principaux thèmes :
• les situations cliniques ;
• les contraintes internes du soignant ;
• les contraintes externes : l'effectif jugé insuffisant et mettant en péril la qualité des soins, le manque de soutien administratif associé à son travail ou le vécu d'un conflit en regard des politiques de l'hôpital avec le sentiment de compromettre ou sacrifier la qualité des soins en raison des contraintes budgétaires.
Ces différentes situations sont susceptibles de générer de la détresse morale et d'affecter la santé mentale et physique des soignants.
La notion de care est centrale pour les soignants mais elle est aussi très peu visible car elle ne se mesure pas. C'est une réponse des soignants aux besoins des personnes « vulnérables ».
Clotilde Oudot affirme que « ce qui se vit dans le temps soignant est fondamentalement ailleurs » (15). En effet, cette accélération constitue un contretemps entre le patient et le soignant. Dans le lien, la rencontre, le soin exigent une attention et pour elle, le « temps de la montre » est uniquement le cadre dans lequel le soignant place son activité. En revanche, c'est un espace dans lequel se vit la relation d'aide. Effectivement, le soignant réalise des actes de soins, il agit au sein de l'hôpital. Cette activité est visible et mesurable, mais son implication personnelle et interpersonnelle est beaucoup moins visible car elle se situe dans la qualité de la relation entre le soignant et le soigné. Ainsi, vivre la relation ne décharge pas le soignant du « temps de la montre » qui le rappelle à son devoir et à la planification, mais cela l'ouvre à la réalité invisible et immatérielle de son travail qu'est sa présence, en lien avec le temps cyclique et le temps qualitatif.
La perception du temps et sa valeur sont bien différentes selon que l'on est soignant ou gestionnaire. Mais qu'en est-il de celle du patient ?
Pour le soignant, la perception du temps est conditionnée à celui de sa montre (donc extérieur), alors que celle du patient concerne un temps intérieur (temps de l'angoisse). Dès lors, il s'agit pour le soignant d'être concordant avec l'état du patient, de se concentrer sur le présent et sur ce que le patient vit dans cet espace-temps. On perçoit alors la souffrance psychologique des soignants face à l'intensification des soins et à la valorisation des actes au détriment de la part caché du soin : la relation et sa construction.
Dans leur livre : Covid-19 : une crise organisationnelle (16), les auteurs ne mettent pas en doute l'ethos des soignants. Mais il paraît ne pouvoir s'épanouir que quand d'autres facteurs sont à l'œuvre. Il existerait en réalité quatre conditions favorables qui ont permis la mobilisation des soignants lors de la première vague de Covid début 2020 :
• les contraintes budgétaires ont été suspendues, l'administration répondant favorablement aux demandes des services en termes de matériels et de ressources humaines ;
• de plus, l'administration a entériné ou appris après-coup les décisions qui ont été prises par les équipes soignantes, ces dernières ayant disposé d'une grande latitude dans l'organisation de la réponse ;
• en outre, il n'y a pas eu de compétition autour de la captation de patients, sources récurrentes de tensions et des difficultés entre les équipes à l'hôpital,
• enfin, la déprogrammation de l'essentiel de l'activité de l'hôpital a permis de neutraliser les enjeux professionnels des différents acteurs, de libérer du temps disponible et donc d'aligner les objectifs de chacun.
Dans ce contexte particulier, la coopération à l'hôpital a pu être fructueuse. En réalité, selon les auteurs de cet essai, « dans n'importe quelle organisation, il suffit que deux conditions soient réunies, le financement non rationné et la suspension des activités traditionnelles, pour que la coordination et la coopération se développent » (17). Ainsi, certains aménagements structurels expliquent plus efficacement l'entraide à laquelle nous avons assisté que « l'éthique du dévouement ».
Face à ces différentes contraintes, les soignants mettent en place et/ou développent des stratégies pour améliorer leurs conditions de travail mais aussi pour dégager du temps pour eux, pour leur famille, pour leurs activités de loisirs ou pour leur vie sociale. Le travail en 12 heures est une solution pour libérer du temps, ainsi que la recherche stratégique de postes moins difficiles. L'arrêt de travail peut être une solution pour prévenir l'épuisement professionnel. D'autres soignants choisissent de travailler à temps partiel pour faire face aux différentes exigences temporelles. Enfin d'autres professionnels préfèrent concentrer leur activité pendant les périodes de travail. La mise en place des 12 heures en est un exemple.
Les horaires de 12 heures semblent séduire un grand nombre de soignants car, comme l'indique Joëlle Maraschin : « Les soignants sont moins souvent présents sur leur lieu de travail et on peut leur en demander plus quand ils sont présents » (18). Selon elle, de plus en plus d'hôpitaux mettent en place une organisation du temps de travail en deux fois 12 heures pour des motifs économiques, car en réalité ces horaires ne se justifient pas. Ils sont dérogatoires à la durée légale de travail à l'hôpital (de 9 heures de jour et 10 heures de nuit). Le travail en 12 heures serait un remède à la tension entre « performance sociale » et « performance économique », a priori incompatibles (19). Pour certains soignants, l'organisation en 12 heures apparaît comme une solution acceptable pour faire face aux exigences du travail. Un autre aspect du travail en 12 heures est à souligner : il permettrait d'avoir une plus grande autonomie dans son travail.
Fanny Vincent donne un éclairage à ce sujet : « C'est le paradoxe de ces organisations, avec d'un côté l'intensification du travail et de l'autre une plus grande autonomie » (19). Cela permet de rompre avec un rythme de travail effréné pour recréer une forme d'autonomie dans son travail.
Ainsi, le travail en 12 heures donne plus d'autonomie et il permet aussi d'introduire une dimension affective et relationnelle dans ce temps linéaire.
Faute de solution pour faire face à la rationalisation du travail et à son intensification qui génèrent une trop grande fatigue physique et psychologique, voire du surmenage, certains soignants préfèrent demander des arrêts de travail à leur médecin. Il s'agirait d'un acte de prévention selon Pascale Moulinier (20) pour faire face à ce contexte de travail. Sont mises en exergue dans ces situations :
• les conditions de travail. Les infirmiers et sages-femmes puis les aides-soignants sont les plus exposés dans l'ensemble à des conditions de travail dégradées ;
• les exigences émotionnelles, qui traduisent les contraintes liées au contact avec des personnes en situation de détresse, la nécessité de cacher ses émotions ou de calmer des personnes, les rapports sociaux tendus et les risques d'agression ;
• les contraintes physiques ;
• les contraintes horaires.
Comment travailler avec le sourire et être disponible pour le patient alors que le soignant est lui-même en difficulté pour faire face à sa journée de travail ? Comment faire lorsque les soignants sont épuisés de refouler leurs émotions ?
Progressivement, la rationalisation du temps de travail des soignants est devenue une variable d'ajustement financier dans les organisations bureaucratiques hospitalières. Il en résulte une profonde modification des conditions de travail des soignants mais aussi de la conception des soins, car la prise en charge globale et singulière des patients nécessite du temps. La relation thérapeutique s'établit progressivement. Or, ce temps s'est comprimé, empêchant le travail du care. Il est essentiel de comprendre la pluralité des temps pour se détacher de la conception mercantile du temps linéaire. Le temps peut servir à autre chose, il peut être plus qualitatif et accompagner les différentes temporalités des soignants. On peut l'estimer à la qualité des échanges qui s'y produisent. Ces autres temps semblent être sous-estimés alors qu'ils sont essentiels pour supporter un temps linéaire dépouillé de ses valeurs.
En outre, les sources des conflits liés au planning émanent souvent des conditions de travail et de son intensification, mais aussi de l'utilité sociale du temps personnel. Ce temps hors du travail est important pour les soignants car les temps de la journée ne sont pas équivalents pour chacun. Certaines tranches horaires comme le soir ou les weekends ont plus de « valeur » car elles peuvent influencer la qualité de leur vie privée.
Ces différents éléments permettent de comprendre les effets de ces processus d'industrialisation des soins en lien avec la gestion des différentes temporalités. Les professionnels font face à des injonctions paradoxales, sources de conflits éthiques. Alors, pour pouvoir gérer ou supporter leur quotidien, les soignants adoptent des stratégies comme le travail en 12 heures ou le temps partiel. D'autres convoitent des postes moins pénibles. Dans certaines situations, l'arrêt de travail est considéré comme un acte de prévention pour éviter l'épuisement professionnel.
Les accords du Ségur de la santé (21), considérés comme historiques pour reconnaître l'engagement de ceux qui soignent, seront-ils suffisants pour faire face aux besoins réels de notre société et préserver les valeurs soignantes ?
(1) Gaulégac (de) V., La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. Paris : Seuil ; 2005.
(2) Juven P.-A., Pierru F, Vincent F. Le casse du siècle. À propos des réformes de l'hôpital public. Paris : Éditions Raisons d'agir ; 2018. p. 53.
(3) Bouffartigue P., avec la collaboration de Bouteiller J., Temps de travail et temps de vie, les nouveaux visages de la disponibilité temporelle. Paris : Puf, 2012. p. 52.
(4) Jardel J.P., Loridon C., Les rites dans l'entreprise, une nouvelle approche de temps. Paris : Éditions d'organisation, Les Echos ; 2000. p. 87.
(5) Hassard J., Pour un paradigme ethnographique du temps de travail. In : Chanlat J.-F., L'individu dans l'organisation : les dimensions oubliées. Montréal/Paris : Presses de l'université de Laval/Éditions Eska ; 1990. p. 215-230.
(6) www.cnrtl.fr/definition/taloris
(7) Jardel J.P., Loridon C. Ibid., p. 90.
(8) Ibid., p. 27.
(9) Ibid., p. 179.
(10) Knauth P., The value of leisure time. In : Oginski A., Pokorski J., Rutenfranz J. Contemporary advances in shiftwork research. Kracow : MedicalAcademy ; 1978. pp. 161-170.
(11) Dejours C., J'ai très mal au travail. Documentaire, 2011. https://www.youtube.com/watch?v=BLet1cNcGlw
(12) Canouï P., Mauranges A. Le syndrome d'épuisement professionnel des soignants. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson ; 1998. p. 186.
(13) Poisson C., Alderson M., Caux C., Brault I., La détresse morale vécue par les infirmières : état des connaissances. Recherche en soins infirmiers no 117, juin 2014. p. 69.
(14) Ibid. p. 65-72.
(15) Oudot C., Vivre la temporalité à l'hôpital. Ou quand patient et soignant ne sont plus à contretemps, Laennec, 2017/2. p. 45-55.
(16) Bergeron H., Borraz O., Castel P., Dedieu F., Covid-19 : une crise organisationnelle. Paris : Presses de SiencesPo, 2020. p. 85.
(17) Ibid., p. 83.
(18) Maraschin J., Les dangers des organisations en 2 x 12 heures. Santé & travail no 104, octobre 2018, p. 35.
(19) Juven P.-A., Pierru F, Vincent F. Ibid., p. 74.
(20) Moulinier P., Le care, dimension vitale pour les soins. Santé & travail no 104, octobre 2018, p. 39.
(21) https://solidarites-sante.gouv.fr/systeme-de-sante-et-medico-social/segur-de-la-sante-les-conclusions/