En fonction de circonstances singulières, la vérité s'illustrera comme une bonne ou une mauvaise nouvelle, heureuse ou douloureuse. Or, le milieu de soin s'affirme comme le lieu même où se découvre la personne dans sa pure vulnérabilité. Et pourtant, quelque vulnérable qu'elle soit face à la maladie, la personne demeure avant tout un être d'une dignité intangible. Comment donc manager cette vérité douloureuse, tout en ménageant la vérité de la personne qui se joue dans sa dignité ? Toute vérité est-elle alors bonne à dire en milieu de soin ?
Dans la philosophie grecque antique, l'aletheia, ou « dévoilement », désignait une vérité autoréférentielle portée par une autorité magico-spirituelle. Toutefois, avec le concept veritas, Thomas d'Aquin définit la vérité comme « adéquation de la chose à l'intelligence » (1). La vérité qualifie alors la mise en relation d'un sujet connaissant avec un objet connu. Mais elle peut être elle-même « informée » par chacune de ces polarités que sont le sujet et l'objet. Car le réel, sans cesse fugitif, se dérobe à la perception de l'esprit humain, exigeant alors une conquête permanente comme celle à laquelle s'astreint la philosophie. Et quand il se « dévoile », le réel finit par se « déformer » dans des particularismes du sujet connaissant. Ce qui est connu est connu à la manière de celui qui connaît (2), parce que le sujet est une substance individuelle en relation, vivant dans le temps et dans l'espace. Existe-t-il alors une vérité universelle valable en tout temps et en tout lieu ? Ou, a contrario, y a-t-il plusieurs vérités, de sorte que l'on puisse parler d'une vérité des personnes et d'une vérité du management ?
Par dignité humaine, l'on entend cette vérité qui reconnaît à la personne humaine une valeur intrinsèque et inaliénable. Il s'agit là de la dignité ontologique, qui fonde la valeur de l'humain sur le fait même qu'il est une personne, c'est-à-dire un être singulier, non interchangeable, doué de raison et de volonté porteuse en lui d'une loi morale. Cette loi morale présente en chaque personne est le fondement même de la dignité qui, incidemment, a une portée universelle. Emmanuel Kant dira à ce sujet : « Deux choses me remplissent d'émerveillement, le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » (3) Tous les hommes sont donc des personnes et ont droit à une dignité, y compris des malades en état végétatif. La vérité de la personne se joue de ce fait dans cette dignité qui s'affirme comme étant universelle et imprescriptible. « Si les choses ont un prix, poursuit Kant, les Hommes, eux, ont une dignité, laquelle est sans degrés, ni parties, de sorte que tous les Hommes sont dignes de la même dignité. » (4) Et c'est au nom de cette éminente dignité que l'humanité, en la personne du soignant comme en celle du patient, se devra toujours d'être considérée comme une fin (5) et jamais simplement comme un moyen d'expérimentation, ni même de maximisation des profits. Parce que « la personne n'est pas un objet, autant que le rappelle Emmanuel Mounier. Elle est même ce qui dans chaque homme ne peut être traité comme un objet. Voici mon voisin. Il a de son corps un sentiment singulier que je ne puis éprouver ; mais je puis regarder ce corps de l'extérieur, en examiner les maladies [...]. Il est un fonctionnaire, mais il n'est pas un Bernard Chartier : il est Bernard Chartier » (6). La dignité de la personne tient donc de cette singularité irréductible à sa pure corporéité. Elle est aussi une intériorité capable de vérité. Mais faut-il lui dire toute vérité au nom de cette dignité ?
S'il est établi que la vérité libère des fausses opinions, elle peut aussi être douloureuse et lourde de conséquences. Toute vérité serait-elle alors bonne à dire au patient ? Ou bien doit-on parfois le laisser dans une ignorance bienheureuse qui le protégerait des conséquences fâcheuses de la terrible vérité ? Pour Platon, seul le médecin pouvait mentir par respect de l'humanité du patient, selon qu'il jugerait le patient capable ou non de supporter la vérité (7). Car la vérité peut s'avérer mortelle (8). En revanche, Emmanuel Kant condamne le mensonge prétendu par humanité. La vérité est un devoir absolu de l'humain, fondement de tout contrat entre les personnes au sein de la collectivité. L'homme doit donc dire la vérité quoi qu'il lui en coûte : « Dire la vérité est un devoir formel de l'Homme quelle que soit la gravité du préjudice qui peut en résulter pour soi-même ou pour autrui. » (9)
Pour Kant, la vérité est sacrée ! Vous devez dire la vérité y compris aux malfrats qui recherchent votre ami caché dans votre maison, et qui veulent l'assassiner. À ce moralisme kantien, Benjamin Constant rétorque qu'il n'y a de devoir que quant aux droits. Le devoir de vérité est conditionné par la reconnaissance préalable de la dignité de la personne. Car, poursuit Constant, « le principe moral que dire la vérité est un devoir, s'il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible » (10). Le milieu des soins, lieu de la phénoménalisation même de la fragilité humaine, ne saurait s'inscrire dans un prescriptivisme rigoriste, sans tenir compte de la singularité des personnes où se joue leur dignité inconditionnelle. Et cette dignité, vérité première de la personne, doit aussi éclairer la vérité du management.
La vérité du management est, reconnaissons-le, celle d'une optimisation des ressources tant matérielles que financières et humaines, en vue d'une efficience certaine aux plans économique et humain. Comment donc manager la vulnérabilité dans un milieu de soin de plus en plus enclin à la rareté des ressources ? Le milieu hospitalier n'est-il pas aujourd'hui le lieu même où la fragilité humaine se heurte à la fragilité organisationnelle que lui dicte parfois l'exigence de rentabilité financière ? D'aucuns parleraient d'une transmutation axiologique. Au souci d'humanité, on répond par le souci de rentabilité. L'hôpital serait-il alors devenu une entreprise comme toutes les autres, répondant au seul impératif actionnarial où la seule responsabilité sociale, comme le dit bien Milton Friedman, est celle de la maximisation des profits pour les actionnaires ? Et pourtant, la vulnérabilité du patient nous rappelle la nôtre. Ce visage dénudé, au sens d'Emmanuel Levinas, n'a de cesse d'inviter à la responsabilité individuelle et collective, commandant le « Tu ne tueras pas ! » (11), suppliant surtout : « Je veux vivre. » (12)
Pour Levinas, face à la vulnérabilité de l'Autre, notre responsabilité est infinie : « Nous sommes responsables de tout et de tous ; et moi plus que les autres. » (13) C'est ici la vérité même du management en milieu de soins qui est prioritairement un lieu d'humanité et non de profit. Car le patient n'est pas un client, mais un autre moi-même. Le soin n'est pas un produit à vendre, mais un service à rendre, une humanité à protéger, et donc une responsabilité à assumer. Toutefois, si une telle responsabilité reste asymétrique et infinie, comme le martèle Levinas, elle sera néanmoins tempérée par l'irruption du tiers, un autre visage, une autre vulnérabilité, un autre patient. Face donc à une pluralité de patients, et confrontée à la limitation des ressources, la responsabilité du soignant doit s'orienter vers le plus d'humanité et non le plus de rentabilité. Le management s'inscrira dans la singularité de chaque situation, avec comme critère de jugement la centralité de l'humain. La vulnérabilité de l'Autre fonde l'obligation du manager. Néanmoins, l'Homme n'étant ni ange ni bête, il demeure somme toute un risque certain d'une potentielle discrimination qui maximisera le soin au profit du plus offrant. La responsabilité individuelle, pour plus de justice, nécessite alors des institutions justes.
Comme le montrait bien Paul Ricœur, la visée éthique se joue dans « la vie bonne avec et pour les autres, dans les institutions justes » (14). La convivialité n'est envisageable, au sein de la collectivité, que dans la mesure où l'espace public est régulé par les institutions qui garantissent les droits de chacun. La vie bonne avec et pour les autres, c'est le dépassement de l'affrontement « je-tu », parfois mortel. Il faut donc un tiers-inclus régalien qui réorganise, comme le montre Gaston Fessard, le bien commun en tant que bien de la communauté, selon l'esprit de la communauté du bien (15). C'est le sens de la Sécurité sociale, qui s'avère l'autorité par excellence de la gestion de l'espace du soin, et qui en garantit l'accessibilité pour tous. « La charité n'est pas forcément là où elle s'exhibe, dira Ricoeur. Elle est souvent cachée [...] dans la sécurité sociale. » (16) La Sécurité sociale est l'expression même de la fonctionnalité de l'État-providence et qui, à défaut d'assurer la charité, garantit un minimum de justice dans l'accès aux soins. Toutefois, une chose reste préoccupante, c'est le déficit sans cesse grandissant de la Sécurité sociale, augmentant incidemment le risque d'une « privatisation » du système de santé, livré à l'arbitraire des logiques du marché. Sans la Sécurité sociale réenchantée, la vérité du management risque de se muer en celle de la seule maximisation des profits pour les actionnaires, réduisant le droit aux soins au droit du mieux offrant.
Dire la vérité des personnes, c'est d'abord reconnaître leur éminente dignité, intangible et inaliénable, fondement de leurs droits et de leurs devoirs au sein de la collectivité. Cette vérité de l'inaliénabilité de la dignité humaine est alors universelle. La dignité de la personne se pose comme cette vérité ontologique qui ne relève pas d'un discours, mais est la condition même du discours vrai sur l'humain. Dès lors, dire ou ne pas dire la vérité repose sur cette orientation téléologique du strict respect de la dignité humaine. Quant au management, il ne saurait faire l'économie d'une intégration de la primauté de l'humain au cœur de la gestion organisationnelle. La vérité du management sera alors le « dévoilement » de plus d'humanité au cœur des structures, et non plus une simple course effrénée vers le profit, qui plus est en milieu de soins. La vérité du management est donc relative à cette vérité première de la personne : son éminente dignité imprescriptible et inconditionnelle, qui rappelle que la personne n'est pas un objet, mais un « mouvement d'autocréation et de communication » (17). Elle n'est pas un moyen, mais une fin. Si la vérité est une valeur, la dignité de la personne en est le fondement.
(1) Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1266-1273, I, question 16, article 1.
(2) Ibid., 1a, question 75, article 5.
(3) Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Paris, Flammarion, 2003, p. 175.
(4) Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, Paris, Nathan, 2010, p. 160-161.
(5) Ibid.
(6) Emmanuel Mounier, Le personnalisme, Paris, PUF, 1949, p. 7-8.
(7) Cf. Platon, La République, livre III, 389b-d.
(8) Vladimir Jankelevitch, L'ironie, Paris, Flammarion, 1936, p. 51.
(9) Emmanuel Kant, Du prétendu droit de mentir par humanité, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, p. 98-99.
(10) Benjamin Constant, Des réactions politiques, Paris, Flammarion, 1988, p. 137.
(11) Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Paris, Livre de poche, 1990, p. 175.
(12) L'expression est de nous.
(13) Dostoïevski, cité par Emmanuel Levinas, in Éthique et infini, Paris, Livre de poche, 1984, p. 98.
(14) Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Point, 2015, p. 202.
(15) Gaston Fessard, Autorité et Bien commun, Paris, Ad Solem, 2015, p. 718-721.
(16) Paul Ricoeur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1964, p. 110.
(17) Emmanuel Mounier, op. cit., p. 5.