Alors que la formation infirmière en psychiatrie s'est progressivement étiolée au fur et à mesure des réformes, la nécessité d'une spécialisation et d'une professionnalisation encore plus profonde reste plus que jamais d'actualité sur le terrain.
La santé mentale est le « parent pauvre » du système de santé : de l'aveu même d'Agnès Buzyn, ministre de la santé, la psychiatrie souffre d'un manque récurrent de moyens. Alors que le nombre de patients pris en charge continue d'augmenter – plus de 2 millions de patients ont été suivis en 2015 en ambulatoire et 415 000 en hospitalisation (1) – le nombre de lits en psychiatrie générale a diminué de 60 % entre 1976 et 2016 selon un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) (2). Là où le chiffre de l'ONDAM a augmenté de 2,2 %, les dépenses liées à la psychiatrie ont progressé de seulement de 0,8 % par an pour les établissements (1,2 % si on cumule ville et hôpital). Alors certes, la ministre de la Santé a fait un geste envers le secteur en fin d'année dernière en débloquant une grosse enveloppe de 50 millions d'euros et en créant un fonds d'innovation en psychiatrie doté de 10 millions d'euros, mais les difficultés persistent. Début 2019, le personnel de certains établissements spécialisés s'est mis en grève pour dénoncer les manques de moyens : en France, plus de 25 % des postes de psychiatres ne sont pas pourvus et la formation infirmière est en berne. En effet, depuis 1992 avec l'arrêté du 23 mars, un nouveau diplôme d'Etat infirmier a mis fin à la formation des infirmiers de psychiatrie qui existait jusqu'alors, mais qui ne bénéficiait pas d'un diplôme spécifique comme c'est le cas pour les IBODE. 25 ans plus tard, les infirmières formées spécifiquement à la psychiatrie ne sont plus légion : « aujourd'hui, il reste probablement environ 20 % des infirmiers de secteur psychiatrie formés avant la mise en place du nouveau diplôme », estime Pascal Mahieux, cadre supérieur de santé au centre hospitalier spécialisé de Savoie, lui-même diplômé en 1987. Car avec cette réforme, la formation théorique a été réduite de moitié de son contenu spécifique à la psychiatrie et limitée à 280 heures pour les stages obligatoires (cf. Encadré 1) : « au final, la perte de substance pourrait se chiffrer à 80 % du contenu de la formation spécifique en psychiatrie » déclare Pascal Mahieux. Une situation que déplore également Arnaud Gautier, cadre de santé en psychiatrie/addictologie à l'hôpital Bichat-Claude Bernard (AP-HP), qui explique « qu'aujourd'hui, les infirmiers jeunes diplômés qui s'orientent en santé mentale se sentent démunis en expériences et connaissances, car le système a mis en place un véritable défaut de connaissances théorique et pratique », notamment avec une présence sur le terrain – par le biais des stages – insuffisante. Dans les faits, la Coordination nationale infirmière, auditionnée à l'Assemblée nationale en 2013, faisait état d'une formation théorique de 440 heures et de 350 heures de stages obligatoires depuis la réforme de 1992, contre 2 280 heures de théorie et 2 360 heures de stage prévues dans la formation antérieure du diplôme d'infirmier psychiatrique, un différentiel tellement énorme que la spécialité psychiatrie dans la profession infirmière peine à s'affirmer.
Ainsi, en près d'un quart de siècle, la formation en psychiatrie a progressivement fondu comme peau de chagrin alors même que l'hôpital accueille plus de patients et nécessite donc plus de moyens humains et spécialisés. Un constat que les différents plans santé mentale ont mis en avant arguant de manière récurrente que les moyens humains n'étaient pas suffisants : d'ailleurs, le dernier rapport relatif à la santé mentale, publié en 2016 par Michel Laforcade (3) fait état d'une « formation infirmière assez disparate, parfois en décalage par rapport à l'état des connaissances et insuffisante pour ceux qui souhaitent travailler en psychiatrie ». Un constat que Pascal Mahieux fait sur le terrain : « les jeunes diplômés qui sortent de l'école et qui font le choix de travailler en psychiatrie – car c'est un réel choix – arrivent relativement démunis par rapport à la posture à adopter avec les patients. A une époque, les jeunes infirmiers étaient épaulés par les infirmiers de secteur psychiatrie qui entretenaient une relation de compagnonnage qui s'est peu à peu évanouie avec les réformes successives », détaille-t-il. Alors certes, le plan santé mentale de 2005 a pointé du doigt le manque d'adéquation de la formation ce qui a abouti à la publication de deux circulaires pour renforcer la formation complémentaire (cf. Encadré 2), « mais le système d'accompagnement visant à compenser les lacunes de la formation initiale introduit malgré tout un déséquilibre, car laissé à l'appréciation des établissements. Il est évident qu'un petit établissement n'aura pas les mêmes moyens qu'un gros pour mettre en place ces formations », déplore Arnaud Gautier. Car cette prise en charge des nouveaux arrivants est dépendante de l'établissement où ils se retrouvent affectés : « la mise en place ne se fait pas partout, confirme Pascal Mahieux, et surtout, ça ne suffit pas à compenser le réel manque laissé par les réformes successives de la formation d'infirmière en psychiatrie ». Là où 80 % de la formation d'avant a été rognée, une quinzaine de jours – soit 70 heures environ – de formation a été rajoutée : insuffisant. D'autant que certains établissements n'ont pas forcément les capacités humaines (en termes de temps) de porter ces formations complémentaires ; elles peuvent parfois faire appel à des organismes de formation qui s'adaptent aux demandes et aux budgets... les formations complémentaires de 15 jours conseillées pour les nouveaux arrivants peuvent elles-aussi très vite se transformer en une semaine de formation... Quant au tutorat préconisé dans la circulaire du 16 janvier 2006, et visant à compléter la formation des nouveaux infirmiers en psychiatrie, il nécessite un investissement de la part des tuteurs – nécessaires pour la transmission du savoir intergénérationnel – et une véritable volonté institutionnelle pour porter le système.
Cette formation accélérée ne prend pas en compte non plus une dimension essentielle en psychiatrie, le temps. La relation au temps n'est en effet pas la même lorsque l'on doit appréhender un patient hospitalisé dans un établissement spécialisé ou un patient dans un service MCO : « la formation se fait hors d'un contexte d'urgence, le temps d'hospitalisation des patients en psychiatrie est souvent plus long, ce qui permet d'appréhender les choses plus posément », explique Arnaud Gautier. Reste qu'il faut tout de même acquérir un savoir-faire et un savoir-être au contact de ce patient particulier qu'est le patient de psychiatrie : « il ne faut pas seulement être un bon technicien, l'humain joue un rôle essentiel dans la formation de l'infirmière en psychiatrie : essayez donc de faire une prise de sang sur un patient qui se prend pour Napoléon ! Le bon sens n'a aucun sens en psychiatrie, l'humilité est extrêmement importante pour avancer et comprendre le patient », justifie le cadre de santé. Là où en MCO un protocole s'applique de la même manière à chaque patient, en psychiatrie, chaque cas est spécifique et l'infirmier doit prendre en considération un fonctionnement différent à chaque malade. La formation prend donc du temps, tout comme le compagnonnage est un pilier pour la réalité du terrain. Or, ces deux points ne sont plus la priorité dans la formation des nouveaux diplômés. « Lors du premier comité stratégique de la santé mentale et de la psychiatrie [qui s'est tenu fin juin 2018, NDLR], la question de la formation des infirmiers n'a même pas été abordée », regrette Pascal Mahieux. Pourtant, les rapports ne cessent de crier leur nécessité, « les moyens alloués sont-ils suffisants ? », s'interroge le cadre supérieur de santé. Pas si sûr lorsqu'il regarde la façon dont est dispensé la consolidation des savoirs : « jusqu'en 2012, celle-ci portait sur des données très spécifiques à la psychiatrie puis peu à peu, on s'est aperçu que les connaissances de base n'étaient même plus acquises par les nouveaux arrivants qui nous réclamaient des formations sur les troubles bipolaires ou la dépression qui sont normalement des savoirs de base ».
En début d'année, la députée Martine Wonner (LREM), psychiatre de profession, a mené une mission parlementaire sur le financement de la psychiatrie. Après avoir auditionné des professionnels du secteur, des associations et des patients, ses conclusions ont été sans appel : « tout le modèle est à revoir et il y a urgence à agir. La psychiatrie hospitalière a besoin d'une réforme structurelle portée par un délégué ministériel avec des moyens supplémentaires » a-t-elle assuré. C'est le Pr Frank Bellivier, chef du service de psychiatrie adulte du groupe hospitalier Saint-Louis – Lariboisière – Fernand Widal (AP-HP) et directeur d'une équipe Inserm de recherches sur les troubles bipolaires et les addictions, qui occupe ce poste et est en charge de mener à bien la feuille de route de la santé mentale et de la psychiatrie annoncée en juin 2018. Reste à voir si cela peut faire évoluer la profession infirmière dans le champ de la psychiatrie. L'infirmière de pratiques avancées (IPA) est sur beaucoup de lèvres (cf. Encadré 3). Dès cette rentrée universitaire, la psychiatrie et la santé mentale devraient en effet s'ouvrir à la pratique avancée. Les textes définissent les conditions selon lesquelles s'exerceront ces pratiques avancées : l'IPA pourra « concevoir et mettre en œuvre des actions de prévention et d'éducation thérapeutique et être capable d'organiser les parcours de soins et de santé de patients en collaboration avec l'ensemble des acteurs concernés », une tâche que Pascal Mahieux salue et reconnaît à ces infirmiers spécialisés. L'IPA sera aussi qualifié « pour analyser la pertinence du renouvellement et de l'adaptation de la posologie de certains traitements – antipsychotiques, thymorégulateurs, antidépresseurs, traitements de substitution, traitements symptomatiques des effets indésirables, antalgiques, anxiolytiques et hypnotiques – en analysant l'état de santé du patient », en relais de consultations médicales pour des pathologies identifiées. Ses attributions couvriront aussi « l'analyse de la pertinence de prescriptions de produits de substitution non soumis à prescription médicale et l'identification des examens à prescrire pour la surveillance des effets des traitements ». Une pratique professionnelle qui pourrait permettre de combler les lacunes accumulées au cours des réformes et mettre en avant des infirmiers experts, garants de l'observance, de la continuité, la globalité et la qualité des soins en réponse aux besoins des patients. Aujourd'hui, la psychiatrie et la santé mentale nécessitent une expertise clinique et organisationnelle en pratique infirmière s'appuyant sur une formation spécifique sanctionnée par un diplôme de spécialité. L'heure de l'évolution pour la profession infirmière en psychiatrie a sonné. Reste à voir comment cette concrétisation va s'opérer sur le terrain pour les infirmiers qui s'engageront dans le projet. Ils devront probablement trouver leur place dans le système actuel et démontrer leur plus-value dans un secteur où la spécialisation est plus que nécessaire.
(1) Selon une étude de selon une étude de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) : https://bit.ly/2LPyV1W
(2) Rapport IGAS : https://bit.ly/2NOIbGc
(3) Rapport Laforcade : https://bit.ly/32pbcfc
Dans sa feuille de route pour Ma santé 2022, Agnès Buzyn, ministre de la Santé, a réaffirmé sa priorité pour la psychiatrie et la santé mentale dans le prolongement du premier comité stratégique de la santé mentale et de la psychiatrie. La ministre estime que « la psychiatrie doit maintenant renforcer ses collaborations avec les professionnels des soins primaires et prendre un virage pour organiser dans les territoires un accès plus rapide aux nouvelles thérapeutiques et aux soins spécialisés ». Parmi les objectifs à atteindre, la ministre souhaite augmenter le nombre de stages en santé mentale pendant les études de médecine générale « pour qu'à terme, chaque étudiant en médecine générale ait eu une expérience dans le champ de la psychiatrie et de la santé mentale ». Pour les infirmiers, Agnès Buzyn appelle de ses vœux « une extension des formations d'infirmiers de pratiques avancées à la psychiatrie dès cette année ».
En 1973, le diplôme d'infirmière de secteur psychiatrie voit le jour avec une formation étendue. Un arrêté de 1979 fait passer l'enseignement théorique en psychiatrie à 800 heures (dont 200 en pédo-psychiatrie), tandis que les stages intra et extra-hospitaliers se complètent de stages complémentaires pour permettre une réelle immersion dans les pratiques en psychiatrie. Mais en 1992, la création du diplôme d'Etat polyvalent met fin à la formation spécifique des infirmiers de secteur psychiatrie, faisant passer la formation théorique à 400 heures et les stages à 280 heures. Pour pallier les manques inhérents à cette réforme, le plan santé mentale de 2005 conduit à la publication de deux circulaires pour renforcer la formation de nouveaux infirmiers en psychiatrie : celle du 8 juillet 2004 propose la mise en œuvre d'une formation complémentaire de 15 jours pour les nouveaux arrivants tandis que celle du 16 janvier 2006 préconise la mise en place d'un tutorat. Ces deux mesures sont mises en place de manière inégalitaire dans les établissements spécialisés et visent à renforcer la formation initiale tout en permettant aux équipes déjà en place de transmettre leur savoir.
L'IPA ou infirmier de pratiques avancées est né de la loi de modernisation du système de santé qui a posé le cadre juridique d'une nouvelle entité au sein de la profession infirmière. L'IPA est, selon la définition du Conseil international des infirmiers un professionnel qui « a acquis des connaissances théoriques, le savoir-faire aux prises de décision complexes, de même que les compétences cliniques indispensables à la pratique avancée de sa profession ». Infirmier expérimenté, l'IPA est diplômé d'Etat et est reconnu au grade de master. Pour exercer dans un domaine donné, il doit avoir validé les mentions correspondantes : la formation est organisée autour d'un tronc commun d'un an posant les bases de l'exercice IPA et d'une deuxième année centrée sur les enseignements en lien avec la mention choisie. En France, la pratique avancée s'inscrit sous deux dimensions différentes et complémentaires : la première dimension est celle de l'infirmière praticienne, celle qui propose, au travers d'un transfert de compétences médicales, un suivi des personnes atteintes de certaines pathologies chroniques ; la seconde est celle de la clinicienne, dont les compétences permettent la prise de décisions complexes.