Devenir manager, gérer les nouvelles compétences des équipes de soins... le métier de cadre se transforme et le terrain a depuis longtemps dépassé les référentiels de formation parfois désuets.
La position de cadre de santé de proximité a fortement changé dans les établissements publics où ils exercent majoritairement et ils sont aujourd'hui « à l'interface entre le médical et l'éthique », reconnaît Karen Inthavong, coordinatrice générale des soins à l'Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AM HM) qui remarque un vrai besoin d'accompagner les personnels d'encadrement pour faire avancer un système de santé qui pressurise en raison de tensions financières et de l'évolution des carrières. « Nous avons aujourd'hui besoin de cadres experts en organisation plus que dans le soin », estime de son côté Catherine Destrez, cadre supérieur de santé paramédical et coordinatrice pédagogique à l'Institut de Formation des Cadres de Santé Campus PICPUS de l'AP-HP.
Avec l'arrivée dans les services de nouveaux métiers du soin, il faut créer une cohabitation et un management adapté. « Tout le monde doit changer de posture dans ce système contraint financièrement. Le vrai enjeu pour le cadre de proximité est de devenir un vrai coordonnateur managérial alors qu'aujourd'hui, on lui demande d'être sur tous les autres fronts... », regrette Karen Inthavong qui tente d'innover dans ses services.
Arrêtons-nous sur la formation des cadres qui devrait évoluer aux rythmes des mutations du terrain. Pourtant, les différents IFCS ne peuvent pour l'instant pas s'en remettre au ministère de la Santé puisque les changements tardent à advenir... « Le problème, c'est que nous sommes toujours sur le référentiel de 1995 [1] qui est obsolète pour organiser la formation », regrette Catherine Destrez. « Les IFCS sont dans l'attente d'une réingénierie qui ne vient pas et nous sommes tous obligés de bricoler à partir du référentiel et d'apporter quand même des éléments de réponses aux attentes des futurs cadres et des recruteurs. »
Le Comité d'Entente des Formations Infirmières et Cadres (CEFIEC) a tenté en vain de se faire entendre auprès des instances décisionnaires : « On a souvent remis en question et même proposé des adaptations du programme de formation au ministère de la Santé ou à la mission Le Bouler mais on a toujours botté en touche... il y a des enjeux plus prioritaires », regrette Martine Sommelette, sa présidente, qui reconnaît l'inventivité du terrain en cas de paralysie du politique, peut-être trop éloigné du terrain.
Depuis 1995, il a fallu s'adapter aux évolutions du système de santé : la réforme de l'hôpital, des patients de plus en plus acteurs de leur santé (l'information est partout), la mutation de l'offre de soins dans les territoires (loi HPST), la T2A, l'universitarisation de nouvelles compétences, les infirmières de pratiques avancées ou encore les nouvelles spécialisations... Pour y répondre, la plupart des IFCS ont passé des conventions avec leurs universités de proximité. Pour les aspirants cadres, elles visent à valider une première année de master voire un master complet tout en préparant le diplôme de cadre de santé. C'est la possibilité de s'ouvrir à des parcours conventionnés en santé publique, science de l'éducation, gestion et management, ... Et les étudiants sont nombreux à suivre ces nouvelles voies de traverse.
Par ailleurs, les formateurs et coordinatrices des IFCS se confrontent sans cesse au terrain et font évoluer la formation des cadres, comme l'indique Catherine Destrez à l'AP HP : « Depuis trois ans, nous nous sommes rendu compte qu'il fallait travailler en transversalité sur les métiers et la professionnalisation des métiers du soin, au sein de la formation des cadres, parce qu'ils vont devoir faire des choix d'organisation du travail en lien avec ces nouveaux métiers. »
La formation qui n'a pas évolué dans les textes du décret peut ainsi s'adapter au terrain. En fonction des besoins des futurs cadres, les modules se transforment : cours en sociologie des professions ou retours sur les expériences de terrain débarquent à l'IFCS. « Cette année, reprend Catherine Destrez, une représentante métier de l'ARS a assisté aux présentations des futurs cadres basées sur leurs observations d'expériences métiers. Elle a dialogué avec eux à propos de l'évolution des métiers d'infirmières, kinésithérapeute, diététiciens... D'autres partenaires, comme l'association Défi Métier, qui étudient l'évolution des métiers, viennent également compléter la formation. « Dans la rigidité des modules obligatoires, on trouve aussi la place pour faire intervenir des collègues spécialisés en coordination du parcours patients, des infirmières de pratique avancée,... Nous prévoyons une vingtaine d'heures d'échanges de ce type ».
La transversalité passe ainsi par une grande porosité entre les situations vécues à l'hôpital et les contenus des IFCS. A Paris, les anciens étudiants cadres sont invités à remplir un bilan des compétences qu'ils ont acquises en formation neuf mois après leur prise de poste d'encadrement. Depuis peu, leur supérieur hiérarchique remplit également le questionnaire pour l'IFCS. « On ajuste les modules de formation, en fonction des besoins remontant du terrain. », indique Catherine Destrez. A Paris, cela a permis d'ajouter du temps pédagogique sur l'organisation du travail des cadres qui s'appuiera sur des situations rencontrées en stage. Ce bilan post-formation permet en outre de se poser et de prendre le temps d'analyser sa pratique quotidienne, d'interagir avec sa hiérarchie avec un outil établi.
Au CHU de Montpellier aussi, où les premières étudiantes IPA ont été accueillies en stage, un bilan interprofessionnel va permettre d'adapter le déroulement des stages, objets de tension pour les encadrants. « Les cadres rencontrés pour le bilan ont remarqué un problème de positionnement entre stagiaires IPA et externes. Ils étaient déconcertés face aux deux professionnels stagiaires : l'externe et l'IPA arrivant en même temps pour découvrir l'examen clinique. Nous allons imaginer une solution pour que tout le monde trouve sa place pendant les stages », explique Jean-Michel Gautier, Iade et cadre de santé en charge de l'implantation des IPA au CHU de Montpellier. Cela pourra passer par un aménagement du nombre d'externes et d'IPA accueillis simultanément dans les services. « Préparer l'accueil des étudiants nous permet de penser à l'arrivée prochaine des futures IPA. » JM Gautier prépare actuellement un doctorat en science politique sur le thème de l'intégration de la pratique avancée en France.
La coordination générale des soins de l'Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM) a pour sa part décidé de tester un nouveau mode de management où les personnels soignants et d'encadrement se retrouvent autour d'un « projet fédérateur » : « Nous voulons développer une nouvelle façon d'être cadre qui se base notamment sur l'objectif des hôpitaux magnétiques qui, en plus des incitatifs financiers [proposés au personnel, NDLR], se concentrent sur l'amélioration de la qualité de vie au travail et la construction d'une vision commune de celui-ci », développe Karen Inthavong, coordinatrice générale des soins de l'AP-HM.
Remettre du sens dans le management est l'autre priorité. La mise en place du changement a été amorcée par des professionnels de l'école associative Aveas, spécialiste du travail en équipe se questionnant sur le sens donné au travail. Christophe Geisler a suivi les équipes d'encadrement des hôpitaux de Marseille. Il a détecté chez eux le sentiment d'un manque de légitimité sur le terrain qui provoquait un mal-être : « Les gros hôpitaux n'ont pas pris la dimension de la gestion d'équipe par un encadrement qui n'est pas assez sur le terrain. », explique-t-il.
Avec la direction générale des soins de l'hôpital Nord (AP-HM), un groupe de travail s'était tout d'abord réuni au sein d'un ARSQ : une réunion pour l'Amélioration Rapide et Simple du Quotidien. « A quelques-uns – direction des soins, cadres supérieurs et équipes d'encadrement –, nous faisons suivre une méthodologie collaborative de résolution de problèmes. Dans une sorte d'opération commando, nous travaillons dans des salles voisines sur des sujets différents. », explique le formateur. Après une heure et demie d'échanges, les groupes débriefent avec la direction des soins qui arbitrera pour que, très vite, « quelque chose se passe ». « La hiérarchie accepte de donner du temps à ses équipes pour réfléchir. Cette présence d'un membre de la hiérarchie rend la méthode d'autant plus pragmatique et acceptable pour les équipes ». C'est l'intelligence collective au service du changement qui est ici appliquée.
Il a aussi été proposé aux cadres supérieurs de travailler avec l'encadrement paramédical. Chaque jour ou chaque semaine, les membres réunis en équipe se questionnent à propos de questions simples du quotidien : comment améliorer ce qui devait l'être ? Ils étudient alors des problématiques d'encadrement ou de la vie quotidienne d'un service. Les cadres se sont habitués à manipuler des outils de pilotage collaboratif comme des supports visuels. Ainsi, périodiquement l'équipe encadrante, avec les soignants, travaille sur des sujets qui remontent du terrain. Une fois les propositions des uns et des autres posées, les cadres arbitrent pour prioriser les changements à apporter. « Nous nous inspirons de ce qui se fait dans des établissements en Belgique ou dans les pays scandinaves où l'on travaille davantage qu'en France sur la qualité de vie au travail. », explique Christophe Geisler.
Pour Jean-Michel Gautier, l'expérience d'ailleurs, en l'occurrence du Canada où la fonction d'infirmière spécialisée (équivalent aux infirmières de pratique avancée française) existe, peut inspirer les cadres français. Il prône lui aussi un dialogue à bâtons rompus entre tous les acteurs afin d'intégrer les nouvelles recrues. « A Montréal, lors d'un voyage en 2010, j'ai remarqué que les infirmières spécialisées en douleur chronique développent des compétences avec les médecins et que la mise en place de consultations infirmières avec division du travail entre les professionnels avait nécessité une bonne collaboration et une vision commune », explique-t-il.
Avec sa double casquette de cadre qui implante la pratique avancée et d'observateur, il prend de la hauteur sur une situation complexe de l'intégration et de l'évolution des métiers du soins. Au Québec, il avait observé que le stress pouvait naître de la méconnaissance du rôle de ces infirmières spécialisées par le reste de l'équipe. « L'encadrement pouvait craindre de devoir encadrer ces infirmières car il connaissait mal la définition de leur rôle. Elles sont souvent considérées comme des super-infirmières ou des mini-médecins. Les cadres se demandent comment ils vont se positionner face à elles... Ce n'est pas fondé car elles restent avant tout des infirmières rattachées à une direction de soin et n'échappent pas à l'encadrement... Pour éviter cela en France, nous dialoguons en interne sur la pratique avancée avec les cadres et les soignants lors de réunions d'encadrement ou de commissions de soin. Cela s'organise en binôme avec la directrice des soins référente. » Pour éviter les a priori et gommer les craintes non-fondées, les cadres s'emploient, à apporter des éléments précis de réponse au regard des textes existants définissant la pratique avancée.
Pour Martine Sommelette, présidente du CEFIEC, il faut également rassurer les cadres : « L'IPA sera une professionnelle compétente dans la partie soin et non management dans les hôpitaux publics. Le cadre restera le manager de l'équipe dans laquelle l'IPA sera une composante complémentaire. La cadre pourra utiliser les ressources de l'IPA sur des possibilités de formation du personnel, des réflexions sur l'évolution de soin. Pour moi, pas de concurrence dans l'évolution des soignants ».
Pour Jean-Michel Gautier, l'implantation des IPA ne peut pas se faire sans le département des ressources humaines. « Cela va questionner le financement des postes et il faut aborder cet enjeu qui va de pair avec l'organisation des soins et la logistique. » Il s'agira notamment de penser aux accès aux modules de prescription médicamenteuse et d'examens complémentaires au sein des dossiers patient informatisés.
Pour faire face aux évolutions, les différents professionnels demandent également que les postes de cadre soient revalorisés en vue des évolutions : revalorisation salariale des cadres mais aussi écoute et prise en compte des retours du terrain.